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La ligne aérienne de télégraphie optique de Chappe.
Un dossier d’ Arsène Duquesne, Centre de Recherches Historiques de Carvin, Comité départemental d’Arras de l’ARBR
vendredi 5 juin 2015
Carvin ville en expansion au carrefour des voies de communication
Sous l’ancien régime, on va et vient en voiture à cheval entre Lens et Carvin, d’où il est possible de relayer pour rejoindre Arras et de Lille avec, au départ des deux chefs lieux de l’Artois et de la Flandres, des correspondances pour les autres grandes villes régionales.
En 1783, tous les deux jours, la diligence effectuait le trajet aller-retour Arras-Lille. Pour cela les deux villes intermédiaires que sont Lens et de Carvin possédaient chacune un relais de poste d’une vingtaine de chevaux. Entre ces deux relais, les voitures, diligence, certes, mais aussi malles postes, voitures de messagerie et autres voitures particulières, tiennent le haut du pavé à côté des cavaliers circulant à « franc étrier » en particulier sur ce nouveau tronçon de route toute droite créée de toutes pièces par les Ponts et Chaussées au milieu du XVIIIe scl
Au XVIIIe siècle, Carvin a fait l’objet d’une urbanisation importante organisée à marche forcée par les descendants du Prince d’Épinoy devenus urbanistes et agents immobilier s’inspirant en cela de ce qui se faisait en ville près de Paris et de Versailles, à Saint Germain. L’urbanisation de Carvin leur est d’autant plus facile à mettre en œuvre que, contrairement à de nombreuses villes du nord, la ville de Carvin n’a jamais été entourée de remparts.
A la fin de l’ancien régime, le bourg de Carvin est en pleine expansion et ses marchés et foires attirent de nombreux marchands de tous les environs. L’administration locale mise en place au siècle de Louis XIV a été renouvelée. Les principaux propriétaires terriens, parfois disposant d’un brevet de maîtres de postes, mais la plupart du temps laboureurs et fermiers se lancent dans la valorisation de leur production, devenant brasseurs, amidonniers, moutardiers, etc... Administrativement parlant, les cousins de Maximilien Robespierre de Carvin dont les ancêtres s’étaient succédé aux postes de notaires royaux et de responsables seigneuriaux sont passés au second plan et désormais la branche de la famille la plus en vue est constituée d’avocats ayant choisi le barreau arrageois.
Un ancien monde ne va tarder à disparaître mais un nouveau est en train de naître.
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Le réseau télégraphique Lille Paris
La formation du réseau de télégraphie optique s’est faite dans la phase culminante de la Révolution (1793).
Il faut dire que de succès en échecs, les travaux initiés depuis 1791 par Claude Chappe étaient allés au gré d’un engouement certain pour son invention mais aussi au gré de difficultés parmi lesquelles le manque d’argent de la Nation n’était pas pour rien.
En 1793, dans les circonstances dramatiques qui voient les armées étrangères, menacer, entre autres frontières, celles du Nord, la Convention montagnarde décide du déblocage de fonds pour tenter un nouvel essai de transmission.
En juillet 1793, un message est envoyé avec succès sur une distance d’une quarantaine de km, entre trois postes situés au nord de Paris. Le 26 , sur un rapport très favorable de Lakanal, la Convention adopte le projet de mise en place de la première ligne télégraphique qui sera établie de Lille à Paris.
Comme tout se déroulait dans l’urgence, Claude Chappe (1763-1805) obtient pratiquement les pleins pouvoirs : il est autorisé à placer les machines où il veut, à nommer les agents comme il le souhaite |
En fait, Claude agit en étroite collaboration avec ses frères, Ignace, Pierre, René et Abraham Directeur de la tête de réseau de Lille
Un an plus tard le 16 juillet 1794, le Comité de Salut public donne l’autorisation de transmettre. Un signal de service met vingt minutes pour être acheminé de Lille à Paris, mais, pour transmettre un message simple sous forme de dépêche comme celles qui annoncèrent la reddition du Quesnoy et la reprise de Condé-sur-Escaut en août 1794, il faudra compter deux heures.
Fin 1800, Bonaparte Premier Consul réduit fortement les crédits : les lignes sont mises en sommeil. Si Bonaparte fit fermer les lignes, Napoléon, désormais Empereur, confronté à la guerre et aux besoins de communication rapide les fit rouvrir : les lignes impériales prirent alors une dimension européenne.
Les stations et relais de télégraphie dans le Nord-Pas-de-Calais
A l’horizon de « ce plat pays avec des cathédrales pour uniques montagnes » les « noirs clochers » [2] de nos églises s’avèrent être les points hauts dominant villes et campagnes environnantes. Depuis des temps immémoriaux, leurs silhouettes et surtout celles de leurs clochers pointus émergent à des lieues à la ronde.
S’appuyant sur les autorités parisiennes du gouvernement révolutionnaire ,et, en région, sur leurs représentants en mission, en un an de temps, Claude Chappe, choisira quelques uns de ces points hauts bien placés les uns par rapport aux autres, pour servir de relais de la future ligne du Nord. Il y aménagera des postes d’observation munis d’installations permettant la réception et la transmission de messages en un temps record. Ces relais seront confiés à des observateurs-télégraphistes recrutés par lui et appelés stationnaires.
Aujourd’hui, il ne reste plus rien de ces installations.
Lille tête de réseau
Avec l’aide du représentant en mission Florent Guyot, Chappe choisit la ville de Lille qui deviendra tête de la ligne du Nord. La première station télégraphique y est aménagée sur la haute tour de la « ci-devant » Collégiale Saint-Pierre qui dominait le vieux Lille (près de l’actuelle Avenue du peuple belge, quai de la basse Deûle ).
C’est de là qu’Abraham Chappe, frère de Claude et Directeur de la station de Lille et de la ligne, lancera, au cours de l’été 1794, vers Paris ses premières dépêches.
Mise en vente comme bien national, la tour de la collégiale St Pierre est en voie de délabrement avancé. Elle est vouée à la démolition. Le télégraphe y fonctionnera toutefois jusqu’au 27 janvier 1795 avant d’être transféré non loin de là, toujours dans le vieux Lille, sur la tour d’une autre église, voisine, l’église Sainte-Catherine qui, elle, existe toujours de nos jours.
Carvin
Située à mi-chemin d’Arras et de Lille, Carvin présente l’avantage d’être d’être un bourg dont la tour du clocher est munie à son sommet d’une vaste plate-forme. Du haut de ce clocher, véritable vigie de la plaine, d’un regard circulaire, un observateur peut, à des lieues à la ronde, embrasser l’ensemble du paysage de la campagne environnante qu’il domine aisément.
Vers le Nord-est, il découvre une vaste plaine au-dessus de laquelle émergent les multiples clochers de l’agglomération lilloise, tandis que vers le sud, son horizon se trouve barré par la crête des collines d’Artois et plus particulièrement vers le sud-ouest, par les monts de Vimy surplombant, à hauteur du village de Thélus, la plaine qui s’étend de Lens à Lille.
Thélus
A la différence des stations de Carvin et de Lille, la station de Thélus était située dans les champs en dehors du village, à 500 mètres au nord-est du clocher de l’église, à une altitude au sol de 124 mètres. Le relais se trouvait installé au sommet d’une tour de forme cylindrique de 4m 75 de hauteur, surmontée d’un mat d’environ 7m50 .
Ici aussi, en dehors de quelques rares plans et documents écrits, il ne reste plus rien de l’installation initiale. [3]
Douze autres relais espacés seulement d’une dizaine à une quinzaine de kilomètres conduisent ensuite au dernier relai placé sur le pavillon de l’Horloge du Louvre non loin de l’endroit où siègent la Convention Nationale et le Comité de Salut public.
La station du Louvre
En juillet-août 1794 , en annonçant la reprise des villes frontières du Quesnoy et de Condé-sur-Escaut, les premières transmissions de télégraphie optique signent la victoire que les armées révolutionnaires ont déjà pratiquement acquise à l’issue de la bataille de Fleurus. Là aussi l’innovation technique avait été de la partie puisque pour la première fois, les militaires profitaient des observations des mouvements de troupes faites à partir d’un ballon captif . |
Les premières transmissions opérées vers Paris, par Abraham Chappe depuis Lille, s’échelonnent entre juillet et août 1794.
On note que la nouvelle de la reddition du Quesnoy transmise par télégraphie parvient à Paris dix heures avant la malle poste, mais c’est lors de l’arrivée de la dépêche du 30 août que la mesure prend toute son importance grâce à Carnot. « L’organisateur de la victoire » monte annoncer la nouvelle, sous les applaudissements, à la tribune de la Convention où les thermidoriens viennent de renverser Robespierre.
Dans l’entourage des frères Chappe on retrouve tout le gratin des Députés de la Convention montagnarde promoteurs des sciences et techniques nouvelles, de l’Instruction et des Travaux publics et agissant en lien étroit avec les chefs militaires.
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Les stations intermédiaires
Si, entre Lille et Paris, l’espace moyen entre relais est de dix à quinze kilomètres, en début de ligne, les premiers relais sont nettement plus éloignés les uns des autres. Une vingtaine de kilomètres sépare Carvin de Lille et de Thélus. De toute évidence cet éloignement entre relais devait présenter plus d’inconvénients que d’avantages. C’est sans doute une des raison pour lesquelles, quelques années après l’ouverture de la ligne, des relais intermédiaires viendront s’intercaler entre ceux initialement installés en urgence.
Entre Carvin et Lille, en 1803, Seclin voit d’abord le jour un nouveau relais posté en haut de sa collégiale St Piat. Il est distant seulement de de 9,5 km de celui Carvin. Il sera désaffecté en 1842 au profit de celui de Fâches-Thumesnil distant de 4,1 km de celui de Seclin et de 6,6 km de celui de Lille ; mais, son existence jusqu’en 1845 fut brève pour ne pas dire éphémère.
Avant l’établissement du poste télégraphique, le clocher de Seclin se composait d’une tour carrée du sommet de laquelle s’élevait une flèche octogonale. Là, entre le pied de la flèche et les murs de la tour existait une galerie couverte en plomb.
Pour installer le relais du télégraphe au sommet de la tour, la partie supérieure du clocher a été enlevée et le poste a été établi sur la base même de la flèche, la galerie étant conservée intacte. Les pans du poste se substituaient ainsi au toit octogonal de la flèche du clocher. L’administration l’avait laissé bénévolement à la disposition du directeur du télégraphe.
En 1839 un procès a occupé l’administration des télégraphes et la ville de Seclin pendant de longues années. Il fallait trouver qui était responsable des détériorations causées sur la plate forme du clocher. Était-ce un défaut d’entretien de la charpente et des toitures ou était ce à cause du mauvais état de la plate forme qui laissait passer les eaux ? Il en reste que le relais fut transféré à Fâches. [4]
Entre Carvin et Thélus, en 1809, à Harnes, un nouveau relais est installé au sommet du clocher de l’église de Harnes distant de 6,6 km de celui de Carvin et de 12,5 km de celui de Thélus.
La technique du télégraphe
Dépassant le toit de la maisonnette du stationnaire, placé le plus en hauteur possible, l’appareil à proprement parler est composé de deux grands bras appelés indicateurs. Ces deux pièces sont fixées et articulées aux deux extrémités d’une barre médiane, le régulateur. Le régulateur tourne autour de l’axe central supporté par les deux piliers.
Mobiles, les trois pièces articulées entre elles sont manipulées au moyen de cordes et de poulies : chaque indicateur peut occuper huit positions en variant de 45°, et le régulateur quatre.
L’utilisation d’instruments d’optique est indispensable à l’observation de signaux émis. C’est à la lunette que les stationnaires observent la position des bras de la machine précédente, la notent et la retransmettent à la station suivante. (D’après Claudine Wallart)
Les lunettes d’observation
Chaque station est équipée de deux lunettes fixées dans des logements et dirigées vers les deux stations les plus proches Suivant les besoins, elles grossissent entre 30 et 65 fois. Si la partie mécanique est sommaire, la mise au point ayant été effectuée une fois pour toutes, la partie optique est nécessairement soignée à cause des problèmes climatiques. Elles sont logées dans des boites en bois ou des guides qui bloquent la lunette, évitant ainsi de refaire la mise au point. Afin d’éviter le vol, elles sont numérotées et marquées.
Avec un coût entre 40 et 75 francs, les lunettes d’origine anglaises ont des coûts prohibitifs (à titre de comparaison, le salaire minimal mensuel d’un stationnaire est de 38 francs).
Jugeant ces lunettes trop chères, le Comité de Salut Public fonde l’industrie française de lunettes pour le télégraphe qui se prolonge aujourd’hui par la fabrication de télescopes de renommée internationale.
Les codes de communication
Un vocabulaire de 9 999 mots a été mis au point par Chappe et son cousin Delaunay : position des indicateurs et du régulateur correspond en fait à un chiffre, qui correspond lui-même à un mot ; le secret de ce vocabulaire est jalousement gardé et malheureusement l’alphabet de la ligne Lille Paris n’a aps été conservé. Les signaux sont inintelligibles pour les opérateurs intermédiaires qui ne connaissent que les signaux de service, et seules les têtes de ligne comprennent la signification des chiffres. Un signal de service met vingt minutes entre Lille et Paris, mais pour un message simple il faut compter deux heures( d’après Claudine Wallart)
Une technique sujette aux aléas météorologiques
Qu’il soit en pays plat, en plein vieux Lille ou en lisière du bourg de Carvin , ou qu’il soit placé sur une ligne de crête comme à Thélus, l’activité du télégraphiste reste sujette à bien des aléas. Elle ne peut se faire que de jour et à condition que le temps le permette. La luminosité ambiante doit être suffisante pour que son regard puisse à distance distinguer et décoder les signes transmis. Une transparence de l’air insuffisante pour cause de faible luminosité, du brouillard ou de la brume ou des précipitations perturbent les observations en limitant la visibilité et empêcher la transmission. Occasionnellement ou parfois plus durablement, ces aléas d’ordre météorologique localisés ou au contraire généralisés à toute la région vont affecter la transmission sur tout le réseau. En moyenne le télégraphe n’est opérationnel que six heures par jour.
Les stationnaires
Au début de la télégraphie, les stationnaires ont entre 20 et 30 ans, viennent en grande majorité de la région parisienne probablement parce qu’ils ont été recrutés par les frères Chappe eux-mêmes. Avant d’être télégraphistes, ils ont exercé des métiers variés, mais ayant en général un rapport avec le bois ou le métal (pour l’entretien du matériel).
Le travail est très pénible. Théoriquement deux par poste aux débuts de la télégraphie, les difficultés financières feront que les stations seront occupées bientôt le plus souvent par une seule personne. À partir de 1809, lorsqu’ils sont deux, ils sont d’astreinte par demi-journée, du lever au coucher du soleil.
Seul au poste, le stationnaire observe à la lunette les signaux émis de part et d’autre, remplit le procès-verbal prévu à cet effet, et manipule les commandes pour transmettre à son tour au poste suivant. Chaque mouvement doit prendre, dans son ensemble, moins de 30 secondes. Lorsque des réparations urgentes sont à effectuer, il est hors de question d’arrêter les transmissions et pendant que l’un répare l’autre fait le travail tout seul.
Avec 25 sous par jour, le stationnaire se situe en bas de l’échelle et touche autant qu’un manœuvre, cinq fois moins qu’un inspecteur et dix fois moins qu’un directeur, en moyenne. Pendant les périodes d’intempéries, ou après le coucher du soleil, les stationnaires font des « petits boulots » pour compléter leurs revenus, ou ont une deuxième activité (et les transmissions sont assurées par épouse ou enfants dans les cas d’urgence).
Les stationnaires sont surveillés constamment par les inspecteurs et souvent dénoncés par leurs concitoyens. L’absence de quelques minutes est sanctionnée (d’un jour à un mois de salaire), les erreurs de signalisation aussi, et les licenciements sont rapides. Les employés toutefois s’acquittent la plupart du temps très bien de leur tâche : la rapidité de la transmission des nouvelles étant là pour le prouver.
A son apogée, en 1844, le réseau Chappe compte 534 stations installés sur des tours ou des tertres distants d’environ 15 km représentant 5000 kilomètres de lignes. Pendant la première moitié du XIXe siècle, le réseau de relais s’est étendu progressivement à toutes les directions. Strasbourg, Brest, Lyon, Metz, Marseille, Avignon, Bordeaux, Rouen. Et au delà des frontières : Bruxelles, Amsterdam, Mayence, Turin, Mantoue,Venise…
Après un demi siècle de bons et loyaux services, l’invention de Chappe sera dépassée par le télégraphe électrique de Morse, plus maniable, plus rapide et opérationnel à toute heure et par tous les temps Celui-ci prend son essor à partir de 1845 avec le célèbre code MORSE, et remplacera donc progressivement le télégraphe optique. Il est permis de dire que le télégraphe optique de Chappe a ouvert l’ère des télécommunications, car il s’agit bien de la mise en service effective de la première ligne du premier réseau de télécommunication. [5]
[1] D’après les cartes éditées pour chacun des deux départements du Nord et du Pas de Calais par l’Atlas des lignes télégraphiques aériennes de Jacquez et Kermabon (1892).
[2] Jacques Brel, le plat pays
[3] (sources Eric Quenivet Thelus, Christian Lescureux)
[4] (D’après Daniele Lerouge)
[5] Sources
- La Télégraphie optique de Chappe 441 pages (1993) – FNARH-
- Cahier de la Fnarh n°101- le système de Lille- Michel Ollivier
- Articles de Claudine Wallart, carvinoise, Conservatrice en Chef des AD du Nord,
- « Ah ça Ira » Bulletin des amis de Robespierre de Carvin