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« À coups de valeurs républicaines on tue la révolution" P. Serna

mercredi 1er mars 2023

« À COUPS DE « VALEURS RÉPUBLICAINES » ON TUE LA RÉVOLUTION .

— Inégalités monstres, crise économique majeure, guerres.—

Pour Pierre Serna [1], spécialiste de la Révolution française, 2023 a plus d’une résonance avec 1793. De quoi, à l’heure où tant s’acharnent à stériliser la République, remettre au goût du jour les « idéalités » de l’an II.

Pierre Serna, spécialiste de la Révolution française, professeur des universités à Paris-I Panthéon Sorbonne et directeur de l’Institut d’Histoire de la Révolution Française, dresse le portrait de l’IHRF [2], qui fêtait il y a peu ses 85 ans. Il évoque également les raisons qui font que la Révolution française reste non seulement un objet de recherche historique, mais aussi celui d’une féroce bataille idéologique. Au cœur de cet affrontement, on trouve les principes fondamentaux sur lesquels repose la conception originale de la République française. Une année concentre l’ensemble de ces clivages : 1793, dont nous fêtons cette année le 230° anniversaire.

L’IHRF fêtait il y a peu ses 85 ans. Pouvez-vous nous brosser son histoire ?

L’IHRF est fondé en 1937. Son premier directeur, Georges Lefebvre, vient d’être nommé professeur d’Histoire de la Révolution française à la Sorbonne.

Ce nouvel institut doit marquer un renouveau. La mission de l’IHRF est alors de participer par ses travaux et ses publications aux célébrations républicaines prévues pour le 150° anniversaire de la Révolution, mais le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale change la donne. Après la guerre, Lefebvre va inventer ce qu’on a appelé dans l’historiographie de la Révolution française les « trois mousquetaires » : Richard Cobb, qui va s’occuper des armées révolutionnaires et de la protestation populaire pendant la Révolution, George Rudé, un Anglais qui va quasiment être expulsé d’Angleterre pour son marxisme, travaille sur les émeutes populaires. Le troisième mousquetaire est Albert Soboul, qui étudie les sans-culottes.

Georges Lefebvre meurt en 1959 et lui succède Marcel Reïinhard, qui va élargir les domaines d’étude de la Révolution, notamment sur le Paris révolutionnaire et la démographie de la période 1789-1799, Puis Albert Soboul, qui est membre du PCF. Soboul est un pédagogue hors pair. Il poursuit le travail de rayonnement international de l’IHRF, construisant des liens très forts avec de nombreux pays européens. À ce moment, l’IHRF est la pointe de ce que sont les études révolutionnaires dans l’interprétation marxiste.

C’est un lieu de rencontre assez exceptionnel.

« Mitterrand voulait un bicentenaire festif et consensuel ; Vovelle, dont je suis élève, poussait 1789 comme les prémices de la république et de la république sociale. »

En 1978 explose la bombe de François Furet « Penser la Révolution française »… L’IHRF est désigné comme l’antre du catéchisme révolutionnaire, du bréviaire marxiste. Et Furet y va de toute sa hargne d’ancien communiste revanchard. L’objectif de Furet et de ses « successeurs » sera d’avoir la peau de l’IHRF.

Mais l’IHRF continue toujours à représenter en Sorbonne un des laboratoires les plus actifs, les plus féconds, les plus productifs. En 1982, Soboul meurt et Michel Vovelle lui succède après un intérim de Maurice Agulhon.
Michel Vovelle est un homme d’une inventivité et d’une créativité prodigieuses.
Durant sa présidence se déroule le bicentenaire de 1789. Or, Mitterrand et Lang veulent un bicentenaire consensuel, festif, de commémoration là où Vovelle voulait pousser 1789 comme les prémices de la République et de la République sociale. Vovelle se rend compte que la République de Mitterrand ne veut pas célébrer 1793. C’est Catherine Duprat qui prend la relève et qui se trouve confrontée aux attaques du CNRS et de Pierre Chaunu, véritable anti-révolutionnaire. En1999, il y a l’élection de Jean-Clément Martin, qui déclare se positionner entre Soboul et Furet et assure vouloir sortir l’IHRF des querelles idéologiques.

Enfin, en 2008, j’ai été élu. Élève de Vovelle, les thèmes qui m’habitent sont l’histoire politique de la Révolution, le chantier de l’histoire des colonies, de l’abolition de l’esclavage et bien sûr de construire la Révolution française non pas dans son unicité mais dans un continuum de révolutions depuis la révolution américaine jusqu’aux indépendances du continent américain. Reste que j’ai été confronté à un coup très dur qui est venu sous la présidence de Hollande.

Sous la tyrannie du classement de Shanghai, le CNRS n’a plus accepté l’autonomie et l’indépendance des petites unités. Depuis 2016, je me bats pour que l’IHRF, désormais intégré dans l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine, continue de vivre, d’avoir sa particularité et son activité autonome. Qu’il reste un lieu international des études révolutionnaires.

Pourquoi cette volonté de minorer, de réduire l’IHRF ?

Le problème, c’est la Révolution bien sûr. Comment se débarrasser de la Révolution, des combats de la Révolution et surtout de l’idée que la Révolution n’est pas terminée. C’est la hantise de tous les sociaux-démocrates, de toute cette gauche qui a parié pendant vingt-cinq ans, jusqu’à nous mener dans le mur, sur la possibilité d’une gauche libérale, ultralibérale même. Et cela passe bien évidemment par l’abandon de l’idée de Révolution. Donc on substitue la République à la Révolution en l’incluant dans un continuum qui commence dès le XVI : siècle avec la pensée des protestants jusqu’à 1792, mais pas 1793 bien sûr, puis la III République et les « valeurs républicaines ». Mais toute valeur républicaine qui ne repose pas sur les combats sociaux, sur les combats de cosmopolite s’affadit assez vite. Trump aussi est républicain, un parti français conservateur s’appelle « Les Républicains ». L’objectif de tout cela est d’éviter soigneusement de faire de la Révolution française le berceau, la matrice, l’acte fondateur de l’idée républicaine démocratique et sociale en France.

La Révolution française reste donc l’objet d’une bataille idéologique et politique encore aujourd’hui ?

« Le rôle du pouvoir législatif est de contrôler l’arbitraire de l’exécutif. de ce point de vue, fin 2022 est clairement contre-révolutionnaire. »

Affiche pour l’anniversaire de 1792.
Collection CL/KHARBINE-TAPABOR

C’est évident. Quand le président de la République construit son programme de 2017 sur un livre qui s’appelle « Révolution », c’est très clair. Cela veut dire que le mot « révolution » garde une portée symbolique, une dimension épistémologique et une force de mobilisation très forte. Donc la révolution en général et la Révolution française en particulier restent une bataille idéologique. Quand on voit justement la façon dont sont galvaudés les services publics, l’État bienveillant, l’État protecteur, et même la loi... La loi de la Révolution, c’est la loi uniforme pour sortir de l’arbitraire royal. En effaçant la Révolution, la loi devient une force de l’appareil du pouvoir. Le fondement même de ce qui fait la Révolution de 1789, c’est la naissance de l’Assemblée nationale contre le pouvoir exécutif royal.

L’Assemblée nationale devient le premier pouvoir en France parce qu’elle est la représentation de la nation, de tous les citoyens.

Depuis le 20 juin 1789, le rôle du pouvoir législatif est de contrôler l’arbitraire du pouvoir exécutif. Or, les derniers mois de 2022 sont clairement contre-révolutionnaires. À partir du moment où le gouvernement utilise sans cesse le 49.3, alors la souveraineté de la nation n’est plus pleinement réalisée. Donc nous vivons clairement dans une période qui nie les fondements révolutionnaires de notre République.

2023, c’est le 230° anniversaire de 1793, dont Mitterrand n’a pas voulu célébrer le 200° anniversaire, comme vous le rappeliez. 1793, qui, dans l’imaginaire, est associé à la Terreur avec les tentatives répétées de faire de Louis XVI une victime innocente ou de glorifier la révolte royaliste en Vendée…

Il n’y a pas de Terreur, il y a un gouvernement révolutionnaire. La Terreur n’a jamais été à l’ordre du jour. C’était un slogan politique. Jamais dans la loi il n’y a eu la Terreur. Il y a eu un gouvernement révolutionnaire qui est un gouvernement d’exception. Un gouvernement qui met en place le concept de Robespierre de « dictature de la liberté ». Mais comment faire autrement quand il y a 17 armées aux frontières de la France et une guerre civile ? Ce qui est vrai, c’est qu’il y a eu des gens terrorisés, mais dans les deux camps. Ne tombez pas dans le piège, ne parlez pas de LA Terreur.

Les révolutionnaires qui vivaient dans la peur d’être écrasés ont voulu retourner la peur, ont voulu retourner le concept de terreur et dire « maintenant ce sont eux qui vont avoir peur ». Jean-Clément Martin a montré que la Terreur était une invention de l’an III, des thermidoriens. Il y a eu un gouvernement révolutionnaire, ça c’est clair. Le 10 octobre 1793, Saint-Just prend d’ailleurs la parole pour expliquer comment un gouvernement peut être révolutionnaire. Saint-Just est le premier à comprendre qu’une révolution, c’est la vitesse. Il explique que le gouvernement doit être capable, une fois que les lois sont votées, de les appliquer tout de suite. C’est cette idée d’application immédiate qui est révolutionnaire. L’urgence est telle, le risque est tel de voir la révolution périr qu’il faut ce gouvernement révolutionnaire. Le Comité de salut public propose les décrets, les députés les votent. Et la Convention envoie des députés dans toute la France pour que les lois soient immédiatement appliquées.

C’est cette rapidité qui va effrayer les puissances royales européennes. Les conventionnels ont un pays à républicaniser, ils ont une République à inventer et ils ont une guerre à gagner.

Pourquoi cette année 1793, l’an I de la République, résonne particulièrement-dans l’histoire de la Révolution et donc dans l’histoire idéologique de notre pays ?

Deux exemples. Juin 1793, la France est au bord du gouffre, attaquée par toutes les monarchies, et malgré tout, la Convention dit : il ne faut pas oublier l’éducation du peuple. Et pour l’éducation du peuple, on va voter la fondation du Muséum d’histoire naturelle, où on va voir l’harmonie entre les êtres humains et les animaux. C’est important parce que c’est toute l’ouverture sur la place des animaux, la place des vivants, donc la place de la biodiversité. La place des animaux, que les révolutionnaires appellent nos frères inférieurs, n’est pas une question annexe, c’est central. J’ai d’ailleurs ouvert un chantier de recherche sur l’histoire politique des animaux [3].

Deuxième exemple. Juin 1793 encore, le député Meunier propose une loi de bienfaisance nationale. La loi de bienfaisance nationale, c’est la sécurité sociale !

C’est-à-dire qu’elle donne une allocation aux mères célibataires, elle assure une aide aux ouvriers malades, elle assure une pension aux manouvriers de l’agriculture, elle invente les allocations familiales au troisième enfant, elle invente des maisons de santé où les « filles mères » pourront accoucher, allaiter leurs enfants et travailler. La bienfaisance nationale remplace la charité chrétienne et surtout renverse complètement le paradigme qui fait du pauvre un poids pour la société, un stigmate, un fainéant. La bienfaisance nationale, c’est la reconnaissance que ce sont les conditions sociales, politiques qui ont créé la pauvreté et que c’est le devoir de la nation d’ouvrir un registre national pour aider ces pauvres parce que la nation a une dette dans le temps, une dette vis-à-vis de la pauvreté. Donc, l’objectif de la République est de lutter en priorité contre la pauvreté. Ça résonne en 2023, non ? Il y a eu véritablement une volonté de créer une République sociale et démocratique. 1793, ce n’est pas notre passé, c’est notre futur. 1793, pour moi, c’est un horizon d’idéalité à atteindre.

Entretien réalisé par Stéphane Sahuc

In l’Humanité Magazine du 12 au 18 janvier 2023 N°47

Reproduit avec l’autorisation de Pierre Serna


[1Profil : Pierre Serna est professeur des universités à Paris-I Panthéon-Sorbonne et dirige l’Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF), intégré * depuis 2015 dans l’institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC).

[2Institut d’Histoire de la Révolution Française Paris-I Panthéon-Sorbonne

[3Pierre Serna Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en révolution (1750-1840), Paris, Fayard, 2017, 452 pages.