Accueil > De la part de nos adhérents > J. P. Jessenne : Vidocq, entre rébellion et nouvel ordre, Editions Fayard, 2024

Version imprimable de cet article Version imprimable

J. P. Jessenne : Vidocq, entre rébellion et nouvel ordre, Editions Fayard, 2024

Un ouvrage original et fort documenté de Jean-Pierre Jessenne, professeur honoraire d’histoire, université de Lille

mardi 10 décembre 2024

Vidocq

La célébrité de Vidocq doit beaucoup au retentissement des aventures racontées dans ses Mémoires, parus au moment où s’impose le goût des feuilletons à suspens. Le public est fasciné par cet homme caméléon, finalement résumé en un destin à double face ; le délinquant-forçat et le policier au service du nouvel ordre napoléonien puis monarchique. Or en parcourant la vie d’Eugène-François Vidocq, on se rend vite compte que sa destinée est loin de se réduire à ce schéma.
EAN :9782213725765
Prix du format papier 22,00 €
Date de parution : 02/10/2024 Editions Fayard

Jean-Pierre Jessenne, professeur honoraire d’histoire, université de Lille

VIDOCQ, entre rébellion et nouvel ordre, Editions Fayard, 2024

Né à Arras, le 24 juillet 1775, au tout début du règne de Louis XVI, il est issu du monde de l’échoppe, son père étant un boulanger qui se fait parfois marchand de grains, dans le « grenier à bleds » du nord de la France et des Pays-Bas. Turbulent dès sa prime jeunesse, François , à vingt-cinq ans a déjà été tour à tour soldat, faussaire et bagnard dans une France en révolution ; à trente-sept, sous l’Empire, il est devenu chef de la police parisienne. Quand il démissionne en 1827, il écrit ses Mémoires à succès, crée des entreprises et devient un « bon bourgeois » de la monarchie de Juillet, néanmoins poursuivi en justice ; il rédige aussi des essais, méconnus, dans lesquels il plaide pour plus de justice pénale et sociale. Après une fin de vie où il renoue avec des aventures et des activités assez troubles, il meurt en 1857 sous Napoléon I »II. Cette existence se caractérise donc par sa longévité et par le fait que, plutôt que deux profils, ce sont plutôt cinq vies en une que traverse un personnage qui nous livre aussi des témoignages passionnants sur une séquence forte de l’histoire française.

Portrait de Vidocq :Image de Deveria Achille certification du portrait de Deuge

Le Vidocq que je propose présente deux caractéristiques. Alors qu’il est difficile de faire un tri entre les quelques ouvrages qui constituent de vrais livres d’histoire (ceux de J. Savant, E. Perrin et X Mauduit notamment) et les nombreux titres qui ont largement reproduit la mythologie « vidocquienne », je me suis efforcé d’aborder les sources avec une démarche critique, notamment en faisant la part de l’affabulation et de l’authenticité dans les Mémoires qui, comme beaucoup d’autobiographies, entretiennent la confusion entre les réalités et les fantaisies, entre l’autojustification et la sincérité ; il a donc fallu croiser cette source avec d’autres récits de contemporains et des sources dispersées. La deuxième caractéristique, qui est aussi l’originalité de mon livre, est de rompre avec l’usage dominant dans les biographies de suivre au long du texte, le fil chronologique d’une destinée, au risque d’être victime de « l’illusion biographique » (P. Bourdieu), c’est à dire de chercher une logique à la fois dans le passé et le devenir du personnage. Ce « Vidocq entre rébellion et nouvel ordre » s’attache donc à montrer d’abord dans une première partie intitulée « l’homme pluriel » la multiplicité de ses comportements et de ses expériences, puis, dans une seconde comment il est bien « le témoin d’une époque. » Ainsi le lecteur peut suivre Vidocq dans l’armée et la police, au contact des chauffeurs du Nord, parmi les délinquants, au sein des prisons et des bagnes, mais aussi au milieu des contradictions de la société du développement industriel et capitaliste ; le tout amène à s’interroger sur les opinions politiques de l’homme.

Cette interrogation s’impose à ceux qui, comme nous qui sommes attachés à la période révolutionnaire, ne pouvons pas nous exempter du questionnement sur ce qui entraîne les individus à s’engager dans les mouvements collectifs ou pas, à devenir des protagonistes des événements ou non.

Ainsi le « cas Vidocq » lui-même, offre l’exemple d’un rebelle que je qualifierai plutôt d’« a-révolutionnaire » qui vit sa vie aventureuse sans se préoccuper des enjeux du moment ; puis ses tendances conservatrices, son probable attachement à la religion et la volonté de sortir de la spirale délinquance-condamnation-clandestinité ou incarcération le conduit au rôle de policier et de défenseur de l’ordre ; finalement il incarne un indéniable embourgeoisement au temps de la monarchie bourgeoise, mais il illustre aussi la fragilité de l’intégration à la « bonne bourgeoisie ».

Cette équivoque, sans doute accentuée par les interrogations montantes sur la condition ouvrière ou les causes de la délinquance (Buret, Villermé, Appert, etc.) explique sans doute les indignations et les idées progressistes formulées par François Vidocq, auteur d’un quasi dernier écrit intitulé Quelques mots sur une question à l’ordre du jour, réflexions sur les moyens propres à diminuer les crimes et les récidives (Paris, 1844, 256 p.). Il y rédige notamment des pages dramatiques sur les conditions de vie épouvantables des ouvriers parisiens de la céruse. A propos du système pénal il affirme : « Si une société bien organisée a le droit incontestable de punir ceux qui violent ses lois, l’exercice de ce droit doit être subordonné à l’observation de quelques conditions ; avant de sévir contre le crime elle doit tout faire pour le prévenir, l’empêcher ; et en lui infligeant des peines, elle doit avoir pour premier but de corriger son auteur ». Par ailleurs, il dénonce la peine de mort ou le projet de déportation des bagnards outremer.

Peut-on alors accorder crédit à la déclaration qu’il livre à son ami Charles Ledru à l’article de la mort : « Si je n’ai pas conquis la gloire des héros dans les batailles, je garde la consolation d’être toujours resté honnête homme […]. J’ai combattu pour la défense de l’ordre au nom de la justice » ? Peut-être, mais sans prétendre tout éclaircir et sans oublier qu’il fut un personnage hors-catégorie, par ses divagations de jeunesse et plus largement ses vies multiples. Ni modèle, ni héros, homme complexe et sinueux sûrement, il demeure à la fois passionnant à suivre et à interroger aussi bien pour ses aventures, pour les mythes qu’il a suscités et qu’il faut décrypter en se gardant des outrances. C’est ce à quoi s’attache « mon » Vidocq, loin de la seule double face à laquelle on l’associe souvent et en exploitant ce qu’il apporte en témoin de son époque.