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La série télévisée « Les Nuits révolutionnaires » (1989), rééditée en DVD
Nous relayons avec plaisir cette invitation de la société Rétif de la Bretonne
dimanche 13 mars 2022
La série télévisée Les Nuits révolutionnaires (1989) de Brabant,
Pour commander : Les "Nuits révolutionnaires accessibles en DVD.
Un article de Laurent Loty
Historien de la littérature et des idées scientifiques et politiques au CNRS (Centre d’Étude de la Langue et des Littératures Françaises, CNRS-Sorbonne Université)
Il s’agit d’un des films les plus passionnants qui ait jamais été tourné sur la Révolution française, à la hauteur de l’originalité du texte qu’il adapte.
Rétif de la Bretonne (1734-1806) est désormais reconnu comme l’un des écrivains-philosophes des Lumières parmi les plus importants. Mais il restera toujours marginal à sa manière. Car celui qui s’appelle lui-même « le Hibou » éclaire la société d’Ancien régime et de la Révolution d’une lumière singulière. Né dans un monde paysan et villageois, le berger est devenu ouvrier-typographe à Auxerre puis à Paris. Auteur de 44 ouvrages en 187 volumes, il écrit des romans et des nouvelles qui rendent compte de la vie du petit peuple qu’il fréquente toute sa vie, et publie des projets de réforme dont il présume qu’ils seront délaissés à la fois par un peuple malheureusement ignorant ou par des Grands qui ne se soucient que de leurs intérêts. L’inventeur du mot « communisme » a pourtant espéré un moment que son projet de réforme du genre humain pourrait être mis en place par Robespierre, ou par le jeune Bonaparte…
Ce n’est pas par hasard que Charles Brabant (1920-2006) s’est intéressé à l’œuvre de Rétif de la Bretonne. Le réalisateur a soutenu toute sa vie une création télévisuelle publique de qualité.
L’ancien déporté politique à Sachsenhausen s’est engagé comme syndicaliste à l’ORTF en 1968, il a créé la Société civile des auteurs multimédias (SCAM) en 1981, il a dirigé la fiction sur TF1 avant qu’elle ne soit privatisée, puis sur La Sept, avant qu’elle ne devienne Arte.
Il est lui-même l’auteur et le réalisateur d’une œuvre audiovisuelle importante. Homme d’une grande culture et d’une grande finesse, il a subtilement déplacé l’art de l’écrit vers celui de l’écran. Parmi ses nombreux films, on pourra retenir Rimbaud. Le voleur de feu, avec Léo Ferré (1978), ou encore l’adaptation la plus intelligente du roman épistolaire de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1980).
Passionné par l’entremêlement de la politique et de l’art (qui accède à l’intime et permet d’échapper au manichéisme), ainsi que par l’interpénétration du documentaire et de la fiction, il ne pouvait qu’être séduit par les jeux complexes auxquels se livre Rétif quand il écrit Les Nuits de Paris, et plus encore quand celles-ci deviennent l’un des témoignages les plus étonnants sur la Révolution française.
Son fils, Dominique Brabant, chef opérateur d’une culture tout aussi remarquable, a enfin réussi à récupérer les droits des Nuits révolutionnaires et les négatifs. Le film a été tourné en 1988, pour le Bicentenaire de la Révolution, entièrement en studio, sur le plateau de 2000m2 de Bry-sur-Marne de la SFP, et sous la forme de sept fois 52 minutes.
Comme dans certaines séries cultes d’aujourd’hui, la distribution en est à la fois riche et remarquable : Patrice Alexandre, Michel Aumont, Sophie Bouilloux, Michel Bouquet, Maria Casarès, Paul Crauchet, Gérard Desarthe, Marc Eyraud, Bernard Fresson, Isabelle Gelinas, Jean-Pierre Lorit, Fabrice Luchini, Marcel Maréchal, Maria de Medeiros, Daniel Mesguish, Christian Peythieu, Michel Robin, Guillaume de Toncquedec…
Le film est édité sous la forme d’un coffret de quatre DVD, par Cécile Farkas, chez Doriane Films, dont le catalogue est exceptionnel, et comporte déjà, parmi de nombreux joyaux, Rimbaud. Le voleur de feu et Les Liaisons dangereuses (voir le site de Doriane Films, ou sa plateforme de diffusion Capuseen). Le coffret comprend, outre cette « mini-série » avant la lettre, un entretien de 52 minutes avec Charles Brabant, deux courts-métrages, une filmographie, un petit livret présentant des textes de Charles Brabant et de Dominique Brabant, ainsi que le texte que j’ai d’abord publié en 1989 dans la revue Europe, pour essayer de rendre compte de cette adaptation constituant très probablement le film le plus intéressant de tout le Bicentenaire.
On peut acquérir le coffret des Nuits révolutionnaire pour 30 € sur le site de Capuseen, en cliquant ici :
Pour rejoindre la Société Rétif de la Bretonne
Pour celles et ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Rétif de la Bretonne, qui publie une revue annuelle, organise des colloques, et réunit dans un esprit très amical les spécialistes comme les amateurs de l’auteur et de son époque, il est aussi possible d’acquérir le coffret en devenant membre bienfaiteur de la Société Rétif de la Bretonne (c’est-à-dire en ajoutant 15 € aux 30 € de l’adhésion ordinaire à la Société, ce qui donne notamment droit à la revue annuelle).
Pour se rendre sur le site de la Société Rétif de la Bretonne et adhérer, c’est ici :
Pour entrer dans l’histoire : Lire l’article de Laurent Loty
La série historique d’un Spectateur nocturne.
par Laurent Loty
Réalisés « d’après l’œuvre et la vie de Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne », les sept épisodes des Nuits révolutionnaires renouvellent la vision cinématographique de la Révolution [1].
Fini l’enthousiasme épique des grands classiques, évitée la récupération aguicheuse des Jupons de la Révolution, perverti l’antagonisme ordinaire entre l’insidieux fiel contre-révolutionnaire et la béate fadeur commémorative.
Un autre regard sur la Révolution [2]
Lorsqu’il rédige les derniers volumes des Nuits de Paris [3] entre 1789 et 1793, Rétif a conscience d’affirmer sa différence dans sa représentation de la Révolution : une originalité formelle, un point de vue inédit sur la politique et l’histoire.
Comme Rétif en son temps, Charles Brabant fait le pari de proposer un autre regard sur la Révolution. Loin de l’Assemblée nationale, le « Hibou » déambule dans les rues de Paris. « Le Spectateur Nocturne » fait la lumière sur les nuits de la Révolution, sur les réactions du petit peuple aux grands événements, sur les intrigues, les complots et les rumeurs qui se propagent dans les ruelles obscures. L’Histoire publique n’est plus distinguée de l’histoire privée, ni la politique des mœurs ou de la sexualité. Le point de vue est subjectif, c’est celui d’un homme qui parcourt l’espace de Paris et le temps de la Révolution, avec ses espoirs et ses inquiétudes, sa curiosité philosophique et ses fantasmes de roman noir.
L’étude qui suit propose une double interrogation. D’abord, si le choix d’adapter Rétif vaut déjà comme revendication d’un autre discours sur la Révolution, il s’agit toutefois d’analyser ce que la mise en scène cinématographique retient ou modifie des mises en scènes textuelles des Nuits de Paris [4]. La question est, en particulier, de déterminer si la complexité et les ambiguïtés du regard rétivien sont maintenues, enrichies, ou écartées. Ensuite, plus que jamais, en la matière, tout choix stylistique est un choix idéologique. Décrypter ces jeux de regard, c’est tenter de discerner la couleur politique des yeux du « Hibou ». C’est répondre à cette question : pourquoi Rétif, à l’heure du Bicentenaire ?
De l’écriture rétivienne à l’écriture cinématographique
Le lecteur des Nuits révolutionnaires ne peut manquer d’être sensible aux potentialités cinématographiques du texte rétivien.
Le parti pris de Rétif est de rendre compte de l’évolution des mentalités au cours du processus révolutionnaire. D’où une série chronologique de séquences historiques, série qui est elle-même montée en parallèle avec une série d’historiettes plus ou moins fictives. On peut ajouter qu’à partir de 1793, ces fictions se déroulent dans le même espace et le même temps que les événements évoqués dans les séquences historiques. Les deux séries parallèles tendent alors à se confondre comme sous l’effet d’un montage convergent. L’ensemble constitue un véritable feuilleton, dont le rythme est à la fois soumis aux aléas de l’histoire révolutionnaire et savamment organisé par le talent du conteur.
Rétif affirme encore la volonté de ne rendre compte que de ce qu’il a personnellement vu ou entendu. C’est là surtout que l’emploi analogique du vocabulaire de l’écriture cinématographique semble tout spécialement approprié.
La narration à la première personne établit volontairement des effets que l’on pourrait qualifier de voix off et de caméra subjective. Elle propose fréquemment des cadrages sur des événements de rue qui ne prennent leur sens et ne s’expliquent que par ce qui demeure hors champ, inaccessible au regard du « Hibou ». Elle crée parfois des distorsions entre ce qui est entendu et ce qui est vu, ce qui ne peut manquer d’évoquer les procédés cinématographiques propres au mixage, en particulier l’emploi du son asynchrone. Enfin, la métaphore classique des « Lumières » devient l’objet d’un jeu subtil qui relève à la fois d’un travail de l’image (comme celui d’un opérateur sur un plateau de tournage) et d’un travail de la pensée symbolique : il s’agit d’éclairer ce qui restait jusqu’alors dans l’ombre, dans les ténèbres des bas quartiers parisiens, dans les obscurs secrets de quelques noirceurs révolutionnaires.
Charles Brabant exploite l’ensemble de ces potentialités, et ce téléfilm est l’une des œuvres audiovisuelles les plus intéressantes de tout le Bicentenaire [5].
Cependant Les Nuits révolutionnaires s’appuient prioritairement sur l’originalité du sujet, et sur le jeu des acteurs. Michel Aumont campe un Rétif profondément épris de philosophie et de justice, et dont la lubricité n’a d’égale que sa moralité. L’homme des Lumières laisse apparaître, sous son chapeau couronné de plumes de hibou, le regard énigmatique et ténébreux de celui qui observe ses congénères avec une sage compassion, mais aussi avec une certaine lucidité suspicieuse. Il semble pourtant que Michel Aumont évolue progressivement d’un personnage inquiet et inquiétant à un personnage relativement sûr de lui, parfois bonhomme, parfois gouailleur. La figure du « Hibou » perd alors un peu de son pouvoir fantasmatique ; en contrepartie, cette familiarité du « Spectateur nocturne » rapproche alors ce drôle d’oiseau du spectateur d’aujourd’hui, et par conséquent, sa vision de la Révolution de celle qui est peut-être la nôtre.
La thématique des Lumières et des ténèbres est signifiée par la fréquente apparition de l’Allumeur de réverbères (Michel Robin), avec lequel le philosophe éclairé aime à s’entretenir. Mais elle est surtout symbolisée par l’un des personnages des Nuits de Paris très judicieusement mis en valeur : il s’agit de l’aveugle [6], admirablement interprété par Paul Crauchet, et qui rappelle à la fois la figure mythique de Jorge Luis Borges et le rôle mémorable joué par Vittorio Gassman dans Parfum de femme de Dino Risi.
Maria Casarès campe magistralement une maquerelle exubérante, incarnation du vice et de la dépravation, concurrente obsédante pour un Rétif certes amateur de jeunes filles, mais qui n’accoste jamais une jolie prostituée sans lui lancer des regards de bon père, ni sans lui prodiguer toutes sortes de caresses de la plus haute moralité.
La distribution est impressionnante. Quelques apparitions au hasard : Michel Bouquet en usurier, Gérard Desarthe en Grimod de la Reynière, Bernard Fresson en Danton, Fabrice Luchini en « Huguenot sans-culotte », Marcel Maréchal en Sébastien Mercier, Daniel Mesguich en énigmatique « Homme de l’ombre ». Les Nuits révolutionnaires parviennent cependant à éviter la focalisation sur quelques personnages qui seraient interprétés par de grandes stars du cinéma, comme cela a pu être le cas pour La Nuit de Varenne d’Ettore Scola. Mis à part le cas particulier de Rétif-Aumont, chaque rôle a son importance, parce que tous sont soumis au projet de rendre compte, non pas d’une aventure personnelle, mais d’une histoire collective, celle du peuple de la nuit et de la Révolution, celle des énergumènes qui forment à eux tous le tableau ordinaire de la Cité en effervescence.
Fantasme et réalité
Toutefois, l’analyse comparée du texte de Rétif et de l’adaptation de Charles Brabant permet de relever une faille possible dans l’œuvre télévisuelle : Les Nuits révolutionnaires ne maintiennent pas jusqu’au bout l’imbrication complexe de la réalité et du fantasme, imbrication qui constitue l’une des grandes richesses du texte écrit.
Dans son œuvre, Rétif revendique le statut d’historien fidèle, mais ses stratégies de mise en scène de son propre regard sur les événements exigent du lecteur une certaine distanciation critique : le lecteur n’accède jamais à la réalité de la Révolution, mais à une représentation subjective de cette réalité, laquelle fait cependant partie intégrante du processus révolutionnaire lui-même.
Au début du premier épisode, ce jeu est pourtant mis en évidence par Charles Brabant : Rétif vient d’assister à diverses scènes de rue représentatives des tensions entre le petit peuple et l’aristocratie quelques jours avant le 14 juillet. Il entre au Cabaret des Danseurs de corde, se met à écrire son témoignage, et le lecteur ne sait bientôt plus où se trouve la ligne de partage entre la narration fidèle et l’imagination du « Hibou ». Une porte coulissante laisse apparaître à deux pas de l’écrivain une alcôve, un lit, deux superbes jeunes filles à peine nubiles et en tenue fort légère, qui cessent de se chamailler pour interroger Rétif sur les passions... Sommes-nous passés de l’autre côté du miroir ? Pas vraiment : l’instant d’après, on comprend que la scène n’est pas le fruit de l’imagination de Rétif, que les deux femmes-enfants sont les filles de l’aubergiste, lequel s’empresse d’ailleurs de refermer la porte, étant donné l’heure tardive.
Aussitôt après, Rétif-Aumont revient à ses activités de sauveur et de justicier en compagnie de trois jeunes hommes dont il est un peu le Mentor : Malibert (Jean-Pierre Lorit), Saint-Florent (Xavier de Guillebon) et Dorival (Christophe Brault). Les quatre compagnons arrachent à de faux miliciens menaçants une jeune fille, Joséphine (Laura Manszky), dont Rétif pourrait être le père. Tendre protecteur, Rétif se met à raconter une histoire, « Les Deux n’en font qu’une », qui charme Joséphine. Charles Brabant trouve ici un équivalent du montage de narration historique et de récit fictif qui structurait l’œuvre qu’il adapte. La voix off, l’éclairage et le jeu des acteurs créent une ambiance de conte de fée. Il s’agit de l’amour platonique d’un « cinquantenaire », Monsieur de Glancé, et de la jeune Sophie. Monsieur de Glancé est d’abord vu de dos et de nuit, mais on découvre ensuite qu’il est joué lui aussi par Michel Aumont. Lorsque Rétif reprendra cette histoire digne des Mille et une nuits, la nuit suivante et dans le second épisode, son auditrice attentive comprendra l’analogie entre ces personnages fictifs et le couple qu’elle forme avec son sauveur. Et comme les amours de Sophie et de Monsieur de Glancé n’en restent pas au platonisme, on devine la suite de l’histoire du conteur et de son auditrice.
Mais le feuilleton à rebondissements est aussi un jeu de cache-cache incessant entre la réalité et le fantasme. Le 14 juillet, Rétif est réveillé par sa fille Agnès tandis que la cadette Marion travaille à l’imprimerie familiale : les actrices qui jouent ces rôles (Isabelle Gélinas et Sophie Bouilloux) sont les mêmes que celles qui jouaient les deux sœurs aimées par le cinquantenaire du conte de fée.
La répétition de ce procédé de mise en abyme aurait pu manquer de légèreté. Toujours est-il qu’après le second épisode, Les Nuits révolutionnaires ne trouvent plus d’autres moyens pour dérouter le spectateur et mêler intimement fantasme et réalité.
Cette déperdition relative s’applique aussi à la représentation des faits politiques. Le texte de Rétif fourmille d’allusions à des complots, à des manipulations, à des travestissements : tel sans-culotte violent est en fait un prêtre réfractaire déguisé ; tel milicien violeur cache un aristocrate scélérat. L’auteur affirme que des actions populaires violentes, et par lui réprouvées, sont en fait le fruit de manipulations aristocratiques (les ennemis de la Révolution ayant intérêt à créer l’anarchie et à soulever l’indignation des monarques étrangers).
L’auteur-narrateur s’attribue le rôle de redresseur de torts et de révélateur de la vérité, mais dans le texte, tout reste ambigu. L’hypothèse du complot ou celle de la manipulation ne reçoivent guère de preuves indubitables, la véracité ou la fausseté des rumeurs ne peuvent être décisivement établies. Cette confusion idéologique et narratologique est d’ailleurs l’une des sources d’intérêt pour l’historien de la littérature et l’historien des mentalités révolutionnaires.
Or, là où le texte établit une imbrication continuelle de la révélation soi-disant objective et de l’opinion subjective, l’adaptation télévisée a tendance à trancher et à éliminer cette ambiguïté.
Ainsi, alors que dans son texte, Rétif laisse entendre que les aristocrates pourraient avoir manipulé les foules pour provoquer l’anarchie, le film de Charles Brabant montre expressément des aristocrates observant de leurs fenêtres des têtes coupées, et se félicitant d’une telle violence, qui ne peut mener qu’au rétablissement de la monarchie. L’hypothèse est devenue réalité, le soupçon du « Spectateur nocturne » s’est métamorphosé en certitude pour le spectateur des Nuits révolutionnaires.
D’autres exemples montreraient que le film tend ainsi à ne plus montrer le mouvement d’un regard sur la Révolution, mais le déplacement d’un corps dans l’espace de la Révolution. En fin de compte, l’adaptation du texte s’est faite au prix d’une relative objectivation de la représentation rétivienne de la réalité.
Regard sur la Terreur en 1989
Malgré les réserves précédentes, Les Nuits révolutionnaires restent un film très original dans l’ensemble de la production cinématographique sur la Révolution.
Antoine de Baeque remarque, dans un article intitulé « La Révolution impossible » [7], qu’à de rares exceptions près (La Nuit de Varennes de Scola, et surtout Adieu Bonaparte de Chahine), le cinéma n’est plus capable, depuis les années 70, de montrer la Révolution. La « crise identitaire » rend désormais impossible le lyrisme épique du Napoléon d’Abel Gance, et l’évocation cinématographique de la Révolution a dans l’ensemble dégénéré en pastiche et en parodie (Liberté, Égalité, Choucroute de Jean Yanne) ou en prétexte (Danton de Wajda). L’auteur de cet article ajoute qu’un « renouvellement devrait faire voler en éclat le manichéisme traditionnel, tout comme les récits d’Épinal, retrouver une véritable sensibilité au discours que la Révolution tenait sur elle-même, et non plus passer par deux siècles d’imagerie à laquelle plus personne ne croit » (p. 58).
Chacun sait bien que toute reconstitution du passé est un discours sur le présent, aussi informé soit-il des faits historiques dont il rend compte. Il paraît dès lors peu justifié d’accuser une œuvre quelconque de se servir de la Révolution comme « prétexte » pour exprimer ses choix politiques présents. Cela dit, Les Nuits révolutionnaires répondent à leur manière à l’appel formulé par Antoine de Baeque. La représentation de la Révolution tente d’approcher les sentiments des contemporains de l’événement. Le discours politique est manifeste, mais il évite le manichéisme et rend plutôt compte de l’effondrement des certitudes à l’époque du Bicentenaire.
Le texte de Rétif proposait déjà lui-même une représentation complexe, ambiguë et déchirée de la Révolution française. Le téléfilm de Charles Brabant présente précisément ce mélange d’enthousiasme, d’incertitude et de scepticisme qui dessine une des configurations de pensée possibles pour un contemporain du Bicentenaire.
À partir de la fuite de Varennes, le film et son personnage principal basculent de l’euphorie dans l’inquiétude, voire dans le désarroi. Le dernier épisode s’achève dans le pessimisme politique et dans l’indécision idéologique. Ce dont rendent assez bien compte les titres des sept épisodes : 1. « Le Spectateur Nocturne », 2. « Les Deux n’en font qu’une », 3. « La Fête glorieuse », 4. « La Jeune fille assassinée », 5. « La Chute », 6. « La Mort d’un père », 7. « La Part de l’ombre ».
Un passage du quatrième épisode est particulièrement intéressant. À la veille de la fusillade du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791, Rétif-Aumont voit en cauchemar des femmes du peuple signant la pétition pour la déchéance du roi. La signature est immédiatement suivie de coups de feu, qui abattent par derrière les signataires. La scène est au ralenti, comme pour mieux faire voir la série des causes et des effets. Le bon peuple est posé là à la fois en victime de manipulations jacobines (Charles Brabant semble partager ici la position de l’Assemblée nationale d’alors), et en victime de ses propres actes : la Révolution est peut-être bonne, mais elle engendre le malheur et la mort pour ses agents les plus innocents.
Les épisodes suivants mettent en place une double position de Rétif : d’une part, un déchirement entre l’engagement révolutionnaire et le rejet de la violence de la « populace » et des méfaits de la Terreur ; d’autre part, un désinvestissement politique et un refuge, d’ailleurs tout aussi malheureux, dans le domaine de la vie privée.
La plupart des titres des épisodes sont d’ailleurs polysémiques, et renvoient aussi bien aux événements politiques qu’aux événements biographiques qui affectent le « Hibou ». L’épisode de « La Chute » est à la fois celui de la chute de la monarchie, de la chute d’une femme honnête dans le proxénétisme, et de la chute de Rétif dans le désespoir, ses filles l’abandonnant à sa solitude. Ce jeu entre l’histoire publique et l’histoire privée est traité de manière suffisamment originale pour se distinguer de la recette habituelle épopée révolutionnaire / histoire d’amour qui structure la plupart des films historiques. Il est aussi le signe du passage au modérantisme politique de la fin des années 1980 (pour le révolutionnaire Rétif-Aumont, l’horreur commence le 10 août 1792, avec la chute de la monarchie). Il est enfin le symptôme des préoccupations individualistes et de la quête de bonheur privé qui caractérise l’adepte de la liberté façon Bicentenaire.
À la fin du dernier épisode, durant la Terreur, la nostalgie des temps passés alterne avec le pessimisme le plus désespérant. La maquerelle interprétée par Maria Casarès fait sa dernière réapparition pour assener cette cruelle sentence : « le vice est le seul vrai survivant de l’histoire ».
Rétif ne sait plus comment y voir clair. Brabant non plus, dont l’un des derniers messages est que « les idées naissent libres comme les hommes, et fragiles comme les oiseaux », le film s’achevant sur « Le Chant du départ » : dernière exaltation révolutionnaire ou ironie teintée d’amertume ?
Les Nuits révolutionnaires n’ont pas bénéficié des moyens financiers du Napoléon de Gance ou d’Adieu Bonaparte de Chahine. Mais le téléfilm du Bicentenaire aura su dire, dans les méandres du feuilleton, le désordre et le chaos de la Révolution, et l’égarement du regard qui parcourt cette histoire en marche. Il aura su dire que, de la Révolution, ses héritiers ne savent parfois plus trop que penser.
Voir en ligne : On peut acquérir le coffret des « Nuits révolutionnaires » pour 30 € sur le site de Capuseen ici :
[1] Les Nuits révolutionnaires ont été diffusées sur la Sept en juin 1989 et sur FR 3 en octobre 1989.
[2] Ce texte est la reprise corrigée et augmentée de quelques notes d’un article d’abord publié en 1990 : « Dans les clairs-obscurs du Bicentenaire. À propos du feuilleton de Charles Brabant », Europe, numéro spécial Rétif de la Bretonne, dirigé par Michel Delon, n° 732, avril 1990, p. 88-95.
[3] Des extraits des Nuits de Paris ont été publiés par Michel Delon et Jean Varloot chez Gallimard (Folio, 1986) ; une anthologie des Nuits de Paris et du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier par Daniel Baruch et Michel Delon a paru chez Robert Laffont, dans la collection « Bouquins », 1990. On peut lire l’ensemble des Nuits révolutionnaires (le titre n’est pas de Rétif, il désigne les « Nuits de Paris » rédigées à partir de 1789 dans l’édition de Béatrice Didier et Jean Dutourd (« Livre de Poche », 1978), rééditée en 1988, ainsi qu’aux Éditions de Paris, avec un avant-propos de Charles Brabant et une préface de Marcel Dorigny (1989). Note de l’auteur de 2019 : l’œuvre intégrale est désormais accessible grâce à la savante tenacité de Pierre Testud : Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne, édition critique par Pierre Testud, Paris, Honoré Champion, coll. « L’Âge des Lumières », 5 vol., 2462 p.
[4] Rétif se livre à de véritables mises en scène textuelles. Sur les stratégies d’écriture de Rétif, voir le numéro spécial « Rétif de la Bretonne » de la Revue des Sciences Humaines, 1988-4, et les articles de Jean-Jacques Tatin, Didier Masseau et Jean Marie Goulemot dans le numéro 11 des Études rétiviennes, Actes du Colloque de Tours (22 au 24 juin 1989) « Vivre la révolution : Rétif de la Bretonne ».
[5] Note de l’auteur de 2019 : Martial Poirson a rendu un vibrant hommage au travail de Charles Brabant en lui dédicaçant un ouvrage sur la réception du 18e siècle et de la Révolution, réception qui prend aussi la forme d’une création : Martial Poirson et Laurence Schifano (dir.), Filmer le 18e siècle, Paris, Desjonquères, 2009 (avec une dédicace par Martial Poirson : « Charles Brabant, une grande idée du petit écran », p. 9-12) ; sur le sujet, voir aussi Martial Poirson et Laurence Schifano (dir.), L’écran des Lumières : regards cinématographiques sur le xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2009 ; et Martial Poirson (dir.), La Révolution française et le monde d’aujourd’hui. Mythologies contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2014.
[6] Sur la valeur symbolique du personnage de l’aveugle, voir l’article de Jean Marie Goulemot intitulé « Protocoles d’une lecture : l’aveugle éclairé », Revue des Sciences Humaines, n° 212, oct.-déc. 1988, p. 21-29.
[7] Cahiers du cinéma, n° 422, juillet-août 1989, p. 52-58. Sur la Révolution au cinéma, on pourra consulter le numéro 4 de la revue Vertigo, « Les Écrans de la Révolution », 1989.