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Citoyens horlogers ! « La patrie est en danger »

dimanche 20 octobre 2024

Dans la narration des évènements ayant ponctués l’époque de la révolution, il est le plus souvent évoqué le déroulement de ceux conduits par les détenteurs du pouvoir civil et militaire ou ceux de masse, menés ou subis, par la population , mais qu’en est-t ’il de ceux impliquant les corps de métiers artisanaux et leurs milliers de sous-traitants et en particulier pour ce sujet des horlogers en ces temps de profonds bouleversements des traditions et des habitudes .

Fusillier de la Garde Nationale

De par leur éducation, la majorité des acteurs de cette profession, au faîte des dernières avancées scientifiques et industrieuses, a épousé les pensées des philosophes de son époque portant en cette fin de siècle l’espoir de ne plus être que « Serviteur Monseigneur » » ; les plus en vue aspirent à une reconnaissance de leur savoir, leur art touchant à la mesure du temps, mais également à la mécanisation d’autres corps de métiers en y assurant la réalisation de machines, d’instruments scientifique et de chirurgie et tous souhaitent enfin acquérir une certaine liberté et égalité par des réformes de condition de vie, de travail, fiscales et de circulation des biens.

Si les années 1789 et 1790 semblent porteuses de ces grandes mutations, le paysage pour beaucoup va pourtant s’assombrir par les troubles du temps .

Faisant suite au décret du 28 Janvier 1791 engageant la levée de 100 000 soldats auxiliaires pour la défense de nos frontières. Le 20 octobre 1791, Brissot prononce un discours belliqueux dans lequel il imagine une guerre nouvelle faisant reposer sur le civisme de soldats citoyens le sort de la révolution dont il se propose d’exporter les idéaux. Le 20 Avril 1792, malgré les interventions de Robespierre hostile à la guerre, la France déclarera la guerre au roi de Bohême et de Hongrie. Robespierre s’y opposera [1].

Décret additionnel à celui du 28 janvier 1791
pour la levée de cent mille soldats auxiliaires
fait à Douai le 6 Juin 1791

En 1793, pour défendre la patrie, la levée en masse mobilisera 750 000 hommes et l’effort de guerre demandé à chaque citoyen et citoyenne.

Se pose alors la question d’équiper au plus vite une armée aux effectifs jamais atteints auparavant.

Le pouvoir révolutionnaire, ne manquant pas de réalisme, vu les maigres finances et faisant fi de l’idée d’un centralisme d’état, fait appel aux entreprises privées au faîte des derniers progrès scientifiques susceptibles d’insuffler une plus grande efficacité, orientation qui n’est pas pour déplaire à la bourgeoisie d’affaires.

De la nouvelle levée de masse en Mars 1793, découle l’urgence d’orienter la majorité de l’économie vers des activités pour « Forger la foudre Républicaine » et ainsi fournir l’indispensable effort de guerre quitte à bafouer certains principes prônés depuis 1789. En cette période de grandes tensions, trente représentants du peuple sont chargés s’occuper de l’armement ; bras de l’État, ils ont pour charge la récupération des métaux, la récolte du salpêtre, les pierres à feux, la mise en place de nouveaux ateliers de fabrication en renforçant la discipline des ouvriers, la création de nouvelles forges, le contrôle des manufactures et l’apport de main d’œuvre qualifiée ou d’appoint enrôlée sur tout le territoire.

Montre à coq à lecture décimale
10 heures pour les 24 heures anciennes
(1794)

Dans ce contexte sont réquisitionnés, dans chaque commune, tous les ouvriers « Habiles à limer » , horlogers, armuriers, couteliers, serruriers et forgerons qui n’ont pas été mobilisés, pour être employés en manufacture munis d’un passeport de circulation sur le territoire institué par la loi du 28 Mars 1792, qui deviendra aussi progressivement l’outil de contrôle de la mobilité de ces citoyens actifs.

Si certains commissaires s’acquittent de leur mission avec une grande brutalité, la plupart, hommes orchestres au contact de la population soucieux de remplir leurs tâches infinies avec célérité ont également conscience de cette entrave à la liberté, et dans cette situation d’exception sachant les instructions du citoyen Romme soulignant « que tout ouvrier réquisitionné qui, pour rejoindre les siens, quitterait le travail assigné serait considéré comme déserteur », ils auront à cœur de ne pas trop déstabiliser les familles en charge d’enfants et les artisans âgés.

La mobilisation imposée aux horlogers intervient pour les villes importantes dans une situation d’activité en berne due au fait d’une clientèle devenue frileuse à l’achat en un temps qui n’est pas favorable au paraitre et au luxe. S’ajoute à ce constat l’effet d’une noblesse émigrée ayant laissé des dettes et celui du manque des métaux utiles à leur art car essentiellement dirigé à pourvoir l’effort de guerre.

Le marasme économique, l’effondrement de la production touchent également les ateliers de province, qui, avec la disparition d’une clientèle bourgeoise ou plus populaire sont, comme à Paris, emportés par des faillites, certains ne subsistant chichement que par l’entretien et la réparation des montres et pendules effectuées par un chef de famille qui peut être réquisitionné.

Des conséquences supplémentaires sont également à déplorer pour de nombreux corps de métiers , celle d’un glissement dans la misère des familles de leurs très nombreux sous-traitants peu qualifiés n’ayant plus de travail et la mobilisation, celle aussi de toute la jeunesse en apprentissage se destinant à ces professions ou encore celles des ouvriers qualifiés auront des effets néfastes sur le développement novateur de leurs activités futures.

Bien que contraignante, la réquisition des horlogers est aussi pour certains la chance d’échapper au service armé. Une lettre de Robin, qui fut un des plus éminents Horloger du Roi, devenu farouche révolutionnaire, sans doute pour effacer son lourd passé, en témoigne :

Montre à coq cadran
glorifiant l’engagement
pour la défense de la République
1793

« Je soussigné certifie que Nicolas Robin âgé de 18 ans et Pierre Robin âgé de 16 ans , tous deux mes enfants travaillent à la lime depuis qu’ils ont put tenir une lime, qui est à peu-près depuis l’âge de 7 à 8 ans. Que l’aîné est avancé et le cadet quoi que plus jeune étant occupé à réparer les armes de ses camarades avant de partir, avec une adresse qui m’étonne moi même. »

Robin horloger le 13 Messidor 1794

Le Comité de Salut Public ordonne le 3 Fructidor An II que le bataillon délivre un congé pour que ses enfants soient affectés à la manufacture d’armes de Versailles.

Ces décisions ne sont pas sans produire quelques ressentiments de la part des familles dont les jeunes ont étés envoyés au combat dans un temps où l’enthousiaste s’est émoussé.

Pour Antide Janvier, célèbre horloger du Roi, astronome ayant aux Tuileries, après la fuite à Varennes, ayant continué avec Louis XVI à travailler à « ses chères machines » malgré son talent, en 1793 le pouvoir lui impose en tant que commissaire à superviser une fabrique de piques à Morez dans le Jura. D’autres, mieux placés malgré leurs anciens titres d’horloger du roi qui leur collent à la peau, seront indispensables à la République.

Pistolet de Cavalerie modèle
An IIII

On se doit ici de citer Ferdinand Berthoud fournisseur des chronomètres de la Marine, Lenoir fournisseur d’instruments scientifiques réalisateur du mètre-étalon, Abraham-Louis Breguet qui finalise le télégraphe de Chappe annonçant en quelques minutes à la Convention la victoire du Quesnoy le 15 Août et celle de Condé le 30 Août 1794, ou de Jean-Antoine Lépine, Pierre-Henri Le Paute, Jean-François De-Belle proposant une mesure décimale pour le temps de la journée faisant, comme le souhaitait Charles-Gilbert Romme, « table rase du passée ». Pour cette réforme, le manque de main d’œuvre et de métal pour transformer 12 millions de mécanismes horaires publics et privés et de surcroît l’impopularité d’une complexe lecture inutile dans un moment peu propice sont les causes de l’échec de l’application de l’utopique heure décimale en 1794. En cette époque tumultueuse, on comprend qu’un horloger comme Charles Leroy doive changer de nom et que plusieurs autres comme Abraham-Louis Breguet en 1794 (ami de Marat dont la sœur faisait ses aiguilles) engagés dans des courants politiques révolutionnaires qui ne sont plus de mise, sont parfois contraints d’émigrer pour sauver leurs vies ; pourtant tous, dans le sillage des horlogers mécaniciens Jacques Vaucanson et Frédéric Japy, ont insufflé l’automatisation de nombreux secteurs d’une industrie naissante .

Prenant compte de leurs innovations, soucieux d’efficacité, le Comité de Salut Public dans cette période d’urgence est porté aussi à concentrer les commandes dans les mains de grands entrepreneurs ; cette conception de l’économie prônée avec un certain paternaliste par l’horloger Japy, instigateur de la chaîne de montage, se construit toutefois avec l’inévitable mécanisation au détriment des petits ateliers et des revendications populaires. Aussi les commissaires sont appelés, en conservant des structures moins novatrices, à éviter les émeutes de la population ouvrière comme celle due au progrès technique proposé par l’horloger mécanicien Vaucanson pour la soierie Lyonnaise en 1744. Dans un rapport au sujet de cette mutation inexorable de l’artisanat vers l’industrie, publié en 1805, il sera constaté « que chaque ouvrier formé rapidement travaillant sur une pièce en particulier, la réalise bien et que, de plus, cette action le rendant inapte à travailler à autre chose le maintient dans une main-d’œuvre à bas prix », un fait qui deviendra la constance d’un capitalisme marquant le formidable développement industriel du XIXe siècle !

Une mission : l’interchangeabilité des pièces pour l’armement.

La réquisition des horlogers s’implique dans cette logique en incitant les plus habiles et inventifs à se pencher sur l’interchangeabilité des pièces composant les mécanismes des fusils et pistolets, sujet ayant été déjà appliqué sous cette forme dans leur métier.

En effet, depuis le milieu du XVIIe siècle, suite à une émigration provoquée par l’intolérance envers la religion réformée, une grande partie des artisans horlogers, émailleurs, bijoutiers du Royaume de France, instruits « adeptes du livre » ont émigré en Suisse, Hollande, Angleterre et Allemagne.

En conservant des relations avec les membres de leurs familles ayant abjuré, restant ainsi dans le royaume, ou grâce à des contacts avec des confrères catholiques tolérants, ils ont proposé de codifier les dimensions des mouvements de leurs montres et de leurs boîtes sous des formes appelées calibres pour continuer à commercer. Grâce à cette avancée passant outre l’obscurantisme et les brimades religieuses, les concepteurs, bijoutiers, orfèvres et horlogers où qu’ils soient, peuvent ainsi livrer sur toute l’Europe leur production suivant un calibre demandé, mouvement et boîte s’adaptant au mieux.

Poursuivant cette idée en 1720 mais uniquement pour la production des divers composants des mécanismes de ses pendules issues de son atelier l’Horloger Suédois Christopher Polhen utilise des pièces interchangeables, conception peu suivie par la profession. Dès 1726, l’armurier Guillaume Deschamps reprend cet exemple et souligne que dans ses ateliers d’armement à feu « les pièces seront forgées, limées, taraudées et trempées sur les mêmes proportions, en sorte qu’elles puissent s’ajuster les unes aux autres avec une telle uniformité qu’elles se rapportent à tout corps de platine et qu’après avoir été mêlées les unes aux autres celle que l’on tira au hasard pour monter sur la platine convienne parfaitement » mais à cette époque, le temps employé pour parvenir à un tel résultat en fait des œuvres bien trop coûteuses pour une production de masse et l’expérience et abandonnée.

Le concept est pourtant une nouvelle fois repris par Honoré Blanc en 1785 pour le fusil, et à Paris, Thomas Jefferson, alors Ambassadeur en France, ayant put tester l’interchangeabilité des pièces, en parle avec enthousiasme à sons ami John Jay ; mais là encore la production contraignante à mettre en œuvre va rester très marginale.

N’ayant pas d’instruments de mesure précis, on se doit d’utiliser un calibre de référence pour toutes pièces forgées, laminées ou embouties, celles mobiles entre-autre, la noix et le chien imposant une précisions de 0,2 mm, même si le contrôle présente la vision d’une économie d’échelle, le calibrage nécessite encore des retouches fréquentes, longues et laborieuses et ce début de mécanisation n’apporte donc pas de gain de temps escompté, la réalisation d’une arme individuelle nécessitant toujours un mois de travail. Dès 1791, un rapport fait apparaître que les armes endommagées au combat ne peuvent plus avoir d’utilité sur un champ de bataille car leurs réparations ne peuvent être entreprises qu’en atelier loin du front. Il est constaté que d’importants stocks détenus dans les arsenaux sont détruits au lieu d’être réparés ; des faits qui soulignent l’urgence de trouver des solutions à l’interchangeabilité des pièces pour l’armement.

En 1792, pour l’artillerie, Gribeauval, afin de réduire les tolérances des côtes des pièces en augmentant la précision d’usinage publie une table et un corps de mécaniciens comportant des horlogers est crée pour vérifier les calibres, inventer des machines mues par la force hydraulique ou la vapeur et des outils fiables de contrôle de précision des pièces. Leur structure est doublée d’un corps de contremaîtres qui assure la discipline.

Le travail à domicile et des petits ateliers disparaît progressivement pour faire place à celui collectif en manufactures d’État ou privées car il en va de la qualité des armes, de leur fiabilité au combat, donc de la vie des hommes .

Les timides prémices d’une impitoyable industrialisation

Ces manufactures, logées par contrat et bénéficiant de Biens Nationaux mis à leur disposition, s’installent dans les régions disposant de la force de l’eau et pouvant être approvisionnées en charbon de bois et en métal. À cette époque, on distingue entre autres villes, celle de Moulins, Bergerac, Clermont-Ferrand, Saint-Étienne, Roanne, Nantes et Versailles pour les armes du rang et de luxe. Les salaires sont très disparates suivant les qualifications et l’âge car des enfants dès 8 ans y sont employés.

Si une baïonnette fabriquée à Morteau s’adapte maintenant sans problème sur le modèle de fusil dit « 1793 » produit dans diverses manufactures, pour les pièces plus sensibles qui les composent, estampées mécaniquement, finies à la main, puis calibrées, leur précision, encore parfois insuffisante lors du montage en manufacture ou du remplacement de celles endommagées sur le front, impose fréquemment des interventions de finisseurs horlogers ou autres acteurs du métier du fer, au grand dam des contrôleurs.

En 1804, l’exemple de 100 platines identiques fabriquées à Roanne montées sur un nombre égal de fusils de la manufacture de Liège est que seuls 60 fonctionnent sans imposer une retouche. Pourtant, reconnaissons que cette exceptionnelle mobilisation des citoyens pour insuffler un remarquable effort de modernisation de notre armement permit de sauver la République et progressivement équipera par la suite la plus grande armée du monde celle du Consulat et de l’Empire.

Fusil d’ infanterie modèle
1777—1793

Bien que marginale la production de fusils à platines interchangeables passe de 50 en 1723 à 200 en 1777, 1000 en 1791 et sera de 20 000 en 1801 ce qui promet un bel avenir.

Ces avancées technologiques de mécanisation et de division du travail en vue d’obtenir une production de masse dans des centres spécialisés, couplées aux progrès dans l’affinage des métaux et de la précision dans la fabrication des pièces auxquelles ont participé les horlogers, sont des atouts issus de la Révolution, qui, en plus de moderniser de l’armement, seront indispensables au fabuleux développement industriel touchant toutes les activités au cours du XIX siècle.

Par ailleurs, pour l’horlogerie – en dehors de la pendulerie de cheminée au mouvement dit « de Paris » propre à divers manufactures sous la Restauration – il faudra attendre 1841 pour que celle de Vacheron Constantin avec l’horloger ingénieur mécanicien Auguste Leschot soit développée la fabrication d’une des premières petites montres ayant les pièces interchangeables.

Au cours de ce siècle, le visage de l’horloger solitaire « l’Honnête Homme » aux multiples savoirs, héritier du XVIIIe siècle disparaît pour faire place à un corps d’ingénieurs en mécanique, issu de la Révolution, officiant progressivement dans nos grandes entreprises.

Atelier de fabrication d’armes
Série de gouaches de Lesueur
Musée Carnavalet

Bernard Sénéca, Horloger d’art, membre de l’ARBR

Bibliographie :

  • Annales Historique de la Révolution Française
  • Guy Lemarchand La vie dans les manufactures d’armes
  • Jean Rousseau Industrie et défense National dans la région Nord 1793-1794
  • (Persée 1923) Défense Nationale et défense Révolutionnaire 1793-1795
  • Michel Briard L’inévitable mécanisation
  • Jérôme Luther-Viret Les Maîtres du temps ; L’âge d’or de l’Horlogerie 1750-1850
  • Bernard Sénéca Les heures Révolutionnaires 1789-1989 A F A H A
  • Yves Droz et Joseph Flores la Révolution dans la mesure du temps
  • Catherine Cardinal La conquête du temps-Dominique Fléchon

[1Discours de Robespierre aux Jacobins des 18 décembre 1791 & du 2 janvier 1792 (voir leur publication sur le site de l’ARBR www.amis-robepsierre.org