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Réponse de Maximilien de Robespierre au discours de Mlle de Keralio devant l’académie d’Arras.

mardi 21 mars 2017

Réponse de Maximilien de Robespierre

avocat au Parlement et directeur de l’Académie,

au discours de Mlle de Kéralio

1787 [1]

Après le résumé de sa réponse au discours de remerciement de Mlle de Kéralio, voici le texte complet que Robespierre avait, dans un premier temps, présenté oralement à la séance publique de l’Académie d’Arras, le 18 avril 1787 et qu’il acheva de rédiger dans le courant du mois de juillet suivant, « avec une addition », comme nous l’apprennent ses lettres du 28 avril et du 24 juillet à Dubois de Fosseux, publiées plus haut.

Ce document est une copie manuscrite, faite par le secrétaire de Dubois de Fosseux, qui a été publiée pour la premièrement fois par les soins de L. Berthe et que nous reproduisons ici [2].

Robespierre, en plein accord avec Dubois de Fosseux, était convaincu de l’urgence d’accélérer l’entrée des femmes dans les sociétés savantes. Il se peut que Dubois de Fosseux ait poussé Robespierre à proposer sa candidature à la direction de l’Académie dans ce but, entre autres, et leur entente se double d’une estime réciproque que l’on peut découvrir dans cette même correspondance [3]. En tout état de cause, deux femmes de lettres furent admises comme « membres honoraires » en février 1787 : Marie Le Masson Le Golft [4], qui habitait Le Havre et Louise-Félicité Guynement de Kéralio, qui habitait alors Paris [5].

Le propos de Robespierre est remarquable, bien que non encore remarqué ! Il constate que la présence des femmes dans les sociétés savantes reste d’une si honteuse rareté, qu’il n’hésite pas à la présenter comme « le scandale d’un siècle éclairé », et annonce qu’il va publier « sa profession de foi » à ce sujet.

C’est par manque de lumières, ou si l’on préfère, à cause des préjugés à l’encontre des femmes que cette situation perdure. C’est alors en appliquant la méthode des Lumières, en critiquant et surmontant les préjugés, que l’on pourra avancer. Il se présente ici comme un défenseur des Lumières et affirme que les femmes, faisant partie du genre humain, ont comme les hommes, le droit de développer leurs facultés.

Il se révèle partager le point de vue des cartésiens sur l’égalité entre les deux sexes. Cette égalité considère que les différences entre les sexes ne donnent pas lieu à une hiérarchie, mais au contraire à une complémentarité [6].

Que des femmes puissent devenir « membres honoraires » des sociétés savantes est, certes, un commencement, mais nettement insuffisant : leur présence est nécessaire et l’on sait que les membres honoraires n’assistaient pas aux réunions, à la différence des « membres ordinaires ». Robespierre ouvre alors un plaidoyer en faveur de la mixité, dont il nous décrit, sur plus de deux pages, les avantages qui en résulteraient sur le plan du développement des connaissances, mais plus encore sur celui de la vie même de ces sociétés. Se dégage une description de l’esprit d’émulation, que cette mixité pourra provoquer, et aussi du bonheur créé par une érotisation des relations sociales qu’il était alors possible d’exprimer, mais qui est trop souvent devenue un objet qui se dérobe à nos sensibilités, ou insensibilités, actuelles.

En effet, nous entrons ici en terre perdue de vue, non celle d’un libertinage, frivole ou sadique, mais celle de la « galanterie » au sens où elle s’est imposée dans les salons et à la cour aux XVIe et XVIIe siècles [7]. Robespierre la convoque, maintenant, au service des progrès des Lumières pour les deux sexes, grâce à cette mixité qu’il s’agit de faire naître et qui sera, selon lui, une « heureuse révolution ».

Robespierre « féministe » dira-t-on ? le terme est anachronique, mais peu importe, il y avait mieux alors : un galant homme [8] !Lorsque le discours de Robespierre fut achevé, Dubois de Fosseux envoya le texte à plusieurs des correspondants de l’Académie pour faire connaître leur opinion. L’enquête fut menée en 1787-88 et mériterait une étude approfondie. On dispose des éléments suivants [9] : sur onze réponses, deux partagent la « profession de foi » de Robespierre et les neuf autres expriment non un rejet, mais plutôt des réticences révélatrices d’une crainte des femmes, qui plus est instruites, mêlée parfois d’une certaine admiration.

Alors que les académies pratiquaient la mixité des trois ordres, clergé, noblesse, roture, la présence des femmes restait au XVIIIe siècle, comme le dit Robespierre, « une espèce de phénomène. » Il y en eut cinq entre 1758 et 1789, parmi elles, l’Académie d’Arras faisait figure de pointe avancée dans la conquête de la mixité entre les deux sexes, avec ses deux membres honoraires reçues en 1787 ! F. G [10].

Portrait supposé de Mlle de Kéralio
Mais qui est Mlle de Kéralio ?Suivez ce lien

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Messieurs,

Le titre dont l’Académie ma honoré m’impose en ce moment des fonctions bien douces à remplir. Chargé de répondre à Mademoiselle de Kéralio, je dirais qu’il lie me reste rien à désirer, si je pouvais oublier qu’elle est absente. Au reste, je ne sçais à qui le discours que nous venons d’entendre fait un plus grand honneur, ou à celle dont il est l’ouvrage ou à l’Académie.

Aspasie par M.G. BOULIAR
Démocratie : Aspasie par M.G. BOULIAR, salon de 1794, huile sur toile 163 x 127. .

Mademoiselle de Kéralio a déployé dans cette production et l’étendue de ses connaissances, et les grâces de son esprit, et la noblesse de son âme, mais l’Académie a admis au nombre de ses membres Mademoiselle de Kéralio et cette action vaut bien, ce me semble, les plus beaux discours.

Ce choix intéressant est fait pour vous honorer aux yeux de tous les hommes qui savent sentir, du moins, la manière dont celle qui en fut l’objet vient de le justifier, m’encourage à publier hautement les idées et les sentiments qu’il m’a inspirés.

Il faut l’avouer : l’admission d’une femme dans une Compagnie littéraire fut regardée jusques ici comme une espèce de phénomène. La France et l’Europe entière en offraient très peu d’exemples. Empire de l’habitude et peut-être la force du préjugé semblaient opposer ces deux obstacles aux vœux de celles qui pouvaient aspirer à prendre place parmi vous. Deux femmes aimables et instruites daignaient cette année vous adresser les leurs et vous ne balançâtes pas un instant à les exaucer.

Leur sexe ne leur fit rien perdre des droits que leur donnait leur mérite. Que dis-je, leur sexe vous parut sans doute un mérite de plus.

Quelque système que l’on puisse adopter sur cet objet, je ne craindrai pas de publier ici ma profession de foi et je dirai hautement que le courage avec lequel l’Académie s’est élevée au-dessus d’un préjugé grossier, suppose une élévation d’idées et une délicatesse de sentiments dignes d’une Compagnie littéraire dont les plus illustres membres firent souvent éclater leur zèle pour la gloire d’un sexe aimable par les hommages intéressans qu’ils lui rendirent dans ce même lieu.

Au reste, que l’on ne croye pas qu’en adoptant cette innovation l’Académie ait pris pour guide un sentiment frivole : elle a été déterminée par des vues sages et profondes. Je crois au moins que je ne serai démenti par aucun de ses membres si j’assure que tous ont été vivement pénétrés des avantages infinis que ce système devait procurer aux lettres et à l’Académie.

Cette proposition pourrait-elle paraître un paradoxe [11], je sçais que souvent une opinion favorable au sexe est suspecte par cela même à tous ceux qui se piquent de sagesse et de gravité ; tout ce qui porte l’empreinte de la tristesse et de l’austérité présente à leurs yeux le caractère de la raison et les hommes en général sont portés à regarder l’utile et l’agréable comme essentiellement séparés. Ce qu’il y a de certain, c’est que celui qui rejettera la mienne se croira fort raisonnable et fort judicieux ; mais il est peut-être encore plus sûr qu’il ne montrera en cela qu’une humeur sauvage ou des vues étroites et superficielles. Si l’on allait jusqu’à me soupçonner de sacrifier l’intérêt de la vérité à une considération d’un autre genre, on se tromperait ; la nature même des fonctions que je remplis en ce moment suffirait pour me défendre contre la plus douce séduction et le zèle que je dois aux lettres et à l’Académie placerait sur mes yeux ce bandeau nécessaire dont l’imagination des poètes a couvert ceux de la justice.

Mais pourquoi m’attendrais-je à de vives contradictions sur ce point ? Quelles sont ces raisons assez puissantes pour nous forcer à renoncer au plus doux de tous les avantages ? aurais-je à combattre ceux qui, voulant condamner toutes les femmes à l’ignorance et à la frivolité regarderont comme un scandale tout ce qui supposera en elles un goût particulier pour les connaissances utiles ? Je me garderai bien de renouveler cette grande question qui serait elle-même le scandale d’un siècle éclairé.

Un peu de philosophie nous montre les arts et les sciences comme dangereux ; plus de philosophie encore dissipe cette illusion. L homme abuse de ses lumières, il abuse bien plus de son ignorance et de ses préjugés. Ce n’est point au progrès des lumières qu’il faut attribuer les maux quelles semblent produire. C’est aux malheureux restes de son ignorance et de ses préjugés qu’il ha point entièrement dépouillés.

Les préjugés sont le fléau du monde, les sciences en sont les remèdes. Qu’une fois, l’éloquence et le génie aient osé calomnier les sciences, que peuvent-ils contre la nature et la raison qui les justifient ? Jamais on ne persuadera à l’univers que l’être intelligent, l’être que la raison et la perfectibilité distinguent des autres êtres ne puisse perfectionner sa raison, étendre les bornes de son intelligence et développer ses plus nobles facultés sans devenir plus méchant et plus malheureux en proportion du progrès de ses lumières. Mais si l’on accorde seulement aux femmes la raison et l’intelligence, pourra-t-on leur refuser le droit de les cultiver ?

Les différences particulières qui caractérisent les deux sexes pourront bien déterminer le genre des études qui leur conviennent, mais non pas interdire à l’un des deux le soin de perfectionner les facultés communes à toute la nature humaine.

Ainsi le sexe dont l’organisation est plus délicate et plus sensible laissera à l’autre le soin de sonder toutes les profondeurs des sciences abstraites ; mais pourquoi renoncerait-il à celles qui ne demandent que de la sensibilité et de l’imagination ? Pourquoi ôterait-on aux femmes l’avantage de cueillir les fleurs de la littérature, d’écouter les agréables et utiles leçons de l’histoire, les touchantes instructions de la morale qui, dévoilant à la fois aux yeux de l’homme les rapports et les devoirs qui le lient au reste de l’univers et les ressorts du cœur humain et le jeu des passions qui animent et troublent la scène du monde, semblent convenir particulièrement à la sensibilité de leurs âmes, aux relations particulières de leur sexe, à la nature de leurs occupations et à la nature du rôle délicat qu’elles ont à remplir dans la société.

Or, voilà précisément les objets des occupations académiques : pourquoi donc seraient-elles déplacées dans une société littéraire ?

Mais si les Académies conviennent aux femmes, les femmes conviennent beaucoup plus encore aux Académies.

La nature a donné à chaque sexe des talens qui lui sont propres. Le génie de l’homme a plus de force et d’élévation ; celui de la femme plus de délicatesse et d’agréments. La perfection des travaux de l’esprit humain consiste dans l’union de ces qualités diverses et le moyen de les rassembler est d’associer les femmes aux compagnies littéraires.

Sapho par Claude Ramey.
Sapho appuyée sur sa lyre tenant une lettre adressée à Phaon par Claude Ramey. Le plâtre fut exposé au salon de 1796, et sculpté en marbre en 1800, musée du Louvre.

Mais ce serait là le moindre de tous les avantages attachés à cette institution. Ce n’est pas seulement par leurs lumières que les femmes contribueraient au progrès des lettres et à la gloire des sociétés sçavantes, c’est surtout par leur présence.

Il ne suffit pas au bien public et aux lettres qu’il existe des corps académiques, ni même qu’ils renferment des talens distingués : pour enfanter des ouvrages dignes de les illustrer, pour rendre à la société les importans services qui sont l’objet de leur institution, il faut que tous les membres, toujours animés par le même esprit, dirigent sans cesse leurs efforts et leurs talens vers ce but intéressant. Mais ne craignons pas de le dire : cette condition est peut-être assez difficile à remplir. La ferveur académique est sujette à se ralentir. Il est des momens de sommeil et de relâchement qui sont l’effet presque inévitable des circonstances ; une espèce de langueur enfin qui semble attachée à la constitution de ces corps. Pour les perfectionner, pour les rendre aussi utiles qu’ils pourraient l’être, il faudrait nécessairement trouver le moyen d’entretenir constamment cet esprit d’activité et d’application qui doit les animer. Mais quel sera-t-il ce moyen ?

Le premier qui se présente à l’esprit est d’attacher à leurs travaux des récompenses capables d’encourager leur zèle. Mais puisque cette ressource leur manque, il ne reste qu’un seul mobile qui puisse la remplacer ; c’est d’attacher à l’accomplissement des obligations académiques un intérêt puissant qui les rende toujours chères à ceux qui doivent les remplir.

Ai-je besoin de dire quel serait le moyen de le faire naître ? Ouvrez aux femmes l’entrée des Académies et vous en bannissez en même temps la négligence et la paresse qui en sont les fléaux. Qui pourrait ne m’avoir pas prévenu ? Vous verrez se rallumer le feu d’une utile émulation et ce commerce enchanteur de l’esprit et de la pensée reprendra toute l’activité dont il est susceptible en acquérant des agrémens jusqu’alors inconnus.

Alors sans doute on ne verra plus le génie s’endormir sur les fauteuils académiques et la malignité même n’osera plus répéter ses sarcasmes et ses épigrammes rebattus.

Eh ! quand bien même cette institution ne produirait pas de si grands avantages, comptera-t-on pour rien cette source délicieuse des plaisirs purs répandus sur la vie des gens de lettres ? O douce illusion ! O spectacle enchanteur ! Je crois voir Socrate et Démosthène conversant avec Aspasie, ou bien les Deshoulières, les Sévigné, les La Suze, les La Fayette [12] assises dans le sanctuaire des Muses, auprès des Bossuet, des Molière, des Racine, des Corneille. Oui, n’en déplaise aux génies sublimes dont la première Académie du Royaume se glorifiait sous le règne de Louis XIV, il manquait à sa gloire de compter parmi ses membres les femmes illustres qui embellissaient ce siècle immortel ; et les jours brillans marqués pour les triomphes des Muses françaises ne furent pas l’âge d’or de la littérature.

Est-ce un paradoxe que je me plais à soutenir ? Est-ce un aveugle enthousiasme qui m’entraîne ? Est-ce un préjugé séduisant qui me subjugue ? Non, les idées que je viens de tracer sont avouées par la raison autant que par le sentiment. Je parle des jouissances les plus douces et les plus raisonnables à la fois qu’il soit donné à l’homme de goûter et je ne regrette que l’impuissance où je suis de les peindre avec des expressions assez énergiques. Eh ! que sont auprès d’elles tous les vains plaisirs qui occupent l’oisiveté des hommes ?

Cependant la seule présence d’une femme aimable suffit pour animer ces froids plaisirs. Elles donnent de l’intérêt à des riens, elles répandent un charme secret sur ce cercle insipide d’amusemens monotones que f usage ramène chaque jour.

Les femmes rendent plus que supportable une conversation où l’on ne dit rien, une assemblée où l’on ne fait rien. Elles enchaînent les ris et la gaieté autour d’une table de jeu. La beauté, lorsqu’elle est muette,lors même qu elle ne pense pas, intéresse encore ; elle anime tout autour d’elle. C’est Armide [13] qui change les affreux déserts en bosquets riants, en jardins délicieux.

D’après cela, que l’on se forme l’idée d’une société où l’on verrait les femmes les plus aimables et les plus spirituelles converser avec des hommes éclairés sur les objets les plus agréables et les plus intéressans qui puissent occuper des êtres faits pour penser et pour sentir. Ah ! si celles qui n’ont d’autre mérite que l’amabilité de leur sexe peuvent répandre tant de douceur sur le commerce de la vie, que sera-ce donc de celles qui, dégagées de la fausse honte de paraître instruites, sans rougir d’être plus aimables et plus éclairées déployeraient hardiment dans un entretien intéressant et l’enjouement d’un esprit délicat et les grâces d’une imagination riante et tous les charmes d’une raison cultivée ! Quel est celui qui ne porterait point envie à la destinée de ceux qui jouiraient de ces doux avantages ; et dès lors, quelle nouvelle considération n’acquéreraient pas les corps littéraires ? Quel empressement pour les obtenir ! Quels efforts pour les mériter ! Quelle émulation pour en soutenir l’honneur !

L’émulation, oui, Messieurs, voilà la plus précieuse de toutes les obligations que les Académies auraient aux femmes. C’est l’émulation qui enfante les talens et les vertus. Eh ! quels moyens plus puissans pour l’exciter, ce sentiment généreux, que l’institution dont je parle ? Quelle activité ne lui donnerait pas le désir de mériter le suffrage des juges intéressans auxquels elle nous donnerait le droit de soumettre sans cesse vos productions ! Oui, Messieurs, voilà le véritable encouragement qui convient aux hommes de lettres ! L’opinion publique est lente à se former ; le fantôme brillant de l’immortalité se montre à lui dans une perspective éloignée et au-delà de son tombeau le suffrage des aimables compagnes de ses occupations littéraires lui offre une récompense présente et comme un triomphe continuel, le plus doux et le plus glorieux de tous ceux que son ambition peut désirer.

Mais développons avec plus d’étendue une idée qui tient aux premiers ressorts des actions humaines et aux causes fécondes de tous les événemens qui remplissent la scène du monde. A-t-on bien analysé jusques ici la nature et la base de cet amour de la gloire qui est l’âme de tous les grands hommes et le principe de toutes les grandes choses ?Qu’est-ce que la gloire ? C’est l’amour et l’admiration de nos semblables. L’amour de la gloire est donc le désir d’inspirer ces sentimens aux autres.

Mais c’est surtout des personnes qui nous intéressent le plus vivement que nous désirons de les obtenir ; et comme la nature à voulu que des deux parties qui composent le genre humain les femmes fussent incontestablement la plus intéressante aux yeux des hommes, il s’ensuit que c’est leur suffrage que cherche particulièrement celui qui aspire à la gloire ; et que la véritable base et le ressort le plus actif de ce sentiment noble, c’est le désir et l’espoir d’exciter l’intérêt et l’admiration des femmes. Bien loin d’avilir l’amour de la gloire, par cette manière de l’expliquer je l’ennoblis et je le consacre en montrant dans les premières loix de la nature la source pure et sacrée d’où il découle.

Il y a plus. Je vois dans ces dispositions un plan sublime d’après lequel l’éternelle Providence semble conduire les hommes et les événements. Je vois les deux sexes placés sur la terre pour y remplir deux rôles différens, mais également intéressans [14].
La tâche de l’homme sera de supporter de grands travaux et d’exécuter de grandes entreprises ; celui de la femme sera d’animer ces généreux efforts par le prix qu’il attache au bonheur de lui plaire ; et de les récompenser par les applaudissements. De là le devoir imposé aux femmes de se souvenir quelle est la dignité du rôle qui leur est imposé et quelle est l’importance de cet empire touchant que l’auteur de la nature leur confia pour le bonheur et pour la perfection de l’humanité ; et par conséquent de n’attacher leur bienveillance qu’à des objets et à des hommes dignes d’un si noble prix et de ne jamais prostituer à des qualités ou frivoles ou ridicules le précieux encouragement des talens et la récompense sacrée de la modestie.

Nous le sçavons et elles ne l’ignorent pas : nous sommes tout ce qu’elles veulent que nous soyons. C’est à elles à exiger que nous soyons toujours dignes d’elles [15].

C’est à nous aussi à n’apporter aucun obstacle aux effets heureux que peut produire leur influence sur la société et à adopter avec empressement toute institution qui peut leur fournir les moyens d’encourager les talens et diriger leurs efforts et les nôtres vers des occupations utiles à la société.

Cette obligation est d’autant plus indispensable que nous ne pouvons adopter un autre système, je ne dis pas seulement sans nuire à nos propres intérêts, mais sans leur enlever un droit inviolable qu’elles sont de tout temps en possession d’exercer, surtout dans nos climats et chez notre nation.

Leur destinée dans les différens siècles fut toujours d’encourager tous les genres de mérite et de développer tous les talens analogues aux mœurs qui dominaient dans chaque période.

Jetez un coup d’oeil sur ces siècles affreux où l’humanité semblait anéantie sous le joug infâme de la tyrannie féodale. Si vous voyez briller encore à travers les épaisses ténèbres quelque étincelle d’humanité et de vertu, ce sont elles qui les ont allumées, c’est pour elles et pour Dieu que les braves guerriers courent venger l’innocence et exterminer les brigands, et un regard de la beauté défendue par leurs bras est le prix de leurs périls et le gage de leurs triomphes.

C’est pour elles que dans des tems moins malheureux se forme cette institution et bizarre et sublime, dont le souvenir sera toujours cher à toutes les âmes sensibles ; c’est pour elles que naissent ces héros brillans consacrés au culte de la beauté, dont le généreux enthousiasme élevait les femmes au-dessus de l’humanité et que les femmes à leur tour élevaient au-dessus d’eux-mêmes [16].

Siècles fortunés où l’on volait à la gloire sur les ailes du plus doux et du plus noble de tous les sentimens, où un sourire de la beauté enfantait des héros et des miracles ; où pour être un grand homme, il suffisait presque d’être né sensible ! O mœurs aimables et saintes, il est plus aisé de vous tourner en ridicule que de vous apprécier et d’atteindre à tant d’héroïsme !

Au reste, après cette période, l’empire des femmes produisit des effets différents et beaucoup plus heureux.

Déjà l’enthousiasme guerrier s’est ralenti ; de nouveaux objets se sont offerts à l’activité de l’esprit humain, il a appris à connaître et à rechercher une nouvelle espèce de gloire ; la lumière des lettres a commencé à reparaître ; et ce sont les femmes qui vont hâter l’heureuse révolution qu elles vont opérer.

C’est à elles que s’adressent les premiers hommages des Muses naissantes ; c’est pour elles qu’elles vont devenir dignes de les célébrer. On n’apporte plus à leurs pieds les dépouilles sanglantes d’un guerrier redouté, mais on vient y déposer les productions du génie. La gloire attachée aux talens obtint la faveur qu’elles avaient accordée à la valeur guerrière et l’espoir d’obtenir cette flatteuse récompense fit des poètes, des orateurs, des sçavants, comme il avait fait de preux chevaliers. Plus d’un érudit très pesant puisa sans doute dans les yeux dune femme aimable le courage nécessaire pour soutenir le poids de ces utiles et pénibles veilles, que nous nous permettons aujourd’hui de tourner en ridicule avec assez d’ingratitude.

C’était l’esprit de la chevalerie qui avait pris une autre direction et s’était appliqué à des objets plus paisibles et plus utiles ; et la nature même d’une partie des écrits de ce tems en fournit une preuve complète. C’étaient autant de monumens consacrés à leur gloire, c’étaient souvent des traités destinés à prouver la supériorité de leur sexe sur celui des auteurs qui les célébraient. La mode régna longtemps de soutenir des thèses publiques en leur honneur, comme on avait jadis rompu des lances pour l’amour d’elles. Ce ridicule, qui était l’effet inévitable de l’imperfection, du goût et de l’enfance des lettres renaissantes, prouve l’ardeur que les femmes inspiraient pour la culture des lettres et par conséquent combien elles ont contribué à accélérer les progrès des lumières et de la raison.

Puis-je oublier ces sociétés célèbres, formées dans un tems plus moderne où tous les hommes de génie de la France venaient faire l’hommage de leurs chefs-d’œuvre à de nouvelles Aspasies ! O Rambouillet [17] ! Ô nom à jamais cher aux lettres ! Ô temple charmant des Muses et des grâces ! Heureux les hommes de lettres à qui il fut donné de venir dans votre enceinte sacrée recevoir des mains de la beauté la couronne des talens.

Rambouillet, vous présentiez l’image et le modèle de ces sociétés charmantes que je propose de former !

C’est ainsi que de tout tems le mérite des hommes fut l’ouvrage des femmes et que, nées pour élever à la fois leur esprit et leur cœur, elles furent toujours en possession de leur inspirer de grandes idées ! Hâtons-nous de leur rendre ce privilège inviolable qui leur fut donné pour notre propre avantage. Ouvrons-leur l’entrée des Académies ; prions-les même d’y accepter une place.

Hélas ! on se plaint depuis longtems de ce que le dieu du génie n’inspire plus les Français. Le théâtre attend des Molière et des Corneille, la chaire des Bourdaloue, le barreau des Démosthène. Toutes les parties de notre littérature semblent, dit-on, frappées d’une stérilité désolante ! Que ne cherchons-nous un remède au mal ! Essayons du moins si celles qui ont donné le premier essor au génie ne sçauront pas le ranimer aujourd’hui !

Qui pourrait être assez ennemi de soi-même pour repousser tant d’avantages et d’agrémens qui s’offrent à la fois à nous ? Applaudissez-vous, Messieurs, d’avoir donné un exemple aussi salutaire et ne doutez pas qu’il ne soit bientôt suivi par le reste de l’empire littéraire. Mais, le dirai-je : vous n’avez fait encore que le premier pas vers cette utile institution.

Le choix que vous avez fait laisse encore l’exécution de notre système très imparfaite. Quel que soit le mérite de nos académiciennes honoraires, elles auront toujours un défaut essentiel, c’est d’être éloignées de nous, et de ne jamais nous procurer l’avantage d’embellir nos assemblées par leur présence.

Nous les lisons, nous les entendons, nous leur parlons, mais nous ne les voyons pas. Pour réaliser le bonheur dont j’ai tracé la peinture, pour atteindre le but que j’ai marqué, il faut aller beaucoup plus loin ; et pour trancher le mot, il faudrait que l’Académie comptât parmi ses membres plusieurs de nos concitoyennes.

Quel obstacle s’opposerait à l’accomplissement de ce vœu ? Il ne viendrait pas sans doute de l’Académie : elle ne pourrait qu’accueillir les dames avec empressement. Les dames dédaigneraient-elles ou les lettres ou l’Académie ? Mais peut-être la franchise de mon discours va-t-elle jusqu’à l’indiscrétion ? Peut-être faut-il attendre du tems et des circonstances la précieuse faveur que j’ose désirer. Mais au moins, MM., il en est une à laquelle l’Académie doit prétendre dès ce moment et que les dames ne peuvent lui refuser sans une extrême injustice : c’est de venir au moins une fois chaque année, en attendant cette heureuse époque, animer les assemblées publiques et encourager ses travaux par leur présence. Ce n’est point exiger un sacrifice trop pénible et elles ne peuvent s’y refuser sans renoncer au plus beau de leurs privilèges, qui consiste à être les protectrices naturelles des talens.

C’est une obligation attachée à leur qualité de citoyenne qui ne leur permet pas de refuser à leur patrie un service si important et qu’il est si facile de lui rendre. Il y a plus : c’est un devoir de leur sexe, car le ciel ne leur a pas prodigué tous les dons qui les embellissent pour être dans l’univers une vaine décoration, mais pour contribuer à la gloire et au bonheur de la société.

Aussi, nous pouvons l’avouer ; tous les membres de l’Académie avaient vu avec douleur le peu d’empressement que leurs concitoyennes avaient marqué pour fréquenter ses assemblées. Elle avait même le droit de regarder cette indifférence comme un scandale d’autant plus affligeant que des sentiments contraires auraient été aussi utiles à l’Académie qu’honorables aux dames. Enfin, cet abus l’alarmait d’autant plus qu’elle était informée que plusieurs dames aimables étaient éloignées de ce lieu par une fausse honte qui leur faisait redouter le titre de sçavantes, que l’on ne donne plus aux femmes éclairées, si elle osaient se montrer dans une assemblée publique de l’Académie. Heureusement, des faits très flatteurs pour elles lui ont annoncé que ce préjugé avait beaucoup perdu de son empire. Depuis quelques années, elle a vu les grâces se placer parmi ses auditeurs et sourire à ses travaux ; et dès ce moment, elle a senti le pouvoir de leur influence. Celles qui lui ont accordé cet honneur ne lui ont pas permis de s’apercevoir de l’absence de celles qui lui manquaient, ni de penser que le concours de cette classe intéressante d’auditeurs aurait pu être plus nombreuse ; et cette circonstance même a redoublé l’estime, la reconnaissance et le vif intérêt, que lui inspiraient celles qui lui accordaient cette faveur.


Voir en ligne : Pour une politique de la galanterie, F. Gauthier


[1Œuvres de Maximilien Robespierre, Tome XI (compléments (1784-1794) Editions du Centenaire de la Société des Etudes robespierristes, 17 rue de la Sorbonne, 75231 Paris cedex 05, 2007, pages 189-201

[2L. Berthe, « Un inédit de Robespierre. Sa réponse au discours de réception de Mademoiselle de Kéralio, 18 avril 1787 », AHRF, 1974, pp. 274-83. L’original de la main de Robespierre semble perdu.

[3Voir plus haut la lettre de Dubois à Robespierre datée du 5 janvier 1786.

[4M. Le Masson Le Golft, 1749-1828, Entretien sur Le Havre ; La Balance de la nature ; Esquisse d’un tableau du genre humain ; Lettres sur l’éducation. Il n’y a pas de traces, à notre connaissance, d’un discours de remerciement adressé à l’Académie de la part de Marie Le Masson, sans que nous puissions en déterminer la cause.

[5L-F de Kéralio, 1758-1821, avait publié une Histoire d’Elisabeth, reine d’Angleterre et une Collection des meilleurs ouvrages des Femmes françaises, en plusieurs volumes, dont l’Académie avait rendu compte en 1786. Elle avait le même âge que Robespierre. Son père, noble et militaire, s’était intéressé aux lettres et, en 1758, fut nommé par le roi Louis XV « sous gouverneur » de son petit-fils, le jeune prince de Parme, avec Condillac qui était nommé précepteur. Louise avait appris l’italien et publié des traductions, elle connaissait également l’anglais.

[6Voir François Poulain de La Barre, De l’égalité des deux sexes (1673), Paris, Fayard, 1984.

[7Voir Claude Habib, Galanterie française, Paris, Gallimard, 2006.

[8Le terme « féministe » est, en effet, apparu dans les années 1870-90. Robespierre est un des révolutionnaires les plus calomniés de l’historiographie, française en particulier, et c’est sans doute ce qui l’avait privé de cette reconnaissance, chez lui, d’une culture galante. Toutefois, la calomnie ne suffit pas à expliquer cette méconnaissance qui peut s’expliquer sans doute aussi par les progrès d’une incompréhension qui a peu à peu étouffé et dévalorisé cette culture de la galanterie, au sens encore une fois où Claude Habib l’expose dans l’ouvrage cité, bien que, précisons-le, elle n’ait pas connaissance de sa présence chez Robespierre.

[9L. Berthe, « Un inédit de Robespierre », art. cit., « Introduction », p. 269 et suiv. À l’exception de cette étude, cette campagne demeure curieusement ignorée de « l’histoire des femmes » ou « du genre ».

[10Françoise Gauthier

[11L’expression, comme le point de vue, sont très proches de ceux de Poulain de la Barre : « Les sçavans et les ignorants sont tellement prévenus de la pensée que les femmes sont inférieures aux hommes en capacité et en mérite, et qu’elles doivent estre dans la dépendance où nous les voyons, qu’on ne manquera pas de regarder le sentiment contraire comme un paradoxe singulier », De l’égalité des deux sexes, op. cit., 1673, 1.1, p. 16.

[12Aspasie de Milet, femme de cœur de Périclès qui ne put l’épouser parce qu’elle était métèque à Athènes, fut l’objet des critiques et jalousies des adversaires de la démocratie de ce temps. Henriette de Coligny, comtesse de la Suze, 1618-73, publia des poésies galantes en 1668 et tint salon. Antoinette Deshoulières, 1637-94, roturière, poétesse galante, tenait aussi salon. Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, 1626-96, exprima dans sa correspondance spirituelle sa gaieté et son esprit précieux. Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette, 1634-93, amie de la précédente, auteur de romans dont La Princesse de Clèves, La Princesse de Montpensier. On le voit, Robespierre a placé au premier rang de son Musée personnel en faveur de l’indispensable complémentarité des sexes, la démocratie athénienne et le XVIIe siècle qui vécut l’apogée, en France, de la galanterie.

[13Armide, l’héroïne de La Jérusalem délivrée du Tasse, mis en opéra par Gluck, à Paris, en 1777, date à laquelle Robespierre s’y trouvait aussi et a pu y assister.

[14On le voit, cette complémentarité des deux sexes, conçue par Robespierre comme un élargissement de l’esprit galant à tous les domaines de la vie sociale, ne saurait être limitée aux seules sociétés savantes.

[15On peut lire ici la proposition galante par excellence : les hommes sont « civilisés » par les femmes, ils se soumettent à leurs jugements parce que les femmes sont dignes de confiance.

[16Il s’agit de l’amour courtois.

[17Robespierre rend un nouvel hommage à Aspasie, accompagné de celui, fort enthousiaste, à Catherine de Vivonne-Savella, marquise de Rambouillet, 1588-1655, qui, dans son salon, surnommé I’Académie, où se rencontraient nobles et roturiers, en son hôtel qualifié de Parnasse français, vit naître la littérature galante et classique autour de Malherbe, Voiture, La Rochefoucauld, Mme de La Fayette, Descartes, Corneille et d’autres. Voir A. Adam, Histoire de la littérature française au XVII’ siècle, Albin-Michel, (1948) 1997, pp. 263-70.