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Discours de Robespierre sur le marc d’argent

samedi 3 décembre 2022

Robespierre fut parmi ceux qui défendirent, dès le 22 octobre 1789, le droit de tous les citoyens français, sans distinction de fortune, à voter. Il ne réussit pourtant jamais à prononcer devant l’Assemblée son discours dénonçant cette « aristocratie des riches » créée par le décret du marc d’argent, et visant à le faire rapporter. À la place, il fera imprimer le discours en avril 1791. Ce texte n’aura pas peu contribué à sa réputation de défenseur inflexible des principes de la Déclaration des droits, en maintenant que les droits de l’homme impliquent sans exception de richesse ceux du citoyen.

« Pourquoi sommes-nous rassemblés dans ce temple des loix ? Sans doute, pour rendre à la nation française l’exercice des droits imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes. Tel est l’objet de toute constitution politique. Elle est juste, elle est libre, si elle le remplit ; elle n’est qu’un attentat contre l’humanité, si elle le contrarie.

Vous avez vous-mêmes reconnu cette vérité d’une manière frappante, lorsqu’avant de commencer votre grand ouvrage, vous avez décidé qu’il falloit déclarer solemnellement ces droits sacrés, qui sont comme les bases éternelles sur lesquelles il doit reposer.

« Tous les hommes naissent et demeurent libres, et égaux en droits. »

« La souveraineté réside essentiellement dans la nation. »

« La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à sa formation, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentans, librement élus. »

« Tous les citoyens sont admissibles à tous les emplois publics, sans aucune autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens. »

Voilà les principes que vous avez consacrés : il sera facile maintenant d’apprécier les dispositions que je me propose de combattre ; il suffira de les rapprocher de ces règles invariables de la société humaine.

Or, 1° La loi est-elle l’expression de la volonté générale, lorsque le plus grand nombre de ceux pour qui elle est faite ne peuvent concourir, en aucune manière, à sa formation ? Non. Cependant interdire à tous ceux qui ne payent pas une contribution égale à trois journées d’ouvriers, le droit même de choisir les électeurs destinés à nommer les membres de l’assemblée législative ; qu’est-ce autre chose, que rendre la majeure partie des Français absolument étrangers à la formation de la loi ? Cette disposition est donc essentiellement anti-constitutionnelle et anti-sociale.

2° Les hommes sont-ils égaux en droits, lorsque les uns jouissant exclusivement de la faculté de pouvoir être élus membres du corps législatif, ou des autres établissements publics, les autres de celle de les nommer seulement, les autres restent privés en même-tems de tous ces droits ? Non ; telles sont cependant les monstrueuses différences qu’établissent entr’eux les décrets qui rendent un citoyen actif ou passif ; moitié actif, et moitié passif, suivant les divers degrés de fortune qui lui permettent de payer trois journées, dix journées d’impositions directes, ou un marc d’argent. Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anti-constitutionnelles et anti-sociales.

3° Les hommes sont-ils admissibles à tous les emplois publics sans autre distinction que celle des vertus et des talens, lorsque l’impuissance d’acquitter la contribution exigée les écarte de tous les emplois publics, quels que soient leurs vertus et leurs talents ? Non ; toutes ces dispositions sont donc essentiellement anti-constitutionnelles et anti-sociales.

4° Enfin, la nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non ; et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que seroit donc votre déclaration des droits, si ces décrets pouvoient subsister ? Une vaine formule. Que seroit la nation ? Esclave ; car la liberté consiste à obéir aux loix qu’on s’est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que seroit votre constitution ? Une véritable aristocratie. Car l’aristocratie est l’état où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes ; celle des Riches.

Tous les hommes nés et domiciliés en France sont membres de la société politique, qu’on appelle la nation Française ; c’est-à-dire, citoyens Français. Ils le sont par la nature des choses et par les premiers principes du droit des gens. Les droits attachés à ce titre ne dépendent ni de la fortune que chacun d’eux possède, ni de la quotité de l’imposition à laquelle il est soumis, parce que ce n’est point l’impôt qui nous fait citoyens ; la qualité de citoyen oblige seulement à contribuer à la dépense commune de l’état, suivant ses facultés. Or, vous pouvez donner des loix aux citoyens : mais vous ne pouvez pas les anéantir.

[…] Mais dites-vous, le peuple ! des gens qui n’ont rien à perdre ! pourront donc, comme nous, exercer tous les droits de citoyens.

Des gens qui n’ont rien à perdre ! que ce langage de l’orgueil en délire est injuste et faux aux yeux de la vérité !

Ces gens dont vous parlez sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent, au sein de la société, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s’ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont, ce me semble, quelque chose à perdre ou à conserver.

[…] Faites-y bien attention : ceux qui vous ont choisis, ceux par qui vous existez, n’étoient pas des contribuables au marc d’argent, à trois, à dix journées d’impositions directes ; c’étoient tous les Français, c’est-à-dire, tous les hommes nés et domiciliés en France, ou naturalisés, payant une imposition quelconque.

Le despotisme lui-même n’avoit pas osé imposer d’autres conditions aux citoyens qu’il convoquoit. Comment donc pouviez-vous dépouiller une partie de ces hommes-là, à plus forte raison, la plus grande partie d’entr’eux, de ces mêmes droits politiques qu’ils ont exercés en vous envoyant à cette assemblée, et dont ils vous ont confié la garde ? […] En portant de pareils décrets, vous n’agiriez pas comme représentans de la nation ; vous agiriez directement contre ce titre […]. Les peuples même [sic] ne pourroient jamais ni les autoriser, ni les adopter, parce qu’ils ne peuvent jamais renoncer, ni à l’égalité, ni à la liberté, ni à leur existence comme peuple, ni aux droits inaliénables de l’homme.

[…] Que signifie donc l’éternelle objection de ceux qui vous disent qu’il ne vous est permis, dans aucun cas, de changer vos propres décrets ? […] l’autorité tutélaire des représentans de la nation, fondée à-la-fois sur l’intérêt général et sur la force de la nation même, peut réparer une erreur funeste, sans courir d’autre risque que de réveiller les sentimens de la confiance et de l’admiration qui l’environnent ; elle ne peut se compromettre que par une persévérance invincible dans des mesures contraires à la liberté, et réprouvées par l’opinion publique. Il est cependant quelques décrets que vous ne pouvez point abroger, ce sont ceux qui renferment la déclaration des droits de l’homme, parce que ce n’est point vous qui avez fait ces loix ; vous les avez promulguées. Ce sont ces décrets immuables du législateur éternel déposés dans la raison et dans le cœur de tous les hommes avant que vous les eussiez inscrits dans votre code, que je réclame contre des dispositions qui les blessent, et qui doivent disparoître devant eux. »

Discours imprimé de Robespierre dit « Sur le marc d’argent », avril 1791, OMR, T. VII, p. 161-173.

Pour aller plus loin, voir Yannick Bosc, « Robespierre contre le décret dit du marc d’argent », Révolution-Française.net, mars 2008.

Texte sélectionné et présenté par Suzanne Levin, docteure en histoire.