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J.C. Martin « les Échos de la Terreur »

vendredi 7 décembre 2018

Dans « les Échos de la Terreur », l’historien Jean-Clément Martin interroge « la Terreur », inventée après le 9 thermidor, et explique les raisons du succès de ce « mensonge d’État » dans les mentalités. Il mène aussi, au travers de cette étude, une réflexion sur l’histoire. Extrait.
Jean-Clément Martin

INVENTION ET POSTÉRITÉ DE LA TERREUR ROBESPIERRISTE

Jean-Clément Martin [1]

in l’humanité Dimanche n°22566

Pourquoi sommes-nous si assurés que la Terreur révolutionnaire a rompu la trame des temps et a innové dans la longue histoire des massacres ?

La chose est entendue depuis longtemps : l’histoire de la Révolution et de la Terreur n’a pas été écrite au moment où elle se vivait. La France « garda un silence de plusieurs années. Et comment aurait-elle élevé la voix, lorsque toute liberté fut comprimée au nom de la liberté ? » comme l’expliquèrent à l’Empereur les membres de l’Institut dans leur rapport sur l’état de la science historique. Alors que, dans ce domaine, la prépondérance du pays était établie au XVIIIe siècle, du moins si l’on en croit ces auteurs, son rayonnement aurait cessé sous l’effet des événements. L’échec révolutionnaire aurait montré l’erreur commise par les historiens des Lumières qui ne croyaient qu’en la seule raison, oubliant de tenir compte de la morale opinion qui allait s’établir durablement.

« Mouches d’un seul été » selon Burke ou « enfants sans mère » pour Mona Ozouf, les révolutionnaires – mais encore faudrait-il savoir de qui on parle – auraient vécu dans la « brisure du temps » et, pour reprendre la formule bien connue, fait du passé table rase. Ils auraient créé une « période de dérive de l’histoire » et « libéré » la parole devant un public en « apesanteur », ce qui aurait entraîné la Terreur.

La messe est-elle dite ? Parmi les preuves régulièrement citées de la tabula rasa révolutionnaire figure la maxime du pasteur Rabaut Saint-Étienne : « L’histoire n’est pas notre code. » Encore faut-il savoir ce qu’il voulait dire et à quelle date il l’a dit. La phrase appartient à ses « Considérations très importantes sur les intérêts du tiers état » publiées en 1788 et il s’agit d’un appel aux principes plutôt qu’aux pratiques existantes pour établir les lois qui devaient être élaborées par les États généraux. À ce moment, le pays tout entier, de la Cour aux plus humbles rédacteurs des cahiers de doléances, ne parlait que de réformes et de changements en débattant d’exemples tirés des deux siècles précédents. Les élucubrations pseudo-historiques alimentaient alors les débats évoquant les droits des Francs et des Gaulois, voire la légitimité royale depuis Pharamond - même si les sans-culottes récupérèrent à leur profit la légende du roi qui aurait été l’Hercule gaulois. L’opinion avait été marquée par l’échec radical du programme de Turgot, qui avait scellé la fin des espoirs placés par les élites intellectuelles dans le despotisme éclairé. Comme l’avait dit Condorcet : « L’événement a changé pour moi la nature. » C’est, faute de pouvoir compter sur un courant légitimé par des réformes réussies, que les acteurs de 1789, qu’ils soient ou non « révolutionnaires », cherchent des principes, inspirés de l’expérience américaine, des doctrines du droit naturel, moderne ou chrétien, ainsi que, enfin et surtout, des pratiques de gouvernement et d’administration à l’œuvre depuis les guerres de Religion.

Factuellement, le passé est une véritable obsession chez tous les acteurs de la Révolution. La manie des orateurs de citer à tout propos des faits tirés de l’Antiquité grecque et romaine ou de l’histoire française a été suffisamment exposée, voire moquée, pour qu’il ne soit pas nécessaire de rappeler l’importance des emprunts, que ce soit dans le vocabulaire et la rhétorique politiques, dans le choix des prénoms ou dans l’habillement. Les exhortations de Barère à détruire « la Vendée », dans son discours du 1er août 1793, répètent Caton l’Ancien et son fameux « Delenda Carthago » de 157 av. J.-C.

Comme le déplorait en 1795 Volney, premier titulaire de la chaire d’histoire à l’École normale : « Noms, surnoms, vêtements, usages, lois, tout a voulu être Spartiate ou romain », en suivant le goût développé par les « livres classiques » étudiés sous « la férule collégiale » qui « nous (a) frappés d’un véritable vertige ». Pour lui, l’histoire grecque et romaine n’était qu’une suite de « guerres éternelles, égorgements, massacres de femmes et d’enfants ».. Le goût des antiques, des ruines et l’intérêt porté aux histoires non européennes étaient partagés par tous les acteurs de l’époque, couple royal compris, si bien que l’histoire antique était au cœur de la Révolution, elle-même obsédée par le passé et réglant ses comptes avec lui en permanence — avant que la « réaction » romantique valorise le Moyen Âge.

Le moindre des paradoxes est de penser que la Révolution présentée comme un commencement absolu a collectionné - volontairement en institutionnalisant le musée et les archives, ou involontairement par les Confiscations - d’innombrables objets qui, avec les archives, désormais organisées, ont été les ressources de l’écriture historique du XIX : siècle. S’il est vrai qu’elle invente un nouveau calendrier, rompant avec la tradition chrétienne, c’est en se référant explicitement aux « traditions sacrées de l’Égypte ». Rien ne s’efface.

Même l’exécution du roi ne crée pas la rupture qui lui est régulièrement associée. Alors qu’’il était critiqué au sein même de l’aristocratie contre-révolutionnaire, Sa mort exemplaire va faciliter le retour du principe monarchique au XIX° siècle, assurer que la fidélité à la Personne royale dure plusieurs décennies dans certaines provinces françaises et permettre que, dans les goûts et les modes de vie, « l’Ancien Régime » persiste longtemps. Reste Cependant que le changement d’époque provoqué par les violences et « la Terreur » a été ressenti par tous.

Plus qu’une réflexion sur le sens des événements, les historiens de la fin du XVIII°début XIX° proposent des « récits post-traumatiques » sur la Révolution destinés à rassurer leurs lecteurs.

DES VIOLENCES COMPLEXES MAIS ORDINAIRES

À vrai dire, il faut s’étonner là encore que la question soit posée de cette façon : pourquoi sommes-nous si assurés que la Terreur révolutionnaire a rompu la trame des temps et a innové dans la longue histoire des massacres ? L’argument est évidemment polémique. Dès juillet 1789, Babeuf expliquait les violences de Paris, notamment les meurtres de Foulon et de Bertier, par les habitudes héritées de la monarchie. Le publiciste Lavicomterie en fait son fonds de commerce dès 1791, en publiant « les Crimes des rois de France, depuis Clovis jusqu’à Louis XVI ». Le livre est continué par « les Crimes des papes, depuis saint Pierre jusqu’à Pie VI », et confirmé par « les Crimes des reines de France, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à Marie-Antoinette », sans doute écrit par Prudhomme. Les mesures radicales des années 1792-1794 répondent donc aux atrocités précédentes, dont celles des guerres de Religion et de la Fronde. C’est ce raisonnement que tient Saint-Just, le 26 février 1794 (8 ventôse an Il), dans son « Rapport sur les personnes incarcérées », en rappelant que Louis XVI a fait « immoler huit mille personnes en 1787 ( …) que (sous son règne), on pendait Par an quinze mille contrebandiers : on rouait trois mille hommes ».… l’exactitude des chiffres n’est Pas un scrupule nécessaire. Le même Prudhomme, qui a entre-temps évolué d’un bord politique à l’autre, ose, après Thermidor, avancer des bilans humains de « la Terreur » tout aussi fantaisistes. Il assure que 2022903 individus étaient morts pour cause de révolution, dont 120 000 en Vendée, 184000 dans les colonies et 800 000 dans les armées, sans oublier les « femmes mortes par suite de couches prématurées, trois mille quatre cents ; femmes tuées dans la Vendée, quinze mille ; enfants tués, fusillés ou noyés, vingt-quatre mille ». Il n’est pas possible de défendre la publication, pointilliste et à charge, mais elle a l’avantage de poser la question du bilan humain de la Révolution — question que l’historiographie ne traitera pas scientifiquement avant la fin du XX° siècle. En revanche, son évocation des .morts « dans les colonies » restera sans suite. Alors que, pendant des années, les nouvelles effrayantes arrivent de Saint-Domingue où, depuis août 1791, le soulèvement des esclaves provoque les événements les plus meurtriers de la période révolutionnaire, l’historiographie et la philosophie de l’histoire n’y accorderont pas d’attention. Le sens de l’histoire est censé se jouer en Europe - il y a fort à parier que le XXIe siècle abandonnera cette lecture.

Pour l’essentiel, les publications relatives à la Révolution, qui paraissent à la fin du XVIII siècle et . au début du XIX°, ne sont que des récits événementiels et des dénonciations, avant qu’elles ne se coulent dans le cadre imposé par le Consulat et l’Empire pour éviter le retour des affrontements. Leurs auteurs, même s’ils sont affectés d’avoir à raconter les scènes de violence, en brossent des tableaux factuels. Tous condamnent évidemment cette spirale violente, imputée pour l’essentiel aux jacobins, et se félicitent que le Consulat ait pu la rompre. S’ils souhaitent qu’une société des « propriétaires » s’établisse pour en empêcher le retour, ils ne bâtissent pas pour autant une interprétation du sens de l’histoire. Ils demeurent ; comme Toulongeon ou Paganel, dans la continuité des historiens précédents qui, jusqu’à 1789, privilégiaient l’érudition et ne se souciaient guère de définir leurs méthodes. Plus qu’une réflexion sur le sens des événements, ils proposent des « récits post-traumatiques » destinés à rassurer leurs lecteurs qui peuvent y retrouver l’écho ou le rappel de ce qu’ils ont vécu eux-mêmes. En contrepartie, leurs écrits ne vont pas durablement marquer l’opinion et leur souvenir va s’effacer après les années 1830, quand une autre vague révolutionnaire traverse l’Europe, léguant la mémoire d’autres traumatismes.

LA VIOLENCE, PIVOT DE L’HISTOIRE MONDIALE

La prise en compte de la radicalité de l’expérience révolutionnaire dans une perspective d’histoire philosophique va, au contraire, assurer le succès pérenne des auteurs qui abordent les événements de cette façon. Cette écriture, qui brosse à grands traits le devenir de l’humanité en le découpant en époques significatives, n’était guère appréciée par les historiens érudits du XVIIIe siècle ; les analyses récentes de l’historiographie ne la prennent pas plus en considération, préférant insister sur le passage de l’histoire-récit à une histoire plus scientifique à la fin du XVIIIe siècle.

Ces écrivains s’inscrivent dans les débats qui animaient les salons et les académies, et prolongent les entreprises intellectuelles illustrées par Vico, Voltaire, ou encore Turgot, qui cherchaient le sens de l’aventure humaine et croyaient dans la marche vers le progrès. « La Révolution » telle qu’elle est comprise par les penseurs européens des années 1770-1780 doit augmenter le degré de civilisation. C’est à ce courant qu’appartient Condorcet, mort peu après avoir écrit son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain », qui découpe l’histoire humaine en dix époques et s’achève, paradoxalement, sur une profession de foi inentamée dans l’établissement du bonheur sur terre.

Cette compréhension de la Révolution disparaît pour laisser place à un malaise et surtout à une réinterprétation de l’histoire du monde. Significativement, dès 1795, dans les cours d’histoire qu’il donne à l’École normale nouvellement ouverte, le publiciste Volney évite la Révolution et la Terreur qui demeurent hors de son champ d’étude alors qu’il ne cesse d’y penser et de les comparer aux époques anciennes.

C’est également sans se référer aux événements que Joseph Fiévée publie, en 1815, « Des opinions et des intérêts pendant la Révolution ». Le livre, imprimé dès 1809, montre l’évolution nationale récente comme le résultat dialectique de conflits entre la royauté, la noblesse, le clergé et le tiers état. Pour lui, l’Empire napoléonien clôt cette longue histoire, après l’échec révolutionnaire. Si la Révolution n’est pas le point zéro ouvrant : une nouvelle ère, elle représente, malgré tout, pour ces deux auteurs, le moment de la rupture avec un passé définitivement révolu.


Voir en ligne : Les échos de la Terreur 1794-2001 .J.C. Martin


[1PROFIL : Jean-Clément Martin est professeur émérite de l’université Paris-1-Panthéon Sorbonne, ancien directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, et a consacré de nombreux livres à la Révolution française comme à la Contre Révolution et à leur mémoire. Il est notamment l’auteur de « Robespierre,la fabrication d’un monstre », dans lequel l’auteur démonte les mythes et la légende noire pour retrouver l’homme, et d’un « Dictionnaire de la Contre-Révolution ».