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Le buste de Robespierre à ARRAS le 15 octobre 1933

jeudi 24 octobre 2024

Georges Lefebvre, titulaire de la Chaire d’Histoire de la Révolution Française à la Sorbonne aurait cette année 150 ans.
Pour les arrageois, curieux de l’histoire de Robespierre avec sa ville, il est particulièrement émouvant de relire le compte-rendu que firent les Annales Historiques de la Révolution Française de cette journée de 1933.
L’on sait que ce buste ne put être inauguré dans le jardin de l’Abbaye-Saint-Vaast là où il devait figurer. La droite et les Ligues ayant répandu le matin de l’inauguration des libelles anti-robespierristes et du sang dans les caniveaux.


On relira avec intérêt les propos tenus au théâtre d’Arras et reproduits ci-dessous.

LE BUSTE DE ROBESPIERRE À ARRAS LE 15 OCTOBRE 1933

 [1]

Il y a dix ans, presque jour pour jour, notre Société, ayant à sa tête le regretté Albert MATHIEZ, rendait à Arras un solennel hommage à Robespierre. Quelle joie ce fut alors pour MATHIEZ de présider la cérémonie de l’apposition d’une plaque sur la maison qu’avait habitée le grand révolutionnaire. « La journée du 14 octobre 1923, écrivait-il dans sa revue, marquera une date importante dans l’histoire de notre œuvre ». Après avoir rapporté les discours prononcés en cette occasion, MATHIEZ terminait : « Nous espérons bien qu’un jour s’élèvera à Paris ou à Arras un monument digne de l’homme d’État qui a illustré la tribune française et donné l’exemple des plus hautes vertus civiques et sociales ».

C’est chose faite ! Le buste de Robespierre est dressé depuis le 15 octobre dernier dans une des belles salles de l’Hôtel de Ville superbement restauré de sa commune natale. Depuis longtemps déjà le marbre dans lequel l’habile ciseau du grand artiste Marius CLADEL avait fixé les traits énergiques de Maximilien attendait une consécration officielle. MATHIEZ qui en avait dirigé l’exécution n’’était malheureusement pas de la fête. Mais sa mémoire fut continuellement associée à celle de celui auquel il a donné toute une vie de labeur. Notre président Georges LEFEBVRE et le maire d’Arras M. DELANSORNE ont uni la pensée du révolutionnaire et celle de son historien. Les conversations que nous avons recueillies rappelaient aussi sans les séparer ces deux grandes existences faites de travail, de sacrifice et de complet dévouement. Albert MATHIEZ peut être satisfait : ses efforts n’ont pas été inutiles, la journée du 15 octobre en partie les récompense.

« Au grand désespoir de toute une certaine presse, écrivait l’Artois Républicain, l’inauguration du buste de Maximilien ROBESPIERRE a été une manifestation digne, correcte et imposante dont notre cité peut être fière ».

La municipalité, son maire en tête, était venue accueillir à la gare M. LEFEBVRE, notre président, entouré d’un grand nombre des membres de notre société. Il y avait là M. POULET, conseiller d’État, vice-président de notre comité, M. Ph. SAGNAC, professeur d’histoire de la révolution à la Sorbonne, M. Marius CLADEL, M. DE PRESSAC, conseiller municipal de Paris, MM. MICHON, Gustave LAURENT, adjoint au maire de Reims, SALMET, ingénieur à Paris, Madame Jenny BERNARD, Madame et M. AUBERT, MM. LÉVY, MARÉCHAL, maître de conférences à la Faculté des lettres de Rennes, M. HUIN, inspecteur primaire, CONAN, Lucien LECLERC, FONTAINE, maire de Coudekerque-Branche, LABROUSSE, LOUCHARD, Madame et M. PONTEIL, professeur à Paris, Madame et M. Th. LEFEBVRE, professeur à Paris, M. Louis JACOB, professeur à Paris... et quelques autres peut-être dont nous n’avons pu remarquer la présence dans la foule ; nous les prions de ne pas nous tenir rigueur des oublis.

Des amis aussi s’étaient excusés : MM. DOMMANGET, Gaston MARTIN, député, RUFER, à Berne, SCHNERB, de Clermont, NICOLLE, d’Alençon, VERMALE, de Grenoble, POUTHAS, de Paris, JAVOGUES, secrétaire général, CAMPAGNAC, de Paris, SCHILLER-MARMOREK, de l’Arbeiter Zeitung de Vienne, CALVET, de Paris, GODECHOT, de Strasbourg.

Ils avaient exprimé à M. LEFEBVRE tous leurs regrets de ne pouvoir être à ses côtés.

À la sortie de la gare, le cortège se rendit au monument aux morts de la ville. M. LEFEBVRE y déposa, au nom de notre société, une gerbe de fleurs. De là on gagna la mairie où, après quelques mots de bienvenue prononcés par M. DELANSORNE, eut lieu la remise du buste de Robespierre à la municipalité d’Arras. M. le Préfet du Pas-de-Calais s’était fait représenter par M. VEVEAUD, son chef de cabinet. Outre nos amis déjà nommés, on remarquait : MM. DOZRAS, LOBBEDEZ, MONORY, adjoints ; les conseillers municipaux ; les députés EVRARD, BELTRÉMIEUX, LOUART ; le sénateur BACHELET, de la Seine ; LESESNE, député-maire de Saint-Ouen ; LEDUC, président du Tribunal civil ; FEUILLETTE, chancelier des ROSATI d’Artois ; Jean OTT, président d’honneur des ROSATI de Paris ; BERNARD, ancien député ; GOULET, conseiller général ; COCHE, DECAUDIN, conseillers d’arrondissement ; PANTIGNY, secrétaire général de la Fédération Socialiste du Pas-de-Calais ; CHOPIN, secrétaire général de l’Union des Syndicats Confédérés ; BEUVRY, président de la Fédération Départementale des œuvres laïques ; DUVIEUXBOURG, maire d’Avion ; GUIDEZ, maire de Bapaume ; PLOUVIEZ, maire de Sainte-Catherine ; PLEZ, maire de Puisieux ; BOURDON, maire de Bucquoy ; BROUTIN, maire d’Achiet ; DUPONT, maire d’Iel ; DEROUBAIX, maire de Grenay ; FONTAINE, maire de Coudekerque ; CRESSON, maire de Saint-Nicolas ; BOUIN, adjoint au maire d’Habarcq ; PROUST, adjoint au maire de Douai ; BANCILLON, directeur d’école ; MAGNE, économe de l’École normale d’Arras ; Morin, architecte des monuments historiques ; QUIGNON, vice-président de la Caisse d’Épargne ; DHORNE, de la Ligue des Droits de l’Homme ; G. MOLLET, secrétaire de la Fédération de l’Enseignement ; ROUSSEAU, percepteur ; AULÉRY, chef de zone au Ministère des Pensions ; Louis, directeur de coopérative ; BERNARD, directeur de l’École d’Agriculture ; SCHILTGES, directeur d’école à Paris ; LENS, directeur d’école à Berneville ; MARIAGE, président de la Ligue Radicale ; HASDENTEUFEL, principal du Collège ; CROIZIER, inspecteur du Travail ; PICOT, CABOT, inspecteurs principaux des P.T.T. ; LÉGER, chef des services des R. L. ; Marcel DUPUICH, vétérinaire à Lens ; SCHILDT, secrétaire général de la mairie ; Raoul FAILLE, CHAUCHOY, directeurs d’écoles ; des professeurs, des instituteurs et de nombreuses autres personnalités. Nous reproduisons ci-dessous les discours de MM. LEFEBVRE, DELANSORNE et FEUILLETTE, chancelier des ROSATI d’Artois, à cette cérémonie.

Un banquet réunit à treize heures, à l’hôtel du Commerce, environ deux cents personnes ; M. DELANSORNE présidait, il était entouré des nombreuses personnalités dont nous avons cité les noms.

À l’issue du banquet des allocutions furent prononcées par MM. DELANSORNE, de PRESSAC, conseiller municipal de Paris, LEFEBVRE et Jean OTT, président d’honneur des ROSATI de France.

Enfin à quinze heures, une conférence de M. LEFEBVRE sur ROBESPIERRE réunit au théâtre municipal huit cents auditeurs. Le conférencier fut présenté par M. BACHELET, sénateur de la Seine, originaire des environs d’Arras et admirateur de ROBESPIERRE. Nous reproduisons les paroles de M. LEFEBVRE qui fut à maintes reprises rigoureusement applaudi. La salle vibrait d’un tel enthousiasme que tout entière elle reprit avec ardeur les strophes du Chant du Départ entonné par l’excellent chanteur M. PIGUET.

Le vœu d’Albert MATHIEZ est exaucé, le buste de ROBESPIERRE a été inauguré d’une façon grandiose. C’est un nouvel et bel hommage rendu à la mémoire du grand calomnié.

REMISE DU BUSTE DE ROBESPIERRE A LA MUNICIPALITÉ D’ARRAS
DISCOURS DE M. LEFEBVRE

Portrait de Georges Lefebvre

Mesdames et Messieurs,

Si la vie des hommes était réglée conformément aux exigences de la justice, ce n’est pas moi qui prendrais en ce moment la parole ; je me serais contenté d’écouter, au milieu de vous, celui qui, dans l’esprit de tous les membres de la Société des Études Robespierristes et de tous les souscripteurs du buste de Maximilien Robespierre, devait être à l’honneur après avoir été longtemps à la peine : j’ai nommé Albert MATHIEZ.

C’est lui qui, presque en même temps qu’il fondait notre Société — c’était en 1908 — prit l’initiative de proposer aux républicains d’élever à Arras un monument qui témoignât de leur fidélité au grand patriote et au grand démocrate. C’est lui qui, par un labeur inlassable, dans les Annales que publie notre société et dans des livres qui ont réussi à gagner la faveur du grand public lui-même, a su rappeler ses services et rouvrir le procès du 9 thermidor qui, suivant le mot de Cambacérès, n’avait jamais été plaidé : Notre réunion eût certainement marqué l’un des plus beaux jours de sa vie. Le destin lui a refusé cette suprême récompense : la mort a frappé subitement Mathiez, dans sa chaire de Sorbonne, le 26 février 1932, alors que, luttant courageusement contre un malaise angoissant, il poursuivait son enseignement à l’heure accoutumée.

Nous n’aurons donc pas l’histoire de Robespierre que nous attendions de lui comme le résumé et la consécration des efforts d’un quart de siècle. Au jour où nous honorons la mémoire de Maximilien, notre deuil me commandait de rappeler le souvenir de celui qui fut son historien le plus clairvoyant et le mieux informé, son admirateur le plus dévoué et le plus enthousiaste.

À son nom, j’associe tous ceux qui furent ses collaborateurs fervents, qui se sont groupés autour de lui dans notre société et aux Annales historiques de la Révolution française, tous ceux qui ont souscrit à son appel pour l’érection de ce monument, tous ceux qui, nombreux, lui ont apporté l’obole du pauvre, celle qui, entre toutes, aurait touché le cœur de Maximilien ; au premier rang, je citerai le nom de notre ami Cladel qui a bien voulu consacrer son grand talent à l’œuvre que vous avez sous les yeux et attendre silencieusement, pendant des années, que fussent levés les obstacles qui en ont retardé l’inauguration.

Monsieur le Maire, Messieurs les Conseillers municipaux d’Arras, ces obstacles, c’est vous qui avez eu le courage de les écarter ; plus qu’aucun autre, nous mesurons le mérite de votre initiative ; nous vous en exprimons notre reconnaissance et, nous en sommes convaincus, la démocratie artésienne reconnaîtra les siens dans les citoyens qui ont enfin su rendre au plus illustre des enfants d’Arras, au député du Tiers État d’Artois, aux États généraux de 1789 et à l’Assemblée nationale constituante, au représentant du peuple pour le département du Pas-de-Calais, à la Convention nationale, au membre du grand Comité de Salut public, à Maximilien Robespierre, l’hommage qui lui était dû.

Monsieur le Maire, Messieurs les membres du Conseil municipal, en qualité de président de la Société des Études Robespierristes, c’est dans cet esprit qu’au nom d’Albert Mathiez, de ses collaborateurs et de ses amis, j’ai l’honneur de remettre entre vos mains et de confier, en vos personnes, à toute la démocratie arrageoise, le buste du citoyen Maximilien Robespierre.

Un quart de siècle, toute une vie d’historien, il n’a pas moins fallu pour nous réunir aujourd’hui. Mais qui s’en étonnerait s’il connaît l’incroyable amas de racontars et d’accusations où l’ignorance et la mauvaise foi se sont amalgamées aux secrètes hostilités politiques, philosophiques et sociales pour accabler le vaincu de Thermidor ? Des républicains, ses propres collègues, lui ont jeté les premières pierres aux derniers jours de sa vie et, lui mort, au plus fort de la Terreur blanche, lui ont imputé la responsabilité de tout ce qu’ils avaient proposé ou approuvé de son vivant. Puis sont venus les contre-révolutionnaires acharnés à rabaisser celui qui les avait empêchés de livrer la France au joug de l’étranger.

C’était un royaliste, ont dit les uns : il voulait épouser Madame Royale, remettre Louis XVII sur le trône et, d’ailleurs, c’est lui qui a fait enlever le dauphin du Temple. C’était un dictateur, se sont écriés les autres : il a pourchassé tous ceux qui faisaient obstacle à son ambition ; il a imaginé la terreur pour se débarrasser d’eux et l’exécution de Danton n’a pas d’autre cause. C’était un esprit faux et abstrait, ont avancé d’autres encore, un fanatique : il a versé le sang innocent pour imposer à la France une idéologie vaine, pour organiser un régime social contre nature, pour faire triompher une nouvelle religion dont il aurait été le grand prêtre.

Il était aussi incapable qu’orgueilleux, a-t-on assuré aussi, un orateur ennuyeux et filandreux, qui faisait rédiger ses discours par d’autres, un pique-assiette qui vivait aux crochets de ses amis Duplay, un faux ami et un mauvais frère. Que sais-je ? N’ayant pu mettre sérieusement en doute son renom d’incorruptible, on a ridiculisé la « vertu » dont il faisait une obligation inflexible à l’homme public qui a l’honneur de représenter ses concitoyens.

C’est du moins un honneur à rendre aux républicains qui, après les sombres jours de l’Empire napoléonien et des rois restaurés par l’étranger victorieux, entreprirent, au lendemain de la Révolution de 1830, de réorganiser le parti, que le plus grand nombre d’entre eux surent renouer le lien qui unit la pensée de Robespierre à celle des partis de gauche. Lorsque Godefroy Cavaignac, fils d’un conventionnel,un des plus ardents de leurs chefs, entreprit d’exposer, devant le tribunal devant lequel il était poursuivi, les principes et les fins de la République, ce fut aux quatre articles que Robespierre avait proposé, le 24 avril 1793, d’adjoindre à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour limiter le droit de propriété qu’il n’hésita pas à recourir. Lamartine, un peu plus tard, dans son Histoire de Girondins, sut parler avec équité des services éminents que Robespierre avait rendus comme fondateur de la démocratie politique et comme défenseur de la France révolutionnaire. Et les premiers socialistes ont retrouvé aussi dans sa pensée le premier germe de leurs doctrines. Babeuf, dans les dernières années de sa vie, reconnut, un peu tard, en Robespierre, le protagoniste le plus avancé d’une démocratie sociale qui devait s’épanouir dans le socialisme ; et nul n’a parlé de Maximilien avec plus d’estime que Buonarroti qui, vers 1834, renoua la tradition de Babeuf dont il avait été le compagnon.

Mais, il faut l’avouer, après qu’eurent disparu les générations qui avaient vu la Révolution ou qui en avaient entendu parler par les contemporains, la mémoire de Robespierre peu à peu rentra dans l’ombre. Déjà, Michelet et Quinet, aux prises avec la réaction cléricale, lui reprochèrent son sentiment religieux et son culte de l’Être suprême. Quinet le blâma d’avoir condamné la déchristianisation qui, seule, à son avis, aurait pu, en déracinant le catholicisme en France, assurer l’avenir de la démocratie. Devenus laïques, beaucoup de républicains, aujourd’hui encore, ressentent de la méfiance et de la répugnance pour celui qui avait voulu faire du culte de l’Être suprême la religion civique de la République.

Puis, les fondateurs de la troisième République le jugèrent compromettant. Comme on l’a dit, ils avaient peur de faire peur, et, si explicable que leur parut la Terreur, connaissant la difficulté de faire admettre à la plupart des hommes, l’importance des circonstances historiques quand il s’agit de porter un jugement sur les hommes du passé, ils la tournèrent par le silence et portèrent leurs hommages à Danton dont la défense leur paraissait plus facile, parce que, s’il a été le créateur du Tribunal révolutionnaire, il a fini par se poser en défenseur de la clémence. Pour que Danton fut exalté, on vilipenda Robespierre.

Mais il faut aller plus loin. L’hostilité des républicains gouvernementaux et parlementaires pour Robespierre a des racines plus profondes. Robespierre a été porté au pouvoir par une insurrection antigouvernementale et antiparlementaire, qui a obligé la Convention à exclure les députés Girondins. Contre lui a fermenté le vieux levain de défiance que tout gouvernement nourrit contre l’action populaire ; le parlementaire même, jaloux de son autorité, ne regarde pas toujours de bon œil les citoyens qui ont la prétention de contrôler son action et de peser sur ses décisions. Et, d’autre part, Robespierre a été le chef de la démocratie sociale, et non pas seulement de la démocratie politique ; il a soutenu que le droit de propriété doit être étroitement limité, que l’État doit intervenir énergiquement contre la puissance de l’argent ; son ami Saint-Just a proposé de distribuer gratuitement aux pauvres les biens des suspects. Ce sont là des précédents qui ont alarmé secrètement, n’en doutez pas, plus que tout autre, tant de républicains, même radicaux. Assurément, j’apprécie les difficultés que présente la réforme sociale et les raisons qui commandent la prudence aux chefs responsables de la République : avant tout, il faut qu’elle dure ; c’est son premier devoir et les Montagnards de l’an II, à certains égards, l’ont trop oublié. Mais si l’opportunisme de Gambetta et de Jules Ferry se justifie ainsi aux yeux d’un historien, il ne saurait non plus se dissimuler que la prudence peut aisément servir à décorer l’inertie. La prudence n’est pas le sommeil et elle n’exclut pas l’énergie. La République vit de l’action et le meilleur moyen de compromettre son existence, c’est d’endormir ses défenseurs. C’est pourquoi le parti radical se constitua autour de Clemenceau, pour se dresser contre l’opportunisme ; c’est pourquoi ensuite nombre de radicaux passèrent au socialisme ; c’est de quoi s’avisèrent aussi beaucoup d’anciens amis de Gambetta et de Ferry, lorsqu’à la fin du XIX° : siècle, l’affaire Dreyfus servit de prétexte à un formidable assaut contre la République : pour rallier toutes les gauches, on ne put pas s’en tenir à la défensive : il fallut leur proposer un programme d’action et y faire une large place à la démocratie sociale.

Ce fut alors que le souvenir de Robespierre ressuscita et, au premier rang de ceux qui lui rendirent justice, il faut citer le grand homme dont le génie a été une lumière pour tant d’hommes de ma génération, le citoyen Jean Jaurès qui, j’en suis sûr, aurait été aujourd’hui au milieu de nous. Préoccupé, dans son Histoire socialiste, de retrouver, à l’éveil de la démocratie, les premiers germes du mouvement socialiste, il avait, lui aussi, trouvé sur sa route les quatre articles de 1793 ; son génie, généreux et noble, soucieux de conserver la paix à la démocratie, mais non moins résolu à défendre au besoin l’indépendance de la communauté française, l’emplissait d’une douloureuse sympathie pour la destinée tragique de Maximilien Robespierre, champion résolu de la paix, obligé par les fautes d’autrui de prendre en mains la défense de la Révolution défaillante et d’assumer la responsabilité terrible des mesures qui ont assuré son triomphe.

Mais pour reconstituer cette histoire dans ses détails, il fallait un long et patient travail d’érudition et c’est alors que Mathiez se mit à l’œuvre. Je lasserai votre attention si j’entreprenais d’énoncer ici les innombrables études où il a remis dans leur vraie lumière la pensée, le talent, le caractère, la popularité, l’activité gouvernementale de Robespierre. Aussi bien, puisque Monsieur le Maire d’Arras a bien voulu m’inviter à exposer tout à l’heure devant vous les motifs qui nous font conserver à Robespierre notre estime et notre amitié, vous ne vous étonnerez pas que j’abrège.

Ni Jaurès ni Mathiez n’ont espéré convaincre les adversaires de la Révolution. Qu’ils aient du moins persuadé les amis de la démocratie politique et sociale, ce n’est pas certain. Mais que leurs efforts n’aient pas été vains, notre réunion d’aujourd’hui en est la preuve et c’est une nouvelle raison de persévérer. Avec le pessimisme des hommes d’action, Robespierre lui-même ne s’est jamais fait illusion : ceux qui, dans les moments tragiques, ont le courage de prendre de grandes responsabilités, doivent s’attendre à se voir éternellement combattus. Il faut l’écouter pour percevoir, au delà du temps, le sentiment pathétique qui lui laissait entrevoir son destin :

Le seul tourment du juste à son heure dernière

Et le seul dont alors je serai déchiré,

C’est de voir en mourant la pâle et sombre envie

Distiller sur mon front l’opprobre et l’infamie,

De mourir pour le peuple et d’en être abhorré !

Citoyen Maximilien Robespierre ! les descendants des Jacobins et des Sans-Culottes, du moins, restent fidèles à ton souvenir. Ils ont élevé ce buste à ta mémoire en témoignage d’estime et d’amitié. En leur nom à tous, je te salue comme auraient pu le faire leurs pères, en l’an II de la République : « Citoyen Robespierre : Salut et fraternité ! Vive la République une et indivisible ! »

DISCOURS DE M. DELANSORNE, CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR, MAIRE D’ARRAS

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Désiré DELANSORNE
Maire d’Arras
1929-1937

Je vous remercie, au nom de la municipalité d’Arras, Monsieur le Président et vous aussi, Messieurs les Membres du Comité directeur de la Société des Études Robespierristes, du don que vous avez bien voulu faire à notre ville du buste de Maximilien Robespierre, buste que l’un de mes prédécesseurs avait déjà accepté, en 1925, de M. Mathiez, mais dont l’inauguration, dans le jardin Saint-Vaast, n’a pas été réalisée pour des raisons de convenances personnelles, a-t-on dit depuis, mais qui étaient de politique opportuniste et intéressée, plus que de respect de sentiments que l’on a, et pour cause, beaucoup exagérés.

Il paraissait étrange et anormal à un grand nombre de visiteurs de tous les pays que Robespierre, enfant illustre d’Arras, n’ait pas dans cette ville sa statue. Dans les réflexions qui étaient faites, on pouvait discerner comme une sorte de reproche à tant d’ingratitude et une sorte aussi de blâme au manque de reconnaissance envers un homme qui honora sa petite patrie, l’Artois, comme il sauva et honora sa grande, la France, aux heures les plus pénibles et les plus douloureuses de son histoire.

Une plaque commémorative, inaugurée en 1923 avec le concours de la municipalité, signalait bien à l’attention publique la maison qu’habita Robespierre. C’était insuffisant !

Aujourd’hui, Messieurs, grâce à vous, une grande injustice est réparée et, comme l’écrivait tout récemment un collaborateur de la revue « Les Nouvelles littéraires », nous n’avons pas à rougir de Robespierre, qui fut « un bourgeois raisonnable et correct » et qui est digne des honneurs que nous lui rendons en ce moment.

Une cité comme Arras, dont les fastes d’honneur, de gloire, de luttes et de sacrifices sont inscrits sur toutes les pierres de ses maisons et de ses édifices, se grandit et s’ennoblit quand, bravant les calomnies, les injures, les menaces et les attaques, elle n’a d’autre souci que de rendre, sans forfanterie, comme sans provocation, un hommage public à l’homme qui n’eut jamais en vue, dans les situations les plus délicates, les plus dures et les plus tragiques, que la grandeur, le prestige et l’intégrité de son pays.

La personnalité de Robespierre a été beaucoup discutée et critiquée. Elle le sera aussi longtemps que les passions domineront les hommes, aussi longtemps que des partis de régression, d’intolérance et de réaction s’opposeront aux partis de liberté et de progrès. ‘

Ce que l’on ne peut contester, c’est la loyauté, la franchise, le courage, l’incorruptibilité et le dévouement aux principes de la Révolution dont Robespierre fit preuve aux moments les plus dangereux, les plus critiques et les plus émouvants de sa vie.

Il me paraît indispensable de rappeler que Robespierre entra au Comité de Salut public quand de mauvaises nouvelles arrivaient coup sur coup du Nord, du Midi, de l’Ouest, du Rhin, quand l’extrême danger semblait justifier d’avance les mesures extrêmes.

Placé entre les Hébertistes dont la devise était « La Terreur », celle des Dantonistes étant « La Clémence », il essaya de se maintenir entre les exagérés et les modérés en prenant pour mot d’ordre « La Justice ». Attaqué à la fois par les Hébertistes et les Dantonistes, il ne décima la Convention qui était pour lui la Loi que par les décrets qu’elle consentit à voter. C’est légalement qu’il perdit les Hébertistes et les Dantonistes, tous ses ennemis. Il ne gouverna jamais que par la majorité, n’administra que par la Loi, n’agit que par la parole et la discussion, par les seuls moyens autorisés dans l’État le plus libre. Il eut dans les plus grandes violences, dans les situations les plus extrêmes des scrupules de légalité. Sa dictature fut surtout d’opinion, de persuasion, d’autorité morale ; elle fut une sorte de pontificat entre les mains d’un homme vertueux et sensible, fervent disciple de Jean-Jacques Rousseau.

Le jour où la Convention, c’est-à-dire la Loi, se retira de lui, il se laissa mourir plutôt que de recourir à un coup d’État, à la force illégale. A ce point de vue, il fut un personnage presque unique dans l’histoire.

Robespierre fut toujours le défenseur du peuple, des petits.

des humbles, des opprimés et ce sera son éternelle gloire d’avoir toujours et en toute occasion pris leur défense.

À une interruption, il répondit un jour :

« Le peuple, dites-vous, des gens qui n’ont rien à perdre, pour« ont donc, comme nous, exercer tous les droits des citoyens !

« Des gens qui n’ont rien à perdre ? Est-ce donc rien, la liberté, « la vie, tous les droits, toutes les affections » ?

Robespierre fut la conscience de la Révolution. Qu’on l’aime ou « qu’on l’exècre, on ne peut nier qu’il incarna une époque et « quelle époque ! Il vécut en homme de bien ; il est mort en « héros. Il n’a jamais désespéré de la République ».

Je ne veux pas insister, sachant que cet après-midi, au théâtre, M. le Président de la Société des Études Robespierristes nous dira dans une conférence pleine d’éloquence et de compétence les raisons d’admirer Robespierre, sa vie et son action pendant les journées révolutionnaires.

Je terminerai en félicitant M. Marius Cladel pour la belle œuvre dont notre ville est dotée. Vous avez sculpté le buste de Robespierre, M. Cladel, à la façon dont votre père a écrit ses impressionnants ouvrages sur les paysans du Quercy. Anatole France, qui s’y connaissait, a dit de lui : « Il est peut-être le plus infatigable de tous les ouvriers en style » et Rémy de Gourmont a également dit : « Cladel reste de ces classiques singuliers, et comme souterrains, qui sont la véritable vie de la littérature française ».

La physionomie de Robespierre vous a passionné, m’’avez-vous écrit. Je le comprends, étant donnés les sentiments dans lesquels vous avez été élevé par un père qui fut un grand artiste des Lettres, en même temps qu’un grand citoyen et un grand républicain.

Je tiens à déclarer ici publiquement que, dans l’une des autres formes de l’art, vous êtes aussi un grand artiste, et que ce buste, dont la garde nous est confiée, sera avec tant d’autres l’une des plus belles, des plus remarquables richesses de notre Hôtel de Ville ».

DISCOURS DE MONSIEUR FEUILLETTE CHANCELIER DES ROSATI D’ARTOIS

Marianne Gilchrist, membre anglaise de l’ARBR devant la plaque en l’honneur des Rosati. Au dos du Beffroi d’ARRAS

Mesdames, Messieurs,

Il y a, dans l’une des œuvres les plus 4prement discutées de mon illustre maître, Romain Rolland, une phrase qui m’a toujours semblé admirable : « Ma tâche est de dire ce que je crois juste et humain. Que cela plaise ou que cela irrite, cela ne me regarde plus ».

Les Rosati d’Artois, au nom desquels je prends la parole, pourraient inscrire cette phrase dans leur constitution. S’ils sont ici, en effet, malgré les critiques et les attaques que leur décision a soulevées, c’est parce qu’ils ont estimé que, lors d’une cérémonie destinée à célébrer l’un des plus illustres d’entre eux, la solidarité rosatique leur faisait un devoir d’être présents | !

Robespierre ne fut-il pas, en effet, l’un des premiers membres de notre vieille société. Comme Le Gay, Charamond, Carnot, Lenglet, et tous ces insouciants jeunes gens qui, en 1778, chantèrent, sous les bosquets de Blangy, le vin, l’amour et les roses, il reçut, par la rose pourpre, la coupe de vin rosé et le diplôme en vers, cette investiture rosatique dont le caractère ineffaçable associe à tout jamais par le cœur et par la pensée les Rosati présents, les Rosati passés et les Rosati futurs.

« On ne meurt pas quand on est Rosati « a dit Lazare Carnot. Et cette parole est restée la devise des Rosati d’à présent comme elle avait été celle des Rosati d’autrefois.

« On ne meurt pas quand on est Rosati ».

Dans le petit cénacle de bons camarades où, chaque mois, viennent prendre place, autour du bouquet de roses et de la coupe de champagne rosé, les Rosati d’aujourd’hui, les Rosati d’hier sont encore présents par le souvenir, comme les Rosati de demain le sont déjà par l’espoir. Et lorsque le Directeur, le premier, lève la coupe, le rite rosatique prescrit qu’il boive « aux Rosati passés, présents et futurs ».

« On ne meurt pas quand on est Rosati », parce que les Rosati n’oublient pas... Quand on est Rosati, on n’abandonne pas les siens !

Des voix plus autorisées et plus érudites que la mienne vous ont dit ce que fut Robespierre. Elles vous ont dit que l’histoire a été injuste pour lui et l’avait chargé de crimes dont il n’est point responsable. Je ne veux même pas essayer de savoir si les doctes chartistes qui se sont penchés avec sollicitude sur les sources de l’histoire et ont opiniâtrement cherché dans l’aridité de documents poudreux un peu de lumière ont fait toute la clarté sur la personnalité de Robespierre. Une seule chose nous importe : Robespierre a été chargé par l’histoire de toutes les fautes, de tous les crimes et de toutes les défaillances d’une époque troublée au cours de laquelle la nécessité de défendre contre ses innombrables ennemis la République naissante a créé aux hommes de terribles devoirs. Ce rôle de bouc émissaire répugne à notre justice. Il répugne aussi à notre âme rosatique. Et c’est pourquoi, quels qu’en soient les causes et les mobiles, toute tentative qui a pour objet de réhabiliter notre confrère disparu ne peut que recevoir notre suffrage et mériter notre reconnaissance.

Pour nous, il nous plaît, même si l’on nous accuse d’avoir tort, de ne regarder Robespierre qu’à travers les bosquets fleuris des bords de la Scarpe, au milieu du petit cercle de compagnons joyeux qui survit en nous. N’est-ce point de là qu’il est parti, poussé par l’enthousiasme révolutionnaire, une chanson aux lèvres, une flamme au cœur, et, à la main ce bouquet de roses qu’ont fidèlement reproduit les estampes de ce temps ? Et n’en a-t-il point emporté, avec cette chanson, cette flamme et ces roses, toutes les illusions et tout l’idéalisme qui chantaient, brillaient et fleurissaient au cœur des premiers Rosati ? Lorsque grondait autour de lui la tempête de ces journées terribles où la République, attaquée de toutes parts, faisait, de toutes parts, face au péril, n’est-ce point parce que ses yeux étaient fixés sur l’horizon qu’il ne voyait pas le sang et la boue couler à ses pieds ? Par les sentiers mystérieux de l’avenir, son regard halluciné voyait s’avancer le défilé interminable de tous ceux qui, ? après lui, devaient travailler à parfaire l’œuvre grandiose que sa foi patriotique avait rêvée ! Que pouvaient lui importer alors les revirements de la foule et son ingratitude, la défaite d’un instant, la chute, la mort ?.. « On ne meurt pas quand on est Rosati ». On sait que l’on n’est qu’un maillon dans une chaîne éternelle, que rien ne disparaît de ce qui est juste et beau, et que, lorsqu’on a donné pleinement, sans espoir de récompense, son humble part de labeur, d’autres viendront qui ne laisseront pas s’éteindre le flambeau de l’Idéal pour lequel on est mort |

Mesdames, Messieurs, Lorsque, le neuf thermidor, Robespierre fut blessé, il se trouvait, à ses côtés, le docteur Élie Dugenne, député du Cher à la Convention. Celui-ci essuya le sang qui coulait de la plaie et la pansa.

Ce modeste conventionnel était mon arrière-grand-père.

Aujourd’hui, les circonstances qui ont fait de moi, au cours de cette cérémonie, le porte-parole des Rosati d’Artois, me permettent — et j’en suis profondément ému — de renouveler le geste pieux de mon ancêtre. Comme celui-ci s’est penché, plein d’une tendre sollicitude, sur un visage meurtri, je me penche sur une mémoire saignante pour y verser le baume de l’amitié rosatique et de sa fidélité

DISCOURS SUR ROBESPIERRE par Georges Lefebvre

Mesdames et Messieurs,


Christian Lescureux,
Fondateur de l’ARBR
en conférence devant
le buste de Robespierre

I

En entreprenant de vous parler de Robespierre, je n’ai pas le dessein de vous raconter sa vie dont la partie la plus importante se confond, vous le savez, avec l’histoire de la Révolution : il y faudrait des heures. D’ailleurs, si je dois rappeler que je suis historien et que je ne saurais oublier, sans me faire injure à moi-même, que mon premier devoir est donc de respecter la vérité, ce n’est pas comme historien que je me présente devant vous et pour faire œuvre d’érudition. Encore moins comme un apologiste, résolu d’avance à tout approuver des faits et dits de Robespierre. C’est diminuer la dignité de l’homme que d’abdiquer l’esprit critique qui est son caractère propre et je ne saurais m’y résoudre.

Je viens vers vous comme républicain et comme Français, pour rappeler les raisons qui nous font conserver à Robespierre notre estime et notre amitié et qui, dans notre esprit, le placent au-dessus des divergences qui séparent les partis de gauche, au-dessus des divisions qui opposent les uns aux autres les républicains, au-dessus même des conflits qui mettent les Français aux prises depuis 1789.

Les partis de gauche peuvent s’accorder pour regarder Robespierre comme l’apôtre de la démocratie sociale ; tous les républicains attachés sans arrière-pensée à la démocratie politique peuvent honorer en lui le plus illustre et le plus résolu de ses premiers représentants ; tous les Français pourraient respecter en lui le défenseur inébranlable de l’indépendance nationale.

De ce que je retiendrai de la vie de Robespierre, je ferai deux parts. J’essaierai de montrer d’abord que, par son invariable attachement à la démocratie, par sa politique sociale, par son hostilité à l’égard de toute guerre d’agression, mais aussi par son ardeur passionnée à défendre contre l’étranger la communauté française, Robespierre, se place à l’origine de notre tradition républicaine. Je rappellerai, en second lieu, les caractères essentiels de son œuvre d’homme d’État réaliste, qui est d’ailleurs inséparable de celle du Comité de Salut public.

D’avoir été le plus célèbre des premiers chefs de la démocratie française, Robespierre.sans doute, le doit à Jean-Jacques Rousseau, mais il le doit aussi à son origine et à son caractère. Fils d’un avocat peu fortuné, orphelin de bonne heure, brillant élève du collège Louis-le-Grand, mais boursier pauvre, c’est de son travail qu’il a vécu à Arras à partir de 1781. On l’a représenté comme un avocat

Ainsi que je l’explique dès le début, ceci n’est pas une œuvre d’érudition ; ce n’est même pas en tant qu’historien que je la présente ici. J’ai parlé comme citoyen français à des citoyens français pour expliquer les raisons des robespierristes le j’ai pensé que les membres de la Société devaient être mis au courant de ce qu’avait dit leur président. Je me réserve donc le droit de revenir ultérieurement, s’il y a lieu, sur l’histoire de Robespierre ou sur telle de ses parties le de modifier les idées que j’exprime en ce moment si le progrès de mes connaissances l’exige.

Sans causes et sans ressources, comment donc aurait-il été admis à l’Académie d’Arras ? Comment aurait-il frayé aux Rosati avec la société arrageoise ? Comment le Tiers État d’Artois l’aurait-il député, à trente et un ans, aux États généraux de 1789 ? La vérité c’est que, gagnant honorablement sa vie, il était pourtant resté pauvre. Mais sur ce mot, qui revient si souvent dans ses propos, dissipons toute équivoque. Être pauvre, dans l’esprit de Robespierre, ce n’est point croupir dans cette misère qui use prématurément les forces de l’homme et, peu à peu, le dégrade ; c’est se contenter de pourvoir à ses besoins par son travail personnel, sans dédaigner le bien-être mais sans rechercher l’oisiveté ni le luxe.

Qui ne voit que, pour rester fidèle à cette règle, comme l’a été Robespierre, pour borner ses désirs et résister aux séductions, surtout quand on est entré dans la vie politique, il faut du caractère et que, même, certains traits de tempérament peuvent s’harmoniser avec cet idéal ? Chaste et sobre, taciturne et souvent mélancolique, trouvant son principal agrément dans les plaisirs modestes de la famille et d’un petit cercle d’amis, Robespierre s’est trouvé naturellement d’accord avec les enseignements de Rousseau. On a dit qu’il n’était qu’un petit bourgeois. Cela est vrai et c’est en partie la cause de sa popularité. La petite bourgeoisie française, qui a formé le gros du parti jacobin et sans-culotte, a retrouvé en lui sa probité, son application, sa dignité de mœurs, sa décence extérieure, sa méfiance à l’égard de la richesse excessive et du luxe désordonné.

De sa triste jeunesse et de sa vie laborieuse et austère, Robespierre a conçu une haute idée, l’orgueil si l’on veut, de sa valeur intellectuelle et morale et il s’est attaché ainsi à ce principe que la naissance ni l’argent ne sauraient être la mesure des talents, de la dignité et des droits du citoyen : or, tel est le principe fondamental de la démocratie. Aux États généraux et à l’Assemblée constituante, il ne s’est donc pas borné à défendre la Révolution contre les privilégiés, à réclamer la libération de tous les opprimés. les comédiens, les juifs, les esclaves noirs des colonies. Aux yeux du peuple, il a été, avant tout, le représentant de la démocratie politique. La Constituante, où le Tiers État avait député surtout des membres de la bourgeoisie aisée ou riche, s’est montrée presque aussi méfiante à l’égard des pauvres qu’envers les aristocrates ; n’ayant garde de proclamer le suffrage universel, elle avait subordonné le droit de vote au paiement d’une contribution. Robespierre, dès 1789, n’a cessé de combattre le régime censitaire, par les raisons les plus fortes dont la meilleure à nos yeux est que, dans une société fondée sur l’inégalité des richesses, le suffrage universel est un des rares moyens de contrebalancer la puissance de l’argent.

Mais, dira-t-on, Robespierre n’était pourtant pas républicain en 1789 et il ne l’est devenu que tardivement, en 1792. C’est incontestable. Mais son attitude est justement ce qui lui a permis de marquer fortement la signification que la République a pour nous.

Au sens strict, la République est un gouvernement dont les chefs sont élus, au lieu d’être héréditaires. Mais élus par qui ? La République de Venise était alors une république nobiliaire ; celle des Provinces-Unies et beaucoup de cantons suisses étaient. gouvernés par des patriciats urbains ; aux États-Unis même qui, en 1789, attiraient tous les yeux, le suffrage n’était pas universel et le gouvernement était aux mains des planteurs de Virginie qui s’enrichissaient du travail des esclaves. D’une telle république, Robespierre ne voulait point. Il eût préféré une monarchie avec le suffrage universel à une République qui fût la propriété des nobles ou des riches. C’est pourquoi, lorsqu’en 1792 la trahison de Louis XVI, qui avait appelé les Allemands pour remettre ses sujets sous le joug, eut déterminé les Français à le renverser, Robespierre proposa que le suffrage universel fût simultanément proclamé. Ainsi n’est-il pas seulement à nos yeux le plus fameux des apôtres de la démocratie : il l’est aussi de la République, telle que nous la concevons, qui n’est pas seulement une forme de gouvernement, mais un régime dont l’objet est de réaliser l’égalité et qui n’aurait pas de sens s’il n’était démocratique et social. Il aurait pu dire, comme Michelet : « Si tous les êtres, et les plus humbles, n’entrent pas dans la cité, je reste dehors ».

II

La question est de savoir si l’obtention des droits politiques suffit à les y faire entrer effectivement et si certaines conditions sociales ne sont pas nécessaires pour qu’ils jouissent réellement de ces droits. Robespierre pensait en effet que l’inégalité des richesses peut réduire ces droits à n’être qu’une vaine apparence. Chef historique de la démocratie politique, il l’est également de la démocratie sociale. Sur ce mot non plus, point d’équivoque : ce serait une erreur de croire que Robespierre fut socialiste. Est socialiste celui qui n’admet d’autre propriété individuelle que le fruit du travail personnel, sous forme d’objets de consommation, et qui exige que les moyens de production, la terre, les machines et les matières premières, les moyens de transport, les banques et les institutions commerciales soient transformés en propriété collective. Robespierre n’a jamais formulé pareil programme, non plus que les Montagnards. Sans doute, en 1793, ont-ils nationalisé en partie la vie économique du pays par la réquisition et la taxation.

Mais ce fut là un régime imposé par la guerre comme celui que nous avons connu de 1914 à 1918, avec les autres belligérants. En pleine paix, une crise économique peut même imposer des expédients semblables. Ne taxons-nous pas le blé ? Et M. Roosevelt ne poursuit-il pas une expérience qui, si elle était poussée jusqu’au bout (et c’est pourquoi sans doute elle ne le sera point), mènerait les États-Unis, pays classique du capitalisme, à une nationalisation presque totale ? Il n’y voit pourtant qu’un remède momentané. De même, rien ne permet de penser que les Montagnards aient eu l’intention de perpétuer, après la paix, l’application du maximum.

Robespierre n’en pensait pas moins, comme Rousseau, qu’à l’origine de l’inégalité parmi les hommes, il n’y a pas seulement la nature, mais aussi la propriété individuelle, telle que nous la connaissons. Et si l’inégalité qu’elle comporte devient excessive, la démocratie politique n’est plus qu’un simulacre, parce que le salarié perd toute indépendance sans même s’en apercevoir, car la presse et les autres moyens de propagande, sinon l’enseignement, tombent sous le contrôle de ceux qui l’emploient et-lui dictent ses opinions. Dans l’opinion de Robespierre, notre propriété individuelle est donc un mal. Mais c’est un mal inévitable. « Il ne fallait pas une révolution sans doute, dit-il à la Convention, le 24 avril 1793, pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes ; mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère ».

Quel est donc son idéal social ? C’est une société de petits producteurs, chacun possédant une terre, un petit atelier, une boutique, capable de nourrir sa famille, et échangeant ses produits directement contre ceux de ses égaux. Vous y retrouvez son double souci moral et social. L’homme vivant de son travail sans rien devoir à personne, c’est lui qu’il appelle le pauvre ; une production individualiste et une toute petite propriété lui garantissent l’indépendance ; mais cette propriété, pour être acquise et conservée, exige une certaine initiative, des vertus personnelles de travail, de frugalité et d’épargne.

Ceux qui parlent avec dédain de cet idéal « petit bourgeois » négligent de noter que tel était en 1789 celui du journalier agricole et de l’ouvrier urbain de France. Ce que les paysans qui ne possédaient pas de terre ont reproché à la Révolution, ce n’est point de n’avoir pas créé des exploitations collectives, mais de ne pas leur avoir distribué à chacun un lopin de terre ; ce que les ouvriers ont regretté, ce n’est point qu’elle n’ait pas construit de grandes usines, c’est que l’abolition des corporations n’ait pas suffi pour leur permettre de s’établir à leur compte. L’idéal de Robespierre était à la mesure des conditions économiques de son temps ; il a été pour les sans-culottes la démocratie sociale intégrale et, aujourd’hui que ces conditions pourtant ont complètement changé, il me paraît certain qu’il en va pareillement encore pour beaucoup de Français.

Mais comment le réaliser ? Faut-il compter sur la pleine liberté économique et le laissez-faire ? C’est un fait d’expérience qu’abandonnés à eux-mêmes, les hommes, inégaux par nature, deviennent en outre de plus en plus inégaux en richesse par l’héritage et la spéculation, et qu’’ainsi la corruption de la démocratie politique devient inévitable. C’est pourquoi Robespierre et les Montagnards ont restauré, dans la pensée républicaine, la notion du droit social d’après lequel la communauté nationale étant la condition et la garantie des droits individuels d’une part, et n’ayant, d’ailleurs, d’autre objet intelligible que le plus grand bien-être ou, comme ils disaient, le « bonheur » de tous, est investie d’un droit de contrôle sur l’organisation de la propriété et du travail. C’est ce que Robespierre a exprimé, dans le discours du 24 avril 1793 déjà cité, au moment où on discutait la nouvelle déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’on voulait placer en tète de la constitution républicaine. « En définissant la liberté le premier des besoins de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature, nous avons dit avec raison qu’elle avait pour bornes les droits d’autrui.

Pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété qui est une institution sociale ?.. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre Déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans ». Il proposait donc de lui adjoindre les quatre articles si souvent cités : « 1° La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi ; 2° Le droit de propriété est borné, comme les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui ; 3° Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables ; 4° Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral ». L’année suivante, son ami Saint-Just résumera la doctrine, dans ses Institutions républicaines, sous cette forme saisissante : « Il faut que l’homme vive indépendant ».

La démocratie politique prend ainsi toute sa valeur. C’est son devoir d’intervenir pour maintenir une égalité relative, en reconstituant la petite propriété, à mesure que l’évolution économique tend à la détruire, pour prévenir la constitution d’un monopole de la richesse et le pullulement d’un prolétariat dépendant, par des lois sur l’héritage, par l’impôt progressif sur le revenu, par la constitution de petites propriétés. En un temps où il s’agissait surtout de pourvoir les paysans, la République ne manquait pas de moyens puisqu’elle disposait des terres du clergé et des émigrés.

Au mois de mars 1794, en ventôse an II, Saint-Just proposa en outre de distribuer gratuitement aux pauvres les biens des suspects, ennemis de la Révolution. Ces fameux décrets de ventôse, forme extrême de la démocratie sociale en France, n’ont jamais été appliqués. Mais, en attendant, les Français démunis de propriétés, se sont vu reconnaître par la Constitution de 1793, le droit de demander à la République du travail ou une assistance. C’est la Convention montagnarde qui a posé le principe de l’assistance médicale gratuite, de la pension d’invalidité ou de vieillesse. Et comme l’instruction, si la communauté ne l’assure à tous, est le privilège le plus précieux de la richesse, elle l’a mise à la disposition du peuple par une école unique, gratuite à tous les degrés.

Telle est la tradition qu’a reprise Godefroy Cavaignac lorsque après la révolution de 1830, il reconstitua le parti républicain. Telle est celle qu’a reprise le parti radical. Les institutions démocratiques de la Troisième République ne constituent qu’une réalisation graduelle et lente du programme de Robespierre et des Montagnards.

Si Robespierre vivait parmi nous l’estimerait-il toujours suffisant ? Ne serait-il pas socialiste ? Vous en déciderez. A mon avis, si les radicaux ont le droit de soutenir qu’ils restent fidèles à sa pensée, les socialistes sont fondés également à se réclamer de sa philosophie sociale et ils peuvent soutenir avec vraisemblance que, les circonstances économiques ayant changé, c’est l’appropriation collective des moyens de production qui, seule, en offre une application satisfaisante.

III

Cette démocratie, Robespierre entendait qu’elle fût pacifique ; sur aucun point, sa pensée n’a été plus ferme, d’autant plus originale et plus digne de son caractère qu’elle a heurté la passion enthousiaste des révolutionnaires.

C’était à la fin de 1791 ; la Constitution, votée par l’Assemblée constituante, venait d’être mise en vigueur, le 1er octobre,et, déjà, chacun la savait menacée. Le roi Louis XVI avait fui le 20 juin précédent : on l’avait arrêté à Varennes et la Constituante avait jugé prudent de lui rendre son trône, mais personne ne doutait qu’il fût d’accord avec l’étranger ; le 27 août, à Pilinitz, le souverain de l’Autriche, empereur d’Allemagne, avait signé avec le roi de Prusse une déclaration menaçante pour la Révolution.

Dans ces conditions, les Girondins demandaient qu’on déclarât la guerre. Ils soutenaient qu’il valait mieux prendre les devants : c’était ce que nous appelons une guerre préventive. Ils prétendaient aussi que la guerre obligerait le roi à prendre publiquement parti, à leur livrer le gouvernement ou à manifester sa trahison : c’était ce que nous appelons faire de la guerre une manœuvre de politique intérieure. Cette guerre, ils la croyaient d’ailleurs facile parce que, la Révolution ayant trouvé de l’écho dans les pays voisins, ils se figuraient que l’apparition des soldats français et du drapeau tricolore susciterait partout l’insurrection contre les rois et les nobles. Ils voyaient déjà l’Europe organisée en états libres qui se fédéreraient pour assurer la paix universelle.

Pour mon compte, je ne saurais accabler la mémoire des Girondins. S’ils se sont fait de grandes illusions, on ne peut oublier que la nation révolutionnaire les a partagées. Nous voyons aujourd’hui l’imprudence ; j’admire toutefois ceux qui se sentent certains que l’enthousiasme juvénile de la Révolution ne les aurait pas alors entraînés.

Mais, certes, Robespierre n’en a que plus de mérite à lui avoir résisté. Il a tout de suite discerné que la guerre est incompatible avec la liberté démocratique et entraîne, en fait ou en droit, la dictature : « C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie et qu’il exerce une espèce de dictature » ; ainsi a-t-il prévu le gouvernement du Comité de Salut public. Il a signalé que, pendant la guerre, le peuple perd l’habitude et le goût de se gouverner lui-même, en sorte que la route est libre pour le rétablissement de la monarchie ou l’usurpation d’un général : « C’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils et politiques pour ne s’occuper que des événements extérieurs ; qu’il détourne son attention de ses législateurs et de ses magistrats pour attacher tout son intérêt et toutes ses espérances à ses généraux... C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive et l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux fait des soldats de la patrie les soldats du monarque et de ses généraux » ; ainsi a-t-il prévu Bonaparte. Il n’a pas moins bien démêlé les intérêts qui poussaient la Gironde à précipiter la guerre : les fournisseurs de guerre, les spéculateurs sur l’assignat, les réfugiés étrangers, Hollandais, Brabançons, Suisses, Genevois, Italiens, qui, bannis de leur patrie, aspiraient à y rentrer derrière nos armées. Et surtout il a bien aperçu que les modérés, les Feuillants, La Fayette et Narbonne, comptaient se servir des troupes que la guerre réunirait sous leurs ordres pour briser à l’intérieur de la France le mouvement démocratique ; que le roi lui-même et les ennemis de la Révolution souhaitaient la guerre parce qu’ils étaient convaincus que la France serait vaincue : « La guerre est bonne pour les officiers, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d’événements ; … elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés qui gouvernent la France... C’est surtout alors que, revêtus des livrées du patriotisme, le parti modéré, dont les chefs sont les artisans de cette trame, déploiera sa sinistre influence ; c’est alors qu’au nom du salut public, il imposera silence à quiconque oserait élever quelques soupçons sur la conduite ou sur les intentions des agents du pouvoir exécutif... et des généraux qui seront devenus comme lui l’espoir et l’idole de la nation ». Et enfin, il s’est efforcé également de dissiper les illusions sur la guerre de propagande : « On croit déjà voir le drapeau tricolore planté sur le palais des empereurs, des sultans. des papes et des rois ;.… d’autres assurent que nous n’aurons pas plutôt déclaré la guerre que nous verrons s’écrouler tous les trônes à la fois ». « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution... Personne n’aime les missionnaires armés et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis ».

En combattant la guerre, Robespierre n’a donc nullement cédé à je ne sais quel cosmopolitisme qui regarde comme indifférente la conservation des communautés nationales. Au contraire, ce qu’il a détesté, c’est la prétention d’intervenir dans les affaires des pays étrangers dont l’indépendance doit être respectée : « Il faut déclarer solennellement, écrit-il en mai dans son journal, Le Défenseur de la Constitution, à propos de la Belgique, que les Français n’useront de leurs forces et de leurs avantages que pour laisser à ce peuple la liberté de se donner la constitution qui lui paraîtra la plus convenable ». Des nations indépendantes, libérées du despotisme par leur propre effort et vivant en paix les unes avec les autres, tel est ce qu’il appellerait aujourd’hui son internationalisme.

Il suit de là que la communauté française doit avant tout penser à elle-même. Il l’a dit, à plusieurs reprises, de 1791 à l’an II : « Remettez l’ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs » ; « Assurez votre liberté avant de vous occuper de celle des autres ». Et si les peuples, loin de renverser leurs tyrans, les acclament, si, au lieu de fraterniser avec les Français, ils marchent contre eux derrière leurs gouvernements, alors, que la communauté nationale se replie sur elle-même et se prépare à combattre. Rien de plus net à cet égard que le grand discours du 11 pluviôse an II (30 janvier 1794), aux Jacobins où certains s’efforçaient de séparer le peuple anglais de ses chefs, de le représenter comme la victime de leur tyrannie et prêt à se rebeller contre eux avec le secours des Français : « On veut séparer le peuple anglais de son gouvernement : je ne demande pas mieux, à condition qu’on distinguera aussi le peuple anglais faisant la guerre à la liberté conjointement avec son gouvernement, du peuple anglais punissant le même gouvernement de ses attentats contre la liberté. Qu’est-ce que cette anglomanie, déguisée sous le masque de la philanthropie, si ce n’est la conservation de l’ancien brissotisme qui négligea le bonheur et la tranquillité de son pays pour aller s’occuper de la liberté de la Belgique ?.. Pourquoi veut-on que je distingue un peuple qui se rend complice des crimes de son gouvernement, de ce gouvernement si perfide ? Je n’aime pas les Anglais, moi, parce que ce mot me rappelle l’idée d’un peuple insolent, osant faire la guerre au peuple généreux qui a reconquis sa liberté. Il est, dit-on, un parti de l’opposition (en Angleterre) ; à la bonne heure ! Nous allons bientôt voir de quoi il est capable… Ce n’est point à nous à faire les frais de la révolution d’Angleterre. Qu’on voie ce peuple s’affranchir lui-même et nous lui rendrons toute notre estime et notre amitié. Quant à nous, formons une marine ; serrons de toutes parts nos forces ! »

Dans la pensée de Robespierre, la guerre peut donc devenir une nécessité pour la démocratie ? Sans doute. Sur ce point, comme sur tous les autres, Robespierre, qu’on a peint à plaisir comme un idéologue doctrinaire, était trop réaliste pour ne point l’avoir dit.

L’idée absurde qu’une démocratie pouvait renoncer d’avance à se défendre n’a même pas effleuré son esprit et c’est pourquoi, la guerre déclarée, il deviendra le chef le plus résolu, inexorable et sans rémission, de la défense nationale et révolutionnaire. Mais il faut qu’auparavant, tout soit fait pour l’éviter : « Je ne viens point, s’écrie-t-il, alors qu’il en était encore temps, prêcher une doctrine pusillanime, ni conseiller un lâche système de faiblesse et d’inertie.

Je veux aussi la guerre, mais comme l’intérêt de la nation le veut...

La nation ne refuse point la guerre, si elle est nécessaire pour acheter la liberté ; mais elle veut la paix et la liberté, s’il est possible… »

La guerre est à ses yeux un moyen extrême dont elle désire d’être dispensée.

Eh quoi ! s’écriera-t-on ; il n’y a point là de règle positive. À chaque instant, il nous faudra donc peser les alternatives et vivre dans l’angoisse. Il est vrai. La politique de ceux qui, comme les Girondins, veulent la guerre à tout prix, est plus simple sans doute.

Plus simple encore assurément la politique de ceux qui auraient proposé de laisser le roi de Prusse occuper la France et installer un gouverneur à Paris : mais qui aurait osé supposer que les institutions révolutionnaires survivraient à cet abandon ? Rien dans la vie humaine ne comporte une sécurité définitive ; aucun bien ne nous est assuré sans l’éventualité d’un sacrifice nécessaire à sa défense. Après toute révolution, chaque génération doit, pour ainsi dire, la consolider tout autant que la continuer et consentir à la protéger contre ses ennemis. Sinon, qu’elle la désavoue. Il n’y a pas d’autre alternative.

IV

Autrement dit, point de République démocratique si les républicains ne sont animés d’un certain désintéressement personnel et d’un certain esprit de sacrifice, en un mot de quelque énergie spirituelle. C’est là le dernier trait de la pensée politique de Robespierre que je veux signaler.

Il n’est pas question de se répandre à tout propos en manifestant des opinions verbales d’héroïsme : la démocratie n’est pas instituée pour faire une loi au républicain de chercher la mort sur les champs de bataille ; son idéal est de vivre en paix, au milieu des siens, et après avoir partagé le lot commun de travail et d’épreuves, il ne lui répugne pas de mourir dans son lit.

D’autre part, il n’est pas sans méfiance à l’égard des discours idéalistes qui ne montrent point souci des humbles réalités quotidiennes et des légitimes intérêts de chacun. Il ne sert à rien d’exalter la justice si elle ne se traduit pas dans les faits et d’exalter la patrie si elle n’est pas la patrie de l’égalité. Depuis que le monde est monde, les déclarations désintéressées n’ont jamais manqué pour dissimuler la tyrannie. A-t-on jamais vu l’oppresseur politique ou social faire profession de l’être ? A l’entendre, il n’est jamais qu’un bienfaiteur de l’humanité.

Mais d’un autre côté, si l’intérêt possède une valeur humaine, c’est qu’il représente un principe idéaliste et spirituel qui dépasse la personne. Sinon, il est le symbole de l’égoïsme individuel dont le premier mouvement est de prendre et de ne rien donner, de jouir et de ne rien sacrifier. Tel est l’éternel péril qui menace la République ; si chacun ne voit dans le droit de vote qu’un moyen de satisfaire ses intérêts propres, la démocratie fait faillite. Et c’est pourquoi Robespierre a bien vu que la guerre lui est particulièrement redoutable puisqu’elle exige le sacrifice suprême. Profiter de la Révolution, mais en répudier les charges et particulièrement l’obligation de la défendre, même par les armes, tel était, il n’en doutait pas, le penchant de beaucoup de Français : il faudrait donc une autorité de fer pour les rappeler à leur devoir.

Alors, ils obéiraient sans doute, mais ils se dégoûteraient d’une République si exigeante et ils la laisseraient périr. C’est ce que Robespierre a dit, dès le 12 décembre 1791 : « La guerre donne lieu à des terreurs, à des dangers, à des trahisons, à des pertes. Le peuple se lasse. On calomnie l’Assemblée nationale si elle est sévère ; on lui attribue les malheurs de la guerre ». Toute l’histoire ultérieure de la Révolution se trouve là en raccourci.

C’est pourquoi la République ne peut vivre, à ses yeux, que grâce à ce qu’il appelle la vertu des citoyens. « L’âme de la République, c’est la vertu, c’est l’amour de la patrie, le dévouement magnanime qui confond tous les intérêts dans l’intérêt général. Les ennemis de la République, ce sont les lâches égoïstes, ce sont les ambitieux et les corrompus ». Cette vertu est une vertu civique, l’amour de la justice et l’esprit de sacrifice à la communauté, ce que les révolutionnaires appelaient aussi le patriotisme et qui l’est en effet sous sa forme véritable et pure. Robespierre ne la séparait pas de la vertu privée de ce pauvre dont j’ai parlé, qui vit de son travail, car la misère, qui abrutit le citoyen et qui lui gâte tout intérêt pour la cause commune, ne comporte ni vertu privée, ni vertu civique, tandis que l’extrême richesse, en amollissant l’homme, en le séparant de ses concitoyens, tend au moins à lui inspirer une certaine indifférence pour la communauté si elle refuse de lui abandonner la conduite de ses affaires. Il y a des conditions sociales de la vertu civique et Robespierre n’en fait donc pas, comme on l’a dit, un mot vide et sans substance ; mais ces conditions ne suffisent pas : outre les conditions extérieures, elle est inhérente à une certaine réalité humaine, une réalité de l’esprit dont la démocratie ne peut se passer. On lui opposera « l’intérêt de classe » et l’exemple de la révolution russe. Mais qu’est-ce que l’intérêt de classe sinon, en réalité, une réalité spirituelle qui dépasse l’individu et qui, sous un autre nom, n’est que l’amour de la justice et l’esprit de sacrifice à la communauté ? Est-ce l’intérêt personnel qui a poussé les socialistes russes à risquer leur vie pour faire triompher un régime qui réalisât ce qu’ils considéraient comme la justice ? Est-ce l’intérêt personnel qui les a soutenus au milieu d’épreuves inouïes ? Aucunement, c’est une flamme spirituelle.

Au premier rang de ceux qui doivent pratiquer la vertu, Robespierre plaçait les représentants du peuple et l’une des raisons qui lui assurent notre estime, c’est qu’il a été lui-même un représentant sans reproche : il a su rester et mourir pauvre ; il a su vivre à l’écart de tout plaisir mondain et de toute influence corruptrice pour consacrer sa vie aux travaux de la République ; il a été pour les Jacobins et pour les sans-culottes, il reste pour nous l’Incorruptible.

Dans cette ardeur spirituelle, il faisait une place au sentiment religieux. On a soutenu qu’il était resté catholique : ce n’est pas exact et, dès le collège, il avait cessé de pratiquer. On a représenté aussi qu’en justifiant le culte de l’Être suprême, il avait simplement agi en homme d’état et non par conviction personnelle : le culte catholique ayant cessé, il voulait en offrir au peuple un succédané pour ménager ses habitudes et aussi pour consolider le prestige de la morale qui avait toujours été associée à la religion. Le pragmatisme de Robespierre en ce domaine n’est pas contestable et s’est exprimé de manière frappante dans son rapport du 18 floréal an II (7 mai 1794) : « Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité... L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine ». On a remarqué enfin que s’il croyait à l’Être suprême, il lui associait la Nature, et on en a conclu qu’il était panthéiste.

Mais la déclaration émouvante de Robespierre aux Jacobins, le 26 mars 1792, montre que son pragmatisme n’excluait pas une croyance personnelle et, si sa pensée philosophique, à coup sûr, n’était pas fort rigoureuse, comme il le reconnaît lui-même, il n’en est pas moins vrai qu’il admettait l’existence d’un dieu personnel, d’une âme individuelle et d’une rémunération de la vertu dans une vie future : « Invoquer le nom de la Providence et émettre une idée de l’Être éternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me parait à moi veiller d’une manière toute particulière sur la Révolution française, n’est point une idée trop hasardée, mais un sentiment de mon cœur, un sentiment qui m’est nécessaire.

Et comment ne me serait-il pas nécessaire à moi qui, livré dans l’Assemblée constituante à toutes les passions, à toutes les viles intrigues, et environné de tant d’ennemis nombreux, me suis soutenu, seul, avec mon âme ? Comment aurais-je pu soutenir des travaux qui sont au-dessus de la force humaine si je n’avais point élevé mon âme à Dieu ? Sans trop approfondir cette idée encourageante, ce sentiment divin m’’a bien dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le peuple ».

À une sympathie profonde pour l’homme, Robespierre joignait, d’autre part, un pessimisme qui ne lui permettait pas d’espérer que le progrès social pût jamais éliminer le malheur de l’existence individuelle et il n’en était que plus attaché au sentiment religieux comme la seule consolation qu’il pût offrir, dans son impuissance, aux victimes de la nature ou du sort : « Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas. Vous qui pleurez sur le cercueil d’un fils ou d’une épouse, êtes-vous consolés par celui qui vous dit qu’il ne reste plus d’eux qu’une poussière ? Malheureux qui expirez sous les coups d’un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle ! » Jaurès a vivement ressenti la profondeur du sentiment d’humanité qui animait Robespierre et, lui-même, malgré l’ardeur des espoirs que lui inspirait son génie, n’a pas échappé à l’amertume pessimiste qu’inspire le sort de l’homme : « Quand on songe, a-t-il écrit, que, pour l’individu, la douleur individuelle est un absolu...

et que, par surcroît de dureté et de scandale, beaucoup souffrent et meurent sans avoir même entrevu à quoi leur douleur et leur mort peuvent servir. il n’y a pas de progrès social qui puisse pleinement consoler de toutes les souffrances qui en sont la rançon...

Après tout, j’ai sur le monde, si cruellement ambigu, une arrière-pensée sans laquelle la vie de l’esprit me semblerait à peine tolérable à la race humaine ».

Comme je l’ai rappelé ce matin, le sentiment religieux de Robespierre a éveillé de l’hostilité dans l’esprit de beaucoup de ceux qui sont détachés de toute conviction métaphysique. Pour moi, je n’éprouve pas le besoin de le défendre : il était dans son droit. Ce que nous sommes en droit, nous aussi, de ne pas approuver, nous « laïques », c’est qu’il ait décidé. d’accord avec le Comité, de vouer un culte officiel à l’Être suprême. C’est notre opinion que les idées métaphysiques et relatives au surnaturel sont du domaine privé.

Mais précisément pour cette raison, chacun a le droit de trouver un appui et un réconfort dans telle doctrine philosophique ou dans telle religion qu’il lui plaît, sans que nous ayons à l’en approuver ou à l’en blâmer. Ainsi en est-il pour Robespierre et nous n’aurions aucune objection à lui faire, au point de vue politique, s’il n’avait prétendu ériger une opinion métaphysique en culte officiel de la République.

V

Tels sont les principes essentiels de la pensée politique de Robespierre. Mais on laisserait la partie trop belle à ceux qui ne veulent voir en lui qu’un théoricien et un doctrinaire, on donnerait aussi une bien faible idée de son talent, de son courage et de son rôle historique, si on ne tenait compte de son accession et de son passage au gouvernement. Non qu’il se fût montré jusque-là inattentif aux réalités ; mais c’est naturellement au pouvoir que se révèlent le mieux les qualités d’un homme d’État. Et qu’est-ce donc qu’un homme d’État ? C’est celui qui, sans jamais perdre de vue les principes qu’il veut faire pénétrer dans le réel, mesure pourtant, d’un coup d’œil rapide et sûr, les résistances que celui-ci lui oppose et la balance des forces antagonistes, fait la part du possible et du probable, discerne l’œuvre essentielle à laquelle il doit borner son effort présent et, le choix fait, guette patiemment le moment opportun, pour agir alors sans hésiter, en prenant hautement ses responsabilités. Bref, c’est l’homme qui sait tenir compte des circonstances. L’historien n’a pas de peine à le comprendre, car le passé de l’humanité est une constante action réciproque de l’homme et du milieu. Mais cette lutte de l’homme d’État contre le réel l’expose à des jugements sévères, parce que les principes qui lui sont le plus chers prennent ainsi un caractère de relativité ; et il advient qu’il se donne l’apparence de les violer pour en sauver l’essence. Ainsi Robespierre a été simultanément accusé d’être un théoricien abstrait et un ambitieux, qui, pour dominer, a fait bon marché de ses principes. Pour le comprendre, en tant qu’homme d’État, c’est aux circonstances historiques qu’il faut se reporter et c’est une étude qui n’intéresse pas que l’érudit car elles peuvent se reproduire, quoique sans identité parfaite, en sorte qu’on peut tirer de ce spectacle des leçons de portée générale.

Et d’abord, le parti montagnard, et Robespierre avec lui, a été porté au pouvoir par l’insurrection. Vous vous rappelez quelle a été la marche de la Révolution. « La guerre a été déclarée le 20 avril 1792. Elle commence par des échecs. Le ministère girondin, entravé par l’opposition sourde du roi, est finalement renvoyé par lui. Les généraux suspendent les opérations de leur propre chef, avec l’intention avouée de marcher sur Paris pour y saisir le pouvoir. A la fin de juillet, le manifeste du duc de Brunswick vient révéler la collusion de Louis XVI avec l’étranger. Finalement, la révolution du 10 août 1792 renverse la monarchie. Comme l’avait demandé Robespierre, l’Assemblée législative proclame le suffrage universel et fait élire une Convention nationale qui proclame la République et fait exécuter le roi pour haute trahison. Ainsi, une première insurrection a ruiné la Constitution votée par l’Assemblée nationale constituante.

Les Girondins avaient repris le pouvoir et tout semblait leur réussir : l’armée prussienne, entrée en France, est vaincue à Valmy ; Dumouriez bat les Autrichiens à Jemmapes et occupe la Belgique ; la rive gauche du Rhin, la Savoie et Nice tombent entre nos mains.

Mais, au début de 1793, l’Angleterre, inquiète de nous voir installés en Belgique, prend la direction de la coalition. La Belgique et la rive gauche du Rhin sont perdues. La France est envahie au Nord et en Alsace. Condé et Valenciennes capitulent ; Dunkerque, Maubeuge et Landau sont assiégées. La trahison est partout : comme à Longwy et à Verdun en 1792, les royalistes ont précipité la chute de Valenciennes ; ils livrent Toulon aux Anglais ; les Vendéens s’insurgent et appellent aussi les coalisés à leur secours. Dumouriez passe à l’ennemi.

Cependant la Convention se montre incapable de donner à la défense nationale l’impulsion nécessaire. Pourquoi ? Parce que les républicains se sont divisés. Les Girondins, effrayés par le mouvement populaire, ne pardonnent pas aux Montagnards d’avoir organisé le 10 août et de leur avoir ôté toute popularité dans Paris. Les Montagnards ripostent en les accusant de royalisme. La majorité oscille entre les deux partis : elle vote les mesures proposées par la Montagne, l’institution d’un tribunal révolutionnaire et d’un Comité de Salut public, le maximum, l’emprunt forcé, parce qu’elle en sent la nécessité, mais elle ne se décide pas à lui confier le pouvoir et les Girondins ne se soucient pas de l’exercer d’accord avec elle.

Trois éventualités se présentent donc. Ou bien les royalistes et les armées étrangères, profitant de l’impuissance de la Convention, vont triompher. Ou bien les Girondins, insurgeant lès départements et soutenus par les royalistes avoués ou secrets, vont proscrire les Montagnards et rétablir l’unité d’action à leur profit ; le 29 mai, ils soulèvent en effet Lyon ; mais le tour qu’y prend rapidement l’insurrection indique clairement quelle aurait été la conséquence de leur triomphe : ils sont rapidement débordés par les royalistes.

Ou bien enfin les Montagnards, avec l’aide des Parisiens, vont proscrire les Girondins et appliquer effectivement les mesures qu’ils ont proposées pour sauver la Révolution. C’est la troisième éventualité qui se réalise. Le 2 juin, les Parisiens contraignent la Convention à exclure la Gironde. C’est d’abord Danton qui domine le Comité de Salut public, mais, le 10 juillet, il n’est pas réélu. Le 26, le Comité renouvelé fait désigner Robespierre à une place vacante.

Le caractère de ces insurrections est évident : celle du 10 août a renversé la Constitution établie par une assemblée nationale ; celle du ? juin a mutilé la représentation nationale. Elles sont donc anticonstitutionnelles et antiparlementaires. Robespierre ne les a ni organisées, ni conduites. Mais il les a approuvées et, de la seconde, il a accepté le pouvoir. Pourtant, il est l’homme de la démocratie représentative ; il a toujours montré peu de goût pour l’illégalité et moins encore pour les mouvements tumultueux de la rue : au pouvoir, il a maintenu l’ordre par les moyens les plus énergiques. Tel est le problème.

Il se résout de lui-même si l’on observe qu’une constitution et la représentation parlementaire de la démocratie n’ont de valeur qu’autant qu’elles fonctionnent, c’est-à-dire qu’elles permettent de gouverner et d’assurer le salut de la démocratie elle-même. Et comment la constitution le peut-elle si on a confié le pouvoir exécutif à un personnage qui n’en use que pour la détruire, avec le concours de l’étranger ? En ce cas, le respect de la constitution en assure précisément la ruine au seul profit de ses ennemis.

Plus délicate est la condition de l’assemblée nationale. Mais, elle aussi, il faut qu’elle fonctionne pour être respectée, c’est-à-dire qu’elle doit constituer une majorité stable et fonder un gouvernement qui ait la permanence et l’autorité nécessaires. Les circonstances sont ici, plus que jamais, à prendre en considération. Dans les temps calmes où les solutions ne sont pas urgentes, le parlement peut discuter et se diviser sans inconvénient majeur, quoique toujours réel. Mais en temps de guerre ou seulement de crise, si ses membres ne réussissent pas à se mettre d’accord sur les solutions indispensables, la chose publique est en danger et le parlement ne remplit pas sa fonction.

Alors la parole passe au peuple qui peut, par ses objurgations, sommer ses représentants d’assurer son salut. Et s’il ne le fait pas ou n’y réussit pas, soyez-en sûrs, l’expérience le prouve, une minorité s’en chargera, soit de droite, soit de gauche, car la communauté nationale ne veut pas périr et, pour vivre, il lui faut un gouvernement.

C’est ce que Robespierre n’a cessé de répéter. Il a adjuré l’Assemblée législative, en juillet 1792, et la Convention, en mai 1793, de prendre elles-mêmes les initiatives nécessaires pour éviter l’intervention populaire. Son opinion, il l’avait fait connaître, dès le mois de décembre 1791 ; alors qu’il faisait prévoir que, la guerre déclarée, le roi trahirait la nation, Brissot répondait : le peuple est là ! faisant ainsi entrevoir que la Gironde, en ce cas, recourrait à la violence contre la constitution. Le peuple est là ! s’écria Robespierre, « oui, sans doute ; mais vous ne pouvez pas ignorer que l’insurrection que vous désignez ici est un remède rare, incertain, extrême. Le peuple était là, dans tous les pays libres, lorsque, malgré ses droits et toute sa prudence, des hommes habiles, après l’avoir endormi un instant, l’ont enchaîné pour des siècles. Le peuple est là, mais, vous, représentants, n’y êtes-vous pas aussi ? Et qu’y faites-vous si, au lieu de prévoir et de déconcerter les projets des oppresseurs du peuple, vous ne savez que l’abandonner au droit terrible d’insurrection ? »

Mais, lorsque ses objurgations eurent été vaines, lorsque la Convention impuissante eut exposé la Révolution à succomber sous les coups de ses ennemis, lorsque la Montagne se trouva menacée de mort par une révolte fomentée par la Gironde et soutenue par les royalistes et y eut répondu par un soulèvement parisien, alors, Robespierre a pris son parti : il s’est déclaré pour l’insurrection de gauche. Qu’aurait-il dû faire ? J’entends : céder la place à la contre-révolution ou à l’insurrection de droite. Mais, je le reconnais, ce conseil, ce n’est pas nous qui le lui aurions donné. Grande leçon toutefois pour les républicains d’aujourd’hui ! Que leurs représentants s’unissent pour assurer au gouvernement l’autorité et la permanence, quand le salut public est à ce prix ; qu’eux-mêmes fassent tout pour les y inciter et rien pour les en détourner. Sinon, la légalité démocratique est en danger. Et que ceux qui envisageraient avec complaisance, comme Brissot, le recours au peuple, se reportent aux paroles de Robespierre et aux exemples de l’histoire.

Quand la légalité démocratique est violée, ce n’est pas nécessairement au profit de la gauche comme le 2 juin 1793.

VI

Venons maintenant au Comité de Salut public dont Robespierre a fait partie. La Convention, comme vous le savez, lui a déféré la toute puissance gouvernementale et, pendant un an, lui a assuré la stabilité. Par la toute puissance gouvernementale, n’entendez pas seulement la direction de l’État et de ses armées, mais aussi la suspension de la liberté de la presse, le contrôle postal, le droit d’arrêter et de détenir sans jugement les suspects ou de les traduire devant des juridictions d’exception, tribunaux révolutionnaires et commissions militaires. C’est ce que la Convention elle-mème a dénommé le gouvernement révolutionnaire. organisé pour agir rapidement, efficacement, en brisant toutes les résistances ; bref : une restauration de l’autorité et ce qu’on a appelé aussi la dictature du Comité. Dictature, si l’on veut, mais à condition qu’on ne la confonde pas avec celle d’un général ou d’un aventurier politique, à la tête d’une armée ou de bandes de mercenaires soudoyés avec l’argent des privilégiés : le Comité était réélu tous les mois par la Convention et il a suffi d’un vote à main levée, le 9 thermidor, pour le renverser.

Mais on a dit aussi : dictature de Robespierre. Et je le nie. Aucune mesure révolutionnaire qui n’ait été délibérée en Comité et approuvée par ses membres, même l’arrestation de Danton, que Carnot lui-même a signée, mème le culte de l’Être suprême, même la loi du 22 prairial. Robespierre n’était pas le président du Comité : il n’y en a jamais eu. Il n’avait pas choisi ses collègues : ce sont eux qui l’ont appelé et l’un des derniers. Clemenceau a été, si l’on veut, dictateur, car il n’avait pas été choisi par le parlement ; c’était lui qui avait désigné ses collaborateurs et aucun d’eux ne pouvait se permettre quoi que ce fût sans son autorisation. Mais Robespierre n’a jamais eu pareil pouvoir. Sa responsabilité est celle du Comité : après le 9 thermidor, il a été commode à ses collègues, pour sauver leurs têtes au fort de la Terreur blanche, de tout rejeter sur lui qui était mort ; ainsi est née la légende, mais c’est une légende.

Réciproquement, la responsabilité du Comité est également celle de Robespierre. D’abord, parce qu’il y a conquis promptement une influence considérable par sa popularité et son éloquence qui affermissaient le prestige du Comité en face du peuple et de la Convention, par son application au travail, par la fermeté avec laquelle il endossait publiquement la responsabilité collective en défendant toujours, au premier rang, la politique de ses collègues. Puis, parce que cette responsabilité, il l’a délibérément assumée, même quand on peut soupçonner qu’il n’était pas entièrement d’accord avec eux, comme eux-mêmes se sont solidarisés avec lui sans avoir toujours beaucoup de goût pour ses vues personnelles. C’était l’union de ces hommes qui faisait leur force et qui a sauvé la Révolution. Ils sont donc inséparables devant l’histoire.

L’œuvre de ce gouvernement collectif, je n’entreprends pas de la décrire. Comme chacun sait, il a fait la guerre, la guerre de la Révolution contre l’aristocratie, mais aussi la guerre de la France contre l’étranger. Et il l’a faite, en mobilisant toutes les forces de la nation, par le service militaire obligatoire ; par la réquisition des civils, savants et artistes, paysans et ouvriers ; par celle de l’outillage et des matières premières ; par la taxation des prix, des profits et des salaires ; par la nationalisation des fabrications de guerre et des transports ; bref, par la levée en masse, dont on mesure rarement la signification profonde et l’énorme effort d’organisation méthodique qu’elle a comportée.

Soit, dira-t-on, le Comité a sauvé la nation. Mais il n’y a réussi qu’en s’attribuant une autorité dictatoriale, en faisant respecter ses ordres par la terreur, en supprimant la liberté individuelle et les garanties judiciaires qui préservent l’accusé. Comment les Montagnards, comment Robespierre, après avoir été les défenseurs résolus des principes de la Déclaration des droits de l’homme ont-ils pu justifier pareille méthode de gouvernement ?

Comment ? Mais, ils s’en sont expliqués maintes fois : parce qu’ils avaient à faire la guerre aux frontières et à l’intérieur et qu’on ne gouverne pas en temps de guerre, et surtout de guerre civile, comme en temps de paix. N’avez-vous pas entendu tout à l’heure Robespierre parler de la guerre et de ses conséquences ? Ne faites pas la guerre, disait-il, car tous les ennemis de la Révolution étant complices de l’étranger, vous aurez en même temps la guerre civile.

Ne faites pas la guerre, car il faudra donner au pouvoir exécutif une autorité dictatoriale ; ne faites pas la guerre, car il faudra réprimer impitoyablement la trahison ; ne faites pas la guerre, car elle exigera des efforts auxquels répugnent beaucoup de patriotes eux-mêmes et il faudra les contraindre comme les autres.

Mais cette guerre, on l’a déclarée néanmoins, en dépit de ses avertissements. Et mesurez le destin tragique de cet homme.

Quand le danger a été porté à son comble, c’est à lui et à ses collègues qu’on a laissé la charge d’édicter les mesures impitoyables qui devaient sauver l’État. Robespierre, je l’ai dit aussi, n’avait aucune illusion : il savait que le peuple lui-même, quelque attaché qu’il fût à la Révolution, saurait mauvais gré à ceux qui l’auraient obligé à se sauver lui-même ; il a prévu que, finalement, il servirait de bouc émissaire et qu’on flétrirait sa mémoire. Cependant, de sang-froid, il a accepté la mission terrible et, à cause de ce sacrifice, nous l’honorons.

C’est donc par une méconnaissance complète de l’histoire qu’on représente la Terreur comme l’instrument sanglant de ce qu’on appelle une idéologie vaine, comme si le Comité de Salut public l’avait organisée pour établir la démocratie, pour faire régner la vertu, pour imposer le culte de l’Être suprême et pour anéantir une aristocratie innocente. C’est la guerre, et surtout la guerre civile suscitée par l’aristocratie de concert avec l’étranger, qui l’a engendrée et si la guerre est loin de justifier toutes les applications qu’on en a faites, c’est elle du moins qui en explique le principe.

VII

C’est une notion réaliste dont l’histoire montre l’importance que les modes d’organisation des tribunaux ainsi que les pénalités doivent être, en quelque mesure, en harmonie avec les circonstances.

En temps de paix et de calme, il peut être sans inconvénient de multiplier les garanties pour l’accusé, de ralentir à l’infini la procédure et de faire preuve de la plus large indulgence. Mais quand la guerre exige le concours de toutes les forces de la nation, quand la trahison compromet son salut, la répression doit s’accélérer et se faire plus rude, de même que le gouvernement doit se faire plus autoritaire et plus énergique. Encore aujourd’hui, l’état de siège, en cas de troubles et de guerre, ne substitue-t-il pas la juridiction des conseils de guerre aux tribunaux ordinaires ? N’a-t-on pas, en 1914, établi aux armées des cours martiales où l’on peut bien dire que les droits de l’accusé étaient réduits au minimum ? A-t-on même élevé jamais le moindre reproche, parmi les censeurs du Comité de Salut public, contre les fusillades sans jugement de juin 1848 et de mai 1871, alors que cependant les insurgés, s’ils tombaient, en tant que tels, sous le coup de la loi, n’avaient pourtant pas appelé l’étranger, ni pactisé avec lui, ni souhaité son triomphe ?

Les juridictions d’exception de 1793, et spécialement le tribunal révolutionnaire, peuvent donc se justifier, dans le principe, par les circonstances.

Elles n’en présentent pas moins de terribles dangers d’erreur et d’arbitraire et d’autant plus qu’on réduit davantage les garanties accordées aux accusés. C’est particulièrement le cas comme en 1793, en temps de guerre civile et de révolution sociale, parce que l’esprit de vengeance et de haine vient passionner les esprits. C’est encore pire lorsque le gouvernement ne tient pas en main la répression et doit l’abandonner à des délégués que la distance ne lui permet pas de contrôler, comme ce fut le cas pour Carrier à Nantes, Fouché à Lyon, Barras à Toulon, Tallien à Bordeaux. Le péril s’aggrava encore lorsque certains représentants, comme Fouché, ayant pris sur eux de supprimer le culte public, tout croyant devint suspect. Et l’on ne risque pas seulement d’offenser la justice par des erreurs, on s’expose à un revirement politique redoutable parce que l’homme, même lorsqu’il est habitué, comme c’était le cas au XVIIIe siècle, au spectacle de supplices cruels, sent s’éveiller en lui l’horreur du sang, quand les exécutions se multiplient en sorte que la répression finit par rendre sympathiques les coupables eux-mêmes. Il est d’un homme d’État de se borner à des exemples. On a souvent exagéré le nombre des condamnés de la Terreur ; on a exagéré bien plus encore le nombre des victimes innocentes, car on compte comme telles les rebelles, les émigrés, ceux qui correspondaient avec eux et leur faisaient passer des fonds, les agioteurs et les fournisseurs malhonnêtes, les « défaitistes » de toute espèce qui, d’une manière ou d’une autre, cherchaient à affaiblir les ressorts de la défense révolutionnaire et nationale. Mais le tort politique que la répression terroriste a causé à la Révolution n’en est pas moins constant.

Le Comité de Salut public aperçut le péril. Il condamna la déchristianisation, rappela les terroristes extrémistes de province, supprima les tribunaux révolutionnaires exceptionnels des départements. Robespierre ne cessa de répéter qu’il fallait se défier tout autant des ultra qui poussaient aux excès sanglants que des hommes qui, en prêchant la clémence, méditaient en réalité d’affaiblir le gouvernement révolutionnaire. Le Comité, à la vérité, ne pouvait renoncer au principe des tribunaux d’exception, ni, par conséquent, éliminer les inconvénients qui sont inhérents à leur nature même. Mais on aurait pu croire, à la fin du printemps 1794, qu’ayant régularisé la Terreur, il allait rendre un peu plus de garanties à l’accusé et accorder même une amnistie conditionnelle. Or, ce fut tout le contraire : la loi du 22 prairial abolit toute défense et accéléra le rythme des jugements ; des tribunaux révolutionnaires réapparurent à Orange, à Arras et à Cambrai. Loin de s’atténuer, la Terreur redoubla.

On a coutume d’observer que cette exagération était d’autant moins justifiable que la victoire était définitivement revenue à nos armées. En fait, à la fin du printemps, rien n’était décidé encore et, à mon avis, c’est la première cause de l’attitude du Comité. La trahison lui semblait plus que jamais à l’œuvre. L’armée du Nord avait été battue dans le Cambrésis ; Landrecies avait capitulé à son tour ; Saint-Just soupçonnait un complot pour livrer Cambrai ; on tentait d’’assassiner Collot d’Herbois et Robespierre ; dans les bureaux mêmes du Comité et à la Trésorerie, des agents trahissaient pour le compte de l’étranger. La Terreur a redoublé par la même raison qui l’avait engendrée.

Mais il en est une autre encore, et ce pourrait même être la principale : c’est que les Montagnards s’étaient divisés ; les uns reprochaient au Comité d’avoir condamné la déchristianisation et le suspectaient de modérantisme : c’étaient les Hébertistes et ils tentèrent une nouvelle insurrection ; les autres l’accusaient d’être trop sévère et multipliaient leurs efforts pour déterminer la Convention à renverser le Comité et à faire la paix à tout prix : c’étaient les Indulgents auxquels on attribuait Danton comme chef. Parmi les uns et les autres, on trouvait des individus suspects soit de rapports avec l’étranger, soit de vénalité. Pour maintenir son autorité, le Comité se laissa entraîner à tourner la Terreur contre ses adversaires montagnards et envoya les uns et les autres à l’échafaud. Faute capitale à mon avis : l’emprisonnement eût suffi, si des mesures répressives paraissaient inévitables. Car, d’abord, si les accusations de corruption et les soupçons de trahison sont à nos yeux explicables ou fondées, le Comité n’a pu convaincre les contemporains : il ne possédait pas notre dossier et ‘aujourd’hui encore, en ce qui concerne Danton par exemple, Mathiez lui-même n’a pas réussi à persuader tout le monde de sa vénalité. Mais surtout, on n’exécuta que les chefs, et le Comité, soupçonneux, se trouva condamné à faire peser sur leurs partisans la menace de nouvelles rigueurs et à simplifier la procédure pour les terroriser. Le pis fut que, dans le Comité même, on en vint à se soupçonner les uns les autres de vouloir employer la Terreur pour demeurer seuls maîtres.

Quelques jours après la loi de prairial, la rupture éclata entre Robespierre et ses amis, Saint-Just et Couthon, d’une part, et le reste du Comité. Le pouvoir suprême désorganisé et affaibli, la loi de prairial fut appliquée par des subalternes ou sans contrôle efficace et ainsi se déchaîna la Grande Terreur.

Dans l’établissement de la Terreur comme dans son application, Robespierre n’a assumé aucune responsabilité que ses collègues n’aient partagée. De nombreux indices montrent même qu’il était l’un des moins portés aux rigueurs et c’est ainsi qu’en ont jugé beaucoup de contemporains. Ce fut lui qui sauva les Girondins emprisonnés pour avoir protesté contre le 2 juin ; ce fut lui qu empêcha le procès de Catherine Théot ; ce fut lui surtout qui condamna, devant la Convention, la déchristianisation ; c’est à lui que les terroristes de province attribuèrent leur rappel et ils s’en vengèrent, le 9 thermidor ; il n’a jamais cessé de répéter que les rigueurs ne devaient atteindre que les ennemis manifestes de la Révolution et son frère, dans sa mission de Franche-Comté, mit en liberté un grand nombre de suspects. Mais, sur le principe de la Terreur et sur l’emploi qu’en fit le Comité, pas plus que sur les autres points, on ne peut le séparer de ses collègues et il a pris, devant la Convention et devant l’histoire, sa part de responsabilité du procès des Hébertistes, de celui des Dantonistes et de la loi de prairial.

Vous êtes donc d’avis, va-t-on s’écrier, qu’il a été abusé de la Terreur, que la loi de prairial n’était ni nécessaire, ni sage, que le Comité a commis une faute politique lourde en tournant la justice révolutionnaire contre des Montagnards ! Et pourquoi donc ne vous joignez-vous pas à ses accusateurs ?

Pourquoi ? Parce que nous n’oublions pas les circonstances qui l’ont déterminé ; parce que nous nous expliquons aisément que les accusations de vénalité et de trahison portées contre les Hébertistes et les Dantonistes lui aient paru convaincantes ; parce que les royalistes avaient livré Longwy, Verdun et Toulon et qu’au milieu de ces trahisons inouïes, il n’est personne, à notre avis, qui puisse assurer qu’il eût cessé d’en craindre de nouvelles et même de s’abandonner à une fureur vengeresse.A distance, nous savons que la victoire de Fleurus a couronné, le 26 juin, les efforts de la Révolution et que le Chant du Départ, exécuté, la première fois, pour la célébrer, n’a pas été écrit en vain ; nous pouvons nous persuader que le danger n’était pas si grave. Mais, si nous avions vécu au milieu des républicains qui luttaient sur la brèche, nous n’oserions pas prétendre que nous n’aurions point partagé leurs alarmes et leurs colères. Nous ne nous joignons donc pas à leurs accusateurs.

Et, quant à Robespierre, c’est de tous les membres du Comité celui qui, par les raisons que j’ai commencé par déduire, celui qui nous aurait inspiré le plus de confiance ; au moment où la Révolution et la nation luttaient pour leur existence, cela nous en sommes certains, nous ne nous serions pas tourné contre le chef qui nous paraît le plus digne d’estime : comme l’a dit Jaurès, c’est à côté de lui que nous serions allés nous asseoir aux Jacobins.

J’ai parlé bien longtemps sans doute et bien imparfaitement. La grande voix de Jaurès et l’ardente conviction de Mathiez vous auraient mieux fait comprendre quelle place la pensée politique et sociale de Robespierre tient dans la tradition républicaine, quel sujet de méditation offre aux républicains la nécessaire accommodation aux circonstances dont son histoire offre tant de pathétiques exemples, quelle leçon tragique comportent pour nous les désastreuses divisions qui ont mené les premiers républicains au 9 thermidor. Mais j’espère en avoir assez dit pour expliquer que nous gardions notre estime et notre amitié au plus grand de ceux qui ont pris sur eux d’imposer à tous l’impérieuse obligation du salut public.

G. LEFEBVRE.

[1Source : Annales historiques de la Révolution française, Novembre-Décembre 1933, 10e Année, No. 60 (Novembre- Décembre 1933), pp. 481-510 Published by : Armand Colin