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L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale. Un sublime moderne.
mardi 23 novembre 2021
C’est un ouvrage très richement documenté, résultat d’une thèse [1] de littérature brillamment soutenue en 2013 par la Présidente de l’Association pour la sauvegarde de la Maison de Saint-Just, mariant judicieusement de manière pluri-disciplinaire histoire et littérature.
Notre amie Anne Quennedey parvient à rendre accessible un travail scientifique rigoureux qui met à bas nombre de préjugés concernant Louis Antoine Saint-Just, ce jeune et ardent député conventionnel dévoué jusqu’à la mort à la cause de la Révolution sans-culotte. Nous publions avec plaisir la note de lecture que nous adresse à ce sujet Eric Négrel, faute d’avoir pu par manque de place, la publier dans l’Incorruptible.
Avec cet ouvrage, Anne Quennedey propose deux livres en un : une étude serrée du Traité du sublime, rédigé au Ier siècle ap. J.-C. par un auteur grec anonyme, le Pseudo-Longin, puis traduit par Boileau en 1674 (1re partie), et une analyse approfondie de l’éloquence politique de Saint-Just, telle qu’elle s’est déployée à la Convention mais aussi aux Jacobins, de 1792 à 1794, et telle qu’elle a été reçue par les contemporains (2e partie). De ces deux objets, Anne Quennedey offre une compréhension renouvelée qui procède de leur articulation originale et rigoureuse.
La 1re partie, alliant maîtrise philologique et précision analytique, s’attache à dégager l’originalité du Ps.-Longin par rapport aux autres théoriciens antiques du sublime et, plus largement, par rapport à la tradition rhétorique qui place au cœur de sa conception de la parole persuasive le concept de « vraisemblance » : le sublime longinien relève d’une conception philosophique de la pensée, dans la mesure où il accorde une valeur cardinale à la vérité, vérité éthique de l’orateur sublime, dont la véhémence et les transports qu’il exprime s’enracinent dans les qualités propres de son être ; pour le Ps.-Longin, « le sublime est l’écho de la grandeur d’âme » (cité p. 64, n. 39) et procède de « la faculté de concevoir des pensées élevées » (cité p. 54). Le Traité du sublime noue ainsi la rationalité intellectuelle avec l’enthousiasme des passions. L’éloquence sublime produit sur l’auditoire un effet qui est à la mesure de son ambition : « notre âme, sous l’action du véritable sublime, s’élève en quelque sorte, exulte et prend l’essor, remplie de joie et d’orgueil, comme si elle avait produit ce que nous avons entendu » (cité p. 101). Au-delà de la simple persuasion, l’éloquence sublime produit un « saisissement » (ekstasis) qui est bouleversement de l’être. Comme le dit Anne Quennedey, ce bouleversement est « la condition nécessaire pour [que] la vérité se fraye un chemin en nous et devienne nôtre » (p. 103). En faisant de l’effet sublime un mouvement d’élévation morale et intellectuelle, le Ps.-Longin définit ‒ au contraire de Cicéron, Quintilien et Denys d’Halicarnasse ‒ l’expérience sublime comme accessible à tous, quelles que soient les conditions sociales ou les goûts personnels ; il propose avec son traité « la seule grande théorie égalitaire de l’éloquence qu’ait produite l’Antiquité » (p. 181).
S’appuyant sur ce cadre théorique, Anne Quennedey déconstruit, dans sa 2nde partie, les représentations de Saint-Just héritées de l’historiographie romantique, et s’attache à démontrer qu’il fut un orateur sublime qui suscita l’enthousiasme de ses contemporains. Les sources qu’elle convoque pour restituer l’éloquence orale du Conventionnel sont nombreuses et variées, inédites ou peu connues : recourant, d’une part, aux catégories élaborées par les traités de rhétorique du XVIIIe siècle pour penser l’action oratoire, elle exhume, d’autre part, une quantité impressionnante de documents et d’archives : comptes rendus des séances de la Convention parus dans la presse, rapports de police décrivant les réactions du public, jugements des Conventionnels et mémoires des anciens collègues de Saint-Just au Comité de salut public ou lors de ses missions aux armées, représentations iconographiques. Ces sources renouvelées offrent une image inédite de Saint-Just orateur et permettent de restituer l’effet de ses discours sur les assemblées révolutionnaires. Loin d’avoir été l’orateur froid et impassible, à la voix monocorde et au corps raide, aux gestes rares et brusques, tel que l’ont imaginé les historiens du XIXe siècle, le Conventionnel fut un orateur véhément, prononçant ses discours avec fougue, donnant certes une impression de sévérité mais aussi de grâce et d’élégance ; loin d’avoir terrifié leur auditoire, ses discours remportèrent des succès éclatants, qu’il s’agisse du discours sur le jugement de Louis XVI, le 13 novembre 1792, ou même du rapport du 11 germinal an II (31 mars 1794) contre les dantonistes. Par son éloquence, Saint-Just toucha un public qui excédait largement ses collègues de la Convention : il jouissait dans la capitale d’« une immense popularité » (Billaud-Varenne, cité p. 354), comme l’atteste le retentissement que connurent son Rapport relatif aux personnes incarcérées (8 ventôse an II /26 février1794), organisant la redistribution aux patriotes indigents des biens des contre-révolutionnaires, ou son Rapport sur les factions de l’étranger (23 ventôse an II /13 mars 1794), contre les hébertistes. Les jugements rétrospectifs portés par les Conventionnels sur l’éloquence de Saint-Just mettent en avant son double effet sublime : des discours concis et énergiques qui provoquent le saisissement des auditeurs, tout en favorisant la réflexion intellectuelle sur des questions politiques. Saint-Just avait une pleine conscience de cet effet, comme le montre Anne Quennedey, en restituant la conception que l’orateur a proposée de l’éloquence politique et de ses enjeux ; elle s’appuie, pour ce faire, non seulement sur l’étude minutieuse du Projet d’institutions (1794), dans lequel Saint-Just défend le laconisme, et du Discours du 9-Thermidor (27 juillet 1794), qui fait l’éloge de l’éloquence d’Assemblée, mais sur l’ensemble des remarques au sujet de l’art oratoire que comportent les discours imprimés et manuscrits du Conventionnel. Est ainsi présentée de façon plus complexe que d’habitude la position de Saint-Just concernant l’éloquence délibérative : jusqu’à la fin de l’été 1793, il a certes défendu une délibération de la raison et fait des représentants du peuple de stricts législateurs ; mais à partir de l’automne 1793, il prend de plus en plus en compte la dimension affective des discours et considère les représentants comme des orateurs qui doivent émouvoir leur auditeurs tout en les intéressant à l’élaboration rationnelle des lois.
- Maison de Saint-Just à Blérancourt
Si Anne Quennedey retrouve, de manière convaincante, dans la pratique oratoire et la réflexion théorique de Saint-Just, la conception sublime de l’éloquence héritée du Ps.-Longin, c’est que son étude du traité grec lui a permis de repenser à partir de la problématique de l’égalité le rapport entre régime démocratique et éloquence politique. « Tout le monde délibère sans cesse dans un État libre et sur les personnes et sur les choses », dit Saint-Just dans son Projet de rapport sur la question du bien général resté manuscrit (cité p. 412) ; en raison de ses convictions égalitaires, Saint-Just a non seulement défendu une grande éloquence à laquelle tous fussent sensibles ; il voulait, par le biais d’institutions destinées à favoriser l’émulation oratoire, que chaque citoyen s’exerçât à cette éloquence sublime, qu’il concevait comme l’une des principales garanties de la liberté publique.
Membre associé de l’EA 174 FIRL - Formes et idées de la Renaissance aux Lumières
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3
Voir aussi d’autres articles à propos de Saint-Just :
-* Saint-just et le « génie de la jeunesse »
-* La première lettre de Saint-Just à Robespierre
-* Le site de l’association pour la sauvegarde de la Maison de Saint-Just à Blérancourt
Voir en ligne : Le Blog de Anne Quennedey
[1] Cette thèse examine les discours et rapports que Saint-Just a prononcés à la Convention nationale en recourant à la catégorie de sublime, dans l’acception purement littéraire qui procède du traité du Pseudo-Longin, le Peri Hupsous. La première partie étudie l’ouvrage du Pseudo-Longin et accorde une attention particulière aux développements de ce livre portant sur l’éloquence de Démosthène et de Cicéron et sur les passages de l’Iliade comportant des enjeux oratoires.Elle confronte ses leçons à celles des théoriciens de l’éloquence et du style oratoire de l’Antiquité. Le sublime ainsi conçu n’est pas l’instauration d’un rapport avec une réalité transcendance, mais l’effet intellectuel et affectif suscité par des œuvres littéraires exceptionnelles.La deuxième partie est consacrée à la brève carrière de Saint-Just comme orateur politique. La théorie et la pratique de Saint-Just ont non seulement été envisagées à la lumière de l’idée de l’éloquence qu’expose le Peri Hupsous, mais aussi comparées aux descriptions et aux analyses de son éloquence proposées par ses contemporains et les écrivains romantiques. En réinscrivant l’éloquence de Saint-Just dans une conception sublime de l’art oratoire, ont pu être réfutés un certain nombre de préjugés hérités du XIXe siècle et dressé un portrait neuf de Saint-Just orateur.La troisième partie propose une édition diplomatique des discours du Conventionnel et des transcriptions nouvelles de ses manuscrits de discours.Les annexes comprennent entre autres une iconographie sur l’éloquence révolutionnaire, un ensemble de lettres et d’arrêtés inédits et un court essai testant la fertilité du sublime longinien pour rendre compte d’une œuvre contemporaine.
Accessible ici : https://www.theses.fr/2013PA040254#