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Camille Desmoulins et la liberté de la presse

Un article de Suzanne LEVIN, doctorante

mardi 17 février 2015

« Le véritable palladium c’est la déclaration des droits, c’est la liberté de la presse », clame Camille Desmoulins dans son premier journal, les Révolutions de France et de Brabant [1]

En d’autres termes, Desmoulins prête dès les débuts de la Révolution, une énorme puissance à la liberté de la presse. Mise à égalité avec le droit naturel proclamé, c’est la presse libre qui est la sauvegarde de la liberté publique. Le journaliste, par son « génie », éclaire le peuple et censure ses élus ; les erreurs et jusqu’à la calomnie seraient sans conséquence, car une simple rétractation y porterait remède [2].

D’autre part, l’imprimerie permet l’extension à l’infini de l’espace public, rendant caduc, autant sinon plus que la représentation, le lieu commun qui confine la république ou la démocratie aux petits États où tous les citoyens peuvent se réunir pour prendre des décisions [3].

Desmoulins était loin du seul à défendre la liberté illimitée de la presse sous l’Assemblée constituante. Cette défense est même une caractéristique primaire des « patriotes de gauche [4] », surtout parmi les journalistes [5]

Le côté gauche de l’Assemblée parlait aussi en faveur de la liberté de la presse. Robespierre en particulier fit à la Société des Amis de la Constitution, dite des Jacobins, un discours célèbre à sujet, qu’il n’avait pas pu prononcer devant l’Assemblée, le 9 mai 1791. Pour lui il s’agissait de défendre le droit à l’exercice de la faculté par excellence de l’homme : celle « de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables [6] ». Ce droit est ensuite nécessaire à la liberté, car il permet aux êtres humains, en appliquant leur raison aux différents points de vue, d’arriver à la vérité et en ce faisant de se perfectionner.

Desmoulins dépassait cependant Robespierre, pour qui la liberté de la presse est nécessaire mais non suffisante à l’État libre. La foi de ce premier dans la presse est telle qu’il prétend que, d’accord avec une citation d’un auteur anglais anonyme qu’il attribue à son ami et collègue défunt Loustalot, « si la liberté de la presse pouvoit exister dans un pays où le despotisme le plus absolu réunit dans une seule main tous les pouvoirs, elle suffiroit seule pour faire contrepoids. [7] » C’est que Desmoulins, comme beaucoup de ses collègues, concevait la presse comme une véritable magistrature, qui éclaire l’opinion publique et qui dénonce la corruption ou les compromissions des députés et des autorités constituées, permettant ainsi au peuple souverain de juger ses mandataires. Cette pratique de la dénonciation et la satire des figures publiques qui l’accompagne étaient d’ailleurs sujets de controverse, car les modérés insistaient pour leur part que de tels procédés ne pouvaient que mener à la calomnie et miner le respect et la confiance dont il fallait investir les autorités afin d’éviter l’« anarchie ».

Il s’agissait pourtant dans les débats des première années de la Révolution de fixer les principes du régime constitutionnel, d’affirmer que l’expression illimitée de ses pensées est un pilier de la liberté, plutôt qu’une ouverture à l’anarchie. Face aux refus violent des principes révolutionnaires par la Contre-Révolution, mais aussi aux trahisons répétées de la part des révolutionnaires « modérés », les patriotes de gauche furent obligés de se demander s’il suffisait de donner à ses principes leur pleine application.

La première fois que Desmoulins remit en question sa foi dans la puissance de la presse était au moment de la répression du mouvement populaire de l’été 1791. Le roi s’étant enfui dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, l’Assemblée a suspendu son pouvoir. Il fut ensuite reconnu dans le village de Varennes et ramené à Paris, mais la question du sort de la monarchie et de la constitution sur le point d’être achevée, restait en suspens. L’Assemblée craignant le mouvement populaire et ses appels pour l’abolition de la monarchie d’une part et la régence de l’autre, maintint la fiction de « l’enlèvement » du roi afin de le remettre sur le trône : le décret du 15 juillet 1791 lui permettait de reprendre sa couronne à la seule condition d’accepter la constitution. Une pétition contre ce décret fut le prétexte d’un massacre au Champ de Mars de Paris, qui déclencha une période de répression contre le mouvement démocratique et « républicain ». Desmoulins fut décrété de prise de corps et dut se terrer. Ce moment marqua le premier sursis de sa carrière de journaliste.

La réflexion de Desmoulins passait à cette époque par le désespoir dans l’aptitude du peuple à la liberté. La presse ne suffit pas, après tout, à rendre un peuple libre : encore faut-il que ce peuple veuille l’être. Un peuple qui applaudit à un La Fayette fusilleur des pétitionnaires du Champ-de-Mars ne mérite pas que l’on se sacrifie pour lui. C’est ainsi que Desmoulins justifia son abdication de sa « magistrature » journalistique [8].

D’autres, et Robespierre parmi eux, étaient moins prompts à attribuer les échecs de la Révolution à une mentalité servile dans le peuple. Le peuple peut être opprimé et même trompé un moment mais, par définition, il est très difficile à corrompre et tant que le peuple ne sera pas corrompu, tout ne pourra pas être perdu. Il ne fallait donc pas désespérer de la Révolution, mais combattre ses ennemis, en dépit de la situation actuelle, d’apparence désespérée.

Il convient de rappeler que ces ennemis existaient bel et bien, dans la personne de tous ceux qui refusaient le nouveau contrat social révolutionnaire. N’oublions pas qu’il s’agissait d’une véritable guerre entre Révolution et Contre-Révolution, une guerre qui se servait de tous les moyens, y compris la presse, mais que la Contre-Révolution n’hésitait pas non plus à recourir aux armes afin de ramener l’Ancien régime.

Or, jusqu’à la chute de la monarchie, le 10 août 1792, la presse contre-révolutionnaire s’était prévalu de la liberté illimitée de la presse, mais dans le but de la détruire. C’était à ce moment que les journaux royalistes furent supprimés. Entorse à la liberté illimitée de la presse ? Certes. Mais il ne s’agissait pas de donner aux dénommés « républicains » un privilège dont les dénommés « royalistes » ne jouiraient pas. Au contraire, il s’agissait de l’application du principe de la réciprocité de la liberté [9] : profiter de la liberté de la presse pour détruire celle-ci attente aux droits d’autrui ; il n’est donc pas un droit. Robespierre exprima parfaitement cette position à la Convention le 5 août 1793 : « La Déclaration des droits ne consacre pas les attentats des conspirateurs qui ont voulu la détruire. Elle n’est pas une égide pour couvrir les écrivains mercenaires payés par [le premier ministre britannique] Pitt pour fomenter la guerre civile et préparer le rétablissement de la royauté [10]. » Ce principe était largement partagé par tous les révolutionnaires au moment où Robespierre l’énonça.

Desmoulins en était-il également d’accord ? Je n’ai pas trouvé d’indices qui permettrait de répondre définitivement à cette question. Toujours est-il que Desmoulins ne s’opposa pas à la censure de la presse royaliste, pas plus en août 1793 qu’en août 1792. Il ne protesta pas davantage contre la disparition (parfois provisoire, il est vrai) des feuilles à tendance girondine suite aux journées du 31 mai-2 juin 1793. L’arrestation de Jacques Roux et de Leclerc, qui avait entrainé la disparition de leurs journaux dans ce même été de 1793 ne suscita pas plus de commentaires de la part de Desmoulins, comme le note Henri Calvet dans son édition du Vieux Cordelier [11]. Ce n’est justement que dans son Vieux Cordelier, dont le premier numéro parut en frimaire an II (décembre 1793), que Desmoulins revint à la question de la liberté de la presse.

Or, on ne peut traiter de Camille Desmoulins et la liberté de la presse sans aborder les deux problèmes posés par ce journal à ce sujet. Il y a d’un côté la défense de la liberté de la presse par Desmoulins lui-même, de l’autre le poids de cette publication dans l’arrestation et la condamnation de Desmoulins comme membre de la faction dite des « Indulgents » en germinal an II (avril 1794). A noter que la parution du Vieux Cordelier et la condamnation de son auteur ne forment qu’un chapitre de la « lutte des factions » et ne peut être compris que dans ce contexte, que nous ne pouvons résumer ici qu’à très grands traits. Nous renvoyons donc le lecteur aux diverses histoires de la Révolution, et notamment à celle d’Albert Mathiez (1874-1932), qui offre encore de nos jours un des récits les plus complets de cette épisode [12].

Soulignons pourtant que le Vieux Cordelier s’insère dans le conflit entre les réseaux d’« ultra- » et de « citra-révolutionnaires », qui se jouaient non seulement à la Convention ou dans la presse ou les clubs parisiens, mais aussi à l’échelle des départements. Malgré ces dénominations de « citras » (ou Indulgents, Dantonistes) et d’« ultras » (ou Exagérés, Hébertistes), la ligne de démarcation entre les deux camps est souvent floue et leurs conflits semblent tenir autant sinon plus à des luttes d’influence qu’à l’idéologie (on trouve par exemple des partisans d’une répression accrue et de la déchristianisation dans les deux camps). Le cible le plus évident des « citras » était les « ultras » et réciproquement, mais tous s’attaquèrent aussi plus ou moins sourdement au gouvernement révolutionnaire.

Ainsi, Camille Desmoulins qui se situait dans le camp des « citras », dénonça directement les « ultras » : entre autres, les journalistes Hébert et Momoro, le général de l’armée révolutionnaire Ronsin, le ministre de la guerre Bouchotte et Vincent secrétaire-général du département de la guerre. Ses prises de position contre le gouvernement révolutionnaire et ses politiques se présentent de façon plus équivoque. Le Vieux Cordelier était également un organe pour la défense des amis de Desmoulins, accusés de modérantisme ou impliqués dans l’affaire de la Compagnie des Indes. Il servait enfin à son auto-apologie, car il était déjà mis en cause depuis plusieurs mois pour son attitude au moment du procès des Girondins, quand il avait lamenté son rôle dans leur chute, et pour sa défense du général royaliste Arthur Dillon, dont il avait loué les compétences en critiquant la politique de d’exclure les ci-devant nobles des états-majors.

Il peut être difficile de cerner la position « réelle » de Desmoulins, car le Vieux Cordelier est plein de contradictions, d’exagérations probables et d’insinuations dont il n’assume pas toujours les implications. Il passe à plusieurs reprises de l’admission qu’il s’était trompé sur telle question, à la réclamation de son droit à l’erreur, pour ensuite revenir à la défense de sa première opinion, attitude qui se reproduisit dans sa défense du journal aux Jacobins. Il ne serait pourtant pas injuste de supposer que les positions auxquelles Desmoulins revient toujours représentent le fond de son programme. Ses contradictions peuvent traduire, à tel moment, autant ses hésitations ou une volonté de conciliation que des manœuvres rhétoriques ou des tentatives maladroites d’autodéfense.

Ses propos sur la liberté de la presse illustrent bien ce phénomène. D’un côté il déclare que la liberté illimitée de la presse est de toutes circonstances [13] ; d’un autre qu’il comprend la nécessité de la comprimer provisoirement quand le salut du peuple l’exige, pourvu que la liberté d’opinion des députés soit préservée [14]. On peut dire néanmoins que le Vieux Cordelier tende malgré tout à la défense de la liberté illimitée de la presse.

Au moment où il écrit, cette position n’est pas sans poser de problèmes. Desmoulins croyait-il sincèrement que « pour rendre la France républicaine, heureuse et florissante, il eût suffi d’un peu d’encre, et d’une seule guillotine [15] » ? C’eût été compter la Contre-Révolution – dont il dénonce pourtant lui-même l’infiltration jusqu’au cœur des institutions révolutionnaires – pour bien peu. On ne peut que partager le jugement de l’historien R.R. Palmer, qui n’a pas hésité à affirmer que si Desmoulins y croyait, il se trompait : « On ne pouvait résoudre par des mots les conflits qui agitaient la société française. On ne transformerait pas la France en république par de l’encre. Pas même par de l’encre et une guillotine [16]. »

La liberté de la presse ne résume d’ailleurs pas à elle seule le programme qui émerge au fil des numéros du Vieux Cordelier. Comme Robespierre, Desmoulins s’opposait à la déchristianisation et à l’exagération révolutionnaire affectée. Les points communs en finissent pourtant là. Desmoulins préconisait encore la paix (qui serait nécessairement à l’époque où il écrit une paix de compromis), en se plaignant des sacrifices imposés, surtout aux riches, par la guerre [17]. En même temps il appelle de ses vœux la clémence, quoique dans des termes contradictoires quant à l’étendue de son application [18]. Enfin et surtout il réclamait la fin du gouvernement révolutionnaire et le passage au régime constitutionnel. C’est dans un fragment resté inédit du vivant de Desmoulins que cette exigence est formulée le plus clairement : « Que l’on proclame donc cette constitution et que tout le monde s’y soumette. Si c’est la majorité de l’assemblée qui veut retenir les pouvoirs, fesons [sic] encore une révolution contre la majorité de l’assemblée [19]. »

Divergence d’avec les Comités dans sa conception de la République ? Optimisme naïf ? Exagération rhétorique ? Manœuvre intéressée ? Sans doute un peu de tous ces éléments entre dans ce programme.

Mais laissant de côté les motivations de Desmoulins, il est clair que le Vieux Cordelier constituait un des fers de lance de l’attaque des « Indulgents » contre le gouvernement révolutionnaire. Il faut encore comprendre la force de cette attaque, qui faillit réussir, surtout dédoublée comme elle était de celle des « ultras ». Le pouvoir du Comité de Salut public ne tenait qu’à la confiance dont la Convention l’investit chaque mois. Les Indulgents surtout y avait beaucoup de partisans, ou de partisans potentiels. La lassitude de la guerre et de l’état d’exception était réelle. Une bonne partie des abus dénoncés par Desmoulins l’étaient également, et c’est ce qui fait la force du Vieux Cordelier, quoi qu’on pense des remèdes proposées.

Les membres des Comités, parmi eux Robespierre, et ceux qui partageaient leur perspective étaient convaincus pour leur part que le démantèlement prématuré du gouvernement révolutionnaire aurait pour résultat la perte de la République. De surcroît, ils soutenaient que la fondation de la République passait nécessairement non seulement par des victoires décisives contre les ennemis intérieurs et extérieurs, mais aussi par la mise en place des institutions républicaines afin de ressouder la nation autour des principes et des pratiques communs – et pour certains, de cimenter l’égalité par les mesures comme la distribution des biens nationaux en petites parcelles aux patriotes indigents, préconisée par les décrets de ventôse. Il ne suffisait pas d’ouvrir les prisons et de rétablir la liberté illimitée de la presse – sur ce dernier point, au moins, la Réaction thermidorienne leur donnera d’ailleurs raison.

Mais à tort ou à raison, croyant que la survie de la République dépendait de la préservation du gouvernement révolutionnaire, une même impérative exigeait la condamnation de tout ce qui s’y opposait : salus populi suprema lex « le salut du peuple est la suprême loi ». Il n’était pas question de faire passer le principe de la liberté illimitée de la presse avant ce qu’ils croyaient être le salut d
u peuple. Ni le Vieux Cordelier, ni finalement son auteur, pouvait y faire exception.


[1Révolutions de France et de Brabant (RFB), n° 55 (11 décembre 1790), in Camille DESMOULINS, Œuvres, Albert SOBOUL, éd., München, Kraus Reprints, 1989, t. VI, p. 119.

[2RFB, n° 9 (23 janvier 1790), Œuvres, op. cit., t. II, p. 424.

[3RFB, n° 16 (13 mars 1790), Œuvres, op. cit., t. III, p. 138.

[4C’est à dire les révolutionnaires qui voulaient voir se réaliser les principes du droit naturel et de la souveraineté populaire. J’emprunte ce terme à Marc BELISSA, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Éditions Kimé, 1998, 462 p.

[6Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, Édition du Centenaire de la Société des études robespierristes, 2007, t. VII, p. 320.

[7RFB, n° 45 (2 octobre 1790), Œuvres, op. cit., t. V, p. 269.

[8RFB, n° 86 et dernier (fin juillet 1791), Œuvres, op. cit., t. VII, p. 353 et sq.

[9Sur cette notion de la réciprocité de la liberté dans la philosophie du droit naturel, voir Florence GAUTHIER, Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen. 1789 – 1795 – 1802, Paris, Éditions Syllepse, 2014 [1992], 387 p.

[10Archives parlementaires, t. 70, p. 297.

[11Camille DESMOULINS, Le Vieux Cordelier (VC), Henri CALVET, Albert MATHIEZ, éd., Paris, A. Colin, coll. « Les classiques de la Révolution française », 1936, p. 46. Toutes les citations viennent de cette édition.

[12Albert MATHIEZ, La Révolution française, nouvelle édition préfacée par Yannick BOSC et Florence GAUTHIER, Paris, Bartillat, 2012, 658 p.

[13VC, n° 1, p. 46 ; n° 3, p. 86-88 ; n° 7, p. 206 et sq., 237-240, 244-245.

[14VC, n° 1, p. 47 ; n° 6, p. 187-188 ; n° 7, p. 240-244, 245-246.

[15VC, n° 3, p. 88.

[16R. R. PALMER, Le gouvernement de la Terreur. L’année du Comité de Salut public, trad. Marie-Hélène DUMAS, Paris, A. Colin, 1989 [1941], p. 233.

[17VC, n° 7, p. 212-213, 232-233. Il allait jusqu’à prétendre que c’était moins la crise économique provoquée par la guerre qui rendait ces sacrifices nécessaires qu’une fétichisation de la misère de la part des « ultras » qui les mettaient à la mode (n° 6, p. 188-192).

[18VC, n° 4, p. 115 et sq.

[19« Fragment VI » in Camille DESMOULINS, Le Vieux Cordelier, op. cit., p. 291.