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Y eut-il un centralisme montagnard et confusion des pouvoirs en 1792-93

dimanche 12 mai 2024

Y eut-il un centralisme montagnard en 1793-1794 ?

« Abusés par les mots, les hommes n’ont pas horreur des choses les plus infâmes décorées de beaux noms, et ils ont horreur des choses les plus louables décriées par des noms odieux. Aussi l’artifice ordinaire des cabinets est-il d’égarer les peuples en pervertissant le sens des mots ; et souvent des hommes de lettres avilis ont l’infamie de se charger de ce coupable emploi. » Marat, Les Chaînes de l’esclavage (1774) 1995, p. 4409.

Cédant au mythe thermidorien de la tyrannie de Robespierre, l’interprétation de l’URSS stalinienne de la Révolution française des années 1930, a voulu y voir une révolution bourgeoise menée par la politique montagnarde, qui se serait opposée au mouvement populaire dans la période 1793-94, et aurait imposé une dictature du Comité de salut public et une centralisation administrative, couronnées par la Terreur.
Les Staliniens répandirent cette comparaison, à leurs yeux positive, mais leurs adversaires en profitèrent pour la reprendre, mais de façon négative. Ainsi F. Furet, stalinien positif dans sa jeunesse, changea de bord dans les années 1950 en se limitant à choisir la version négative. Qualifié de Roi du bicentenaire en 1988-89 par le journal Le Nouvel Observateur, la version Furet s’est imposée depuis [1].
Au XXè s, les historiens staliniens positifs de la Révolution française furent G. Lefebvre et A. Soboul qui affirmèrent la dictature du Comité de salut public et la Terreur, influençant leur époque. Mais, depuis le bicentenaire de 1989, les Staliniens négatifs les ont remplacés peu à peu. Toutefois, qu’ils soient positifs ou négatifs, ont-ils démontré, preuves à l’appui, leurs affirmations ?

Comme je ne peux répondre dans ce bref article à l’ensemble de ces affirmations, je commence par celle de la centralisation administrative attribuée à la Montagne avec le Gouvernement révolutionnaire.

Les pouvoirs des communes rurales jusqu’en 1789

Les villages s’administrent par l’assemblée générale des habitants des deux sexes pour organiser les travaux agricoles et l’élevage, à cause de l’assolement du terroir qui impose la rotation des mêmes cultures à chacun : la commune s’administre de façon collective et gère aussi les biens communaux et les droits d’usage. Elle élit les responsables des travaux, qui appliquent les décisions collectives sous le contrôle des habitants : la vie rurale était ainsi active et décentralisée. Notons qu’en 1789, 85% de la population était paysanne.
Par contre au XVIIè s, la monarchie introduit une forme de centralisation avec la perception des impôts indirects, confiés au Fermiers généraux, tandis que celle des impôts directs restait sous le contrôle des communes, qui élisaient les membres des Etats provinciaux, instance décentralisée et élective. A cette époque, la monarchie crée encore les intendants qui représentent le roi et contrôlent justice et police : le peuple qualifia la monarchie de despotique. On notera que celle-ci ne disposait pas d’une centralisation administrative comme celle que nous connaissons et qui ne fut construite qu’au long du XIXè s.

1789 et le principe de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif

Le mandat des Etats généraux est de donner une nouvelle constitution au pays. Des projets opposés s’affrontent sur la souveraineté soit du peuple, soit d’une aristocratie des riches, mais les deux veulent un législatif suprême, qui choisit les ministres et les contrôle et des administrateurs élus par les communes pour appliquer les lois : soit un exécutif décentralisé.

La Révolution du 10 août 1792 renverse la monarchie et la Constitution de l’aristocratie des riches de 1791, rétablit la démocratie et le suffrage des deux sexes pour élire la Convention, nouvelle constituante, en septembre. Mais la majorité suit les Brissotins qui refusent de voter la Constitution et déclarent une guerre de diversion, mais la perdent. Une nouvelle Révolution, les 31 mai-2 juin 1793, révoque les députés Brissotins.

La Convention montagnarde vote dès juin la Déclaration des droits et la Constitution, la réforme agraire attendue depuis 4 ans par les paysans et mène une politique défensive des frontières de toute urgence, en s’appuyant sur le peuple et les volontaires.

Le Gouvernement révolutionnaire

a donné lieu à des interprétations surprenantes. En français, gouvernement signifie : 1) action de gouverner, 2) pouvoir exécutif.

Depuis l’été 1793, le peuple se plaint que les lois révolutionnaires, comme la réforme agraire ou le contrôle des prix des subsistances, ne sont pas appliquées dans certaines régions : les lois sont révolutionnaires, mais ne sont pas appliquées partout !

Le rapport de Saint-Just et Billaud-Varenne à la Convention va répondre à ce problème en proposant ce Gouvernement révolutionnaire qui vise très clairement le pouvoir exécutif : « Les lois sont révolutionnaires, ceux qui les exécutent ne le sont pas… Citoyens, tous les ennemis de la République sont dans son gouvernement » [2]. Ce sont les agents de l’exécutif qui, dans certaines communes, ne font ni publier les lois ni ne les appliquent : il faut alors révolutionner l’exécutif. Comment ? En renforçant le contrôle des administrateurs communaux qui appliquent les lois.
Les solutions votées par la Convention le 4 décembre sont d’informer le peuple par l’envoi d’un Bulletin des lois de la République à afficher dans les communes et en chargeant le procureur-syndic élu de chaque commune d’envoyer par courrier l’état d’application des lois tous les 10 jours au procureur-syndic du canton, qui en informe la Convention via le Comité de salut public. Là où la non-application des lois est signalée, la Convention décide d’envoyer un député en mission pour enquêter et résoudre le problème.
Il n’y eut pas de centralisation administrative, mais il y eut bien des actes contre-révolutionnaires pour empêcher l’application des lois, comme le peuple ne cessa de le dénoncer à la Convention.

Conclusion

On lira avec humour et profit ce que Tocqueville qui, s’il n’était pas un ami de la Révolution, savait néanmoins distinguer entre centralisme despotique et séparation du législatif et de l’exécutif. Il écrit à ce sujet précis :
« Les premiers efforts de la révolution avaient détruit cette grande institution de la monarchie ; elle fut restaurée en 1800. Ce ne sont pas, comme on l’a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière d’administration qui ont triomphé à cette époque et depuis, mais, bien au contraire, ceux de l’Ancien régime qui furent remis en vigueur et y demeurèrent.3 »
On le voit, il n’y a pas de centralisme ni jacobin ni montagnard…

Y eut-il un parti unique réalisant la confusion des pouvoirs législatif et exécutif en 1793-94 en France ?

Suite de l’article « Y eut-il un centralisme montagnard en 1793-94 ? »

« Le pouvoir législatif a fait la Révolution française ; partout où il a dominé dans sa particularité, il a d’une façon générale fait les grandes révolutions organiques universelles ; il a combattu non la Constitution, mais une constitution particulière, parce qu’il était le représentant du peuple, de la volonté générique. Le pouvoir gouvernemental, au contraire, a fait les petites révolutions, les réactions ; il a fait la révolution non pour une nouvelle constitution, parce que le pouvoir gouvernemental était le représentant de la volonté particulière, de la partie magique de la volonté ».
Karl Marx, Critique du droit hégélien, III, 298.

L’historiographie dominante du XXè siècle, cédant à l’interprétation d’un parti unique au pouvoir, dirigé par un dictateur, a voulu voir dans le « Gouvernement révolutionnaire de 1793 », un brouillon du stalinisme, puis comme l’a écrit Furet, la matrice des totalitarismes, au pluriel, du XXè siècle, soit fascismes, nazisme, stalinisme !
Cet État dictatorial a-t-il seulement existé ? Ses justificateurs on voulu voir trois moyens institutionnels qui tiennent lieu de preuves : le Comité de salut public, le Parti unique au pouvoir, le chef du parti en Dictateur.

  • Le Comité de salut public : La Révolution du 10 Août 1792 renversa la monarchie et la Constitution de 1791, qui instaurait une aristocratie des mâles riches. Le suffrage universel des deux sexes [3] réapparut comme pour les États généraux de 1789 et la Convention fut élue en septembre 1792. Mais la Montagne, au « côté gauche », n’avait pas une majorité de députés, ni le nouveau « côté droit » formé des Brissotins qui gouvernèrent grâce aux voix du Marais [4]
    Les Brissotins évitèrent d’achever la Constitution, craignant la démocratie et déclenchèrent une guerre de conquête de la rive gauche du Rhin comme moyen de diversion. Mais les peuples conquis n’aimèrent pas les missionnaires armés et la guerre brissotine fut battue au printemps 1793.

Une fois de plus, les frontières étaient menacées et grâce à la mobilisation des communes, une fois de plus les volontaires repoussèrent l’ennemi, comme au dix-août...

Dans la panique, ce furent les Brissotins qui créèrent le Comité de Salut Public le 6 avril 1793, pour prendre les mesures qui s’imposaient. Notons que finances et police ne relevèrent jamais de ce CSP aux époques brissotine puis montagnarde.

Ce CSP était formé de députés, renouvelés chaque mois par vote de la Convention et exerçait le droit de surveillance du législatif sur l’exécutif. La théorie politique actuelle ignore, car ne pratique pas ce principe de l’exécutif soumis au contrôle du législatif suprême, et l’on a pu voir, pour la seule année 2023, l’exécutif en France, proposer des lois à l’Assemblée des députés et les imposer. Faut-il rappeler le principe de 1789 ? Le législatif fait les lois et, après, l’exécutif peut les appliquer : l’inverse était stupéfiant en 1793, non aujourd’hui…

Le CSP assistait au Conseil des ministres et pouvait suspendre ses décisions et dans ce cas, en se référant à la Convention qui votait les mesures à prendre, en tant que pouvoir législatif.

Le CSP légiférait-il ? Non, les arrêtés qu’il proposait devaient être soumis à la Convention qui, elle seule, légiférait et transformait ces arrêtés en lois ou les annulait.

Le CSP est-il devenu la tête de l’exécutif ? Pas davantage, si c’était le cas, ce serait alors le royal exercice de la confusion des pouvoirs ! Le CSP se limite au contrôle des arrêtés pris par le Conseil exécutif, et peut les renvoyer à la Convention qui, elle, décide.

Le CSP a-t-il une existence autonome ? Non plus, il fonctionne collégialement et est responsable à tout instant, devant le corps législatif, car sa fonction est bien d’exercer le droit de surveillance du législatif sur l’exécutif.

Le 6 avril 1793, le brissotin Buzot résuma clairement sa fonction :
« Il n’y a point ici de réunion des pouvoirs dans les mains de l’Assemblée ; c’est une délégation qu’elle fait à quelques-uns de ses membres du droit de surveillance qui lui appartient… Je crois qu’il n’y a point de dictature, puisque ce comité n’a qu’une existence intermédiaire et toujours soumise à l’inspection de la Convention [5]. »
À la suite de la Révolution des 31 mai-2 juin 1793, une Déclaration des droits précédant la Constitution démocratique, avec le rétablissement du suffrage universel des deux sexes, furent votées par la Convention, réactivant la vie communale avec ses propres institutions, dont ses gardes communales qui exerçaient la fonction de police communale.

Mais le 1er août 1793, Danton fit une curieuse proposition à la Convention :
« Il faut, en attendant que la Constitution soit en activité et pour qu’elle puisse l’être, que votre Comité de Salut public soit érigé en gouvernement provisoire. Je sais qu’on objectera que des membres de la Convention ne doivent pas être responsables. J’ai dit que vous êtes responsables de la liberté et que si vous la sauvez, et alors seulement, vous obtiendrez les bénédictions du peuple. [6] »
Il propose que le CSP remplace le Conseil des ministres. Il est conscient que les députés ne peuvent pas cumuler les fonctions législatives et celles de l’exécutif en même temps, mais il estime que cette entorse aux principes de la séparation des pouvoirs est secondaire par rapport à l’objectif « de sauver la liberté » au prix de la violation de l’esprit des lois et en pratiquant la confusion des pouvoirs, expression de la pratique royale. La Convention refusa sa proposition.

Le 4 décembre 1793, Léonard Bourdon réitéra celle de Danton en proposant de remplacer les ministres par le CSP. Mais la Convention refusa encore et maintint le principe de la séparation et de la hiérarchie des pouvoirs, le législatif étant supérieur à l’exécutif et le contrôlant.

  • Le parti unique au pouvoir
    C’est une illusion, comme je l’ai déjà indiqué, étant donné que durant la période révolutionnaire, aucun parti n’obtint une majorité de députés, mais des propositions de lois étaient soutenues par différents partis, que l’on exprimait, dès 1789, par « côté gauche », « côté droit », et « Marais », dont les voix allaient de l’un à l’autre des côtés, que l’on peut qualifier de débats politiques et non de pratiques de partis dominants. C’est ainsi que de 1789 à la Révolution du 10-Août 1792, les propositions du « côté droit obtenaient le plus souvent une majorité, puis depuis la Révolution des 31 mai-2 juin 1793, jusqu’au 9 thermidor-27 juillet 1794, le « côté gauche » obtint la majorité des votes.
    Rappelons-nous que dès 1790, le « côté droit » avait compris qu’il lui était nécessaire de remplacer le suffrage universel des deux sexes, par une aristocratie qui fut celle des mâles riches, à deux reprises, l’une avec la Constitution de 1791, l’autre avec la Constitution de l’an III (août 1795), suivies d’un rétablissement de la monarchie avec Bonaparte, puis tout au long du XIXè s, interrompues par trois Révolutions successives, 1830, 1848, 1871, jusqu’à la Troisième République. Le suffrage universel des deux sexes ne fut rétabli en France qu’en 1946…
    Le chef du parti unique : un dictateur
    La légende d’un parti unique au pouvoir accompagne celle du chef du parti unique, qualifié de dictateur. Aucun texte de loi n’a instauré l’institution d’un chef de parti unique en chef suprême ou dictateur. La monarchie était héritée de l’Ancien régime et Louis XVI convoqua les États généraux, demandant à son peuple d’élire des députés pour les former. C’est ainsi que le processus révolutionnaires put s’ouvrir, avec des institutions à caractère démocratique et le peuple en était bien conscient, qui se débarrassa du roi et conserva la commune et ses pratiques hautement démocratiques.
Florence GAUTHIER,
Maître de Conférences HDR honoraire
Université de Paris VII Diderot


[1J’appelle Staliniens positifs les adeptes de l’interprétation soviétique stalinienne de l’histoire de la Révolution de 1789 et Staliniens négatifs ceux qui se rallient à l’affirmation d’un Robespierre dictateur, centralisateur et terroriste sans preuves. L’histoire se trouve dans les Archives et non dans la tête des petits génies.

[2Saint-Just, Rapport sur le Gouvernement révolutionnaire, 10-10-1793, Œuvres complètes, Champ libre, p. 520.

[3Le substantif « homme » (définition du citoyen art. 4 de la constitution de l’AN I est à considérer au sens général du terme « être humain ».

[4Voir les travaux précis de Françoise BRUNEL sur la Montagne dans A. SOBOUL éd., Dictionnaire de la Révolution française, Paris, 1989..

[5Archives Parlementaires, séance de la Convention du 6 avril 1793.

[6Danton, Discours, Paris, Ed. de l’Aire, 1983, Convention, 1er août 1793, p. 200.