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Une révolution paysanne
Un article de Florence Gauthier
lundi 13 mai 2024
La Révolution française, révolution des droits de l’homme et du citoyen, abolit le régime féodal et l’esclavage dans les colonies, deux des piliers de l’oppression des peuples. Cette double abolition se réalisa en faveur de l’humanité opprimée. Le bonnet rouge de la liberté exprima le lien entre ces deux grandes conquêtes de la liberté civile et politique de portée mondiale.
Florence GAUTHIER
Les caractères originaux de l’histoire rurale de la Révolution française 1789-1794
La Révolution française, révolution des droits de l’homme et du citoyen, abolit le régime féodal et l’esclavage dans les colonies, deux des piliers de l’oppression des peuples. Cette double abolition se réalisa en faveur de l’humanité opprimée. Le bonnet rouge de la liberté exprima le lien entre ces deux grandes conquêtes de la liberté civile et politique de portée mondiale.
Nous nous intéresserons ici au mouvement paysan qui imposa son rythme à la Révolution et dont l’objectif n’était pas seulement de se libérer du régime féodal. En effet, des rapports d’un type nouveau se développaient depuis la fin du Moyen-Âge. On pouvait voir dans les campagnes du Royaume de France, les progrès de la concentration de la propriété foncière par l’expropriation d’une partie grandissante de la paysannerie de ses tenures héritables, mais aussi ceux de la concentration de l’exploitation agricole aux mains d’une étroite couche de fermiers capitalistes entrepreneurs de culture, qui pratiquaient la réunion des fermes en rassemblant dans leurs mains les différents marchés de terre en location. On voyait encore la formation d’un marché privé des subsistances grâce à la spéculation à la hausse des prix des grains à une époque où les céréales représentaient la base de l’alimentation du petit peuple des villes et de l’immense population des paysans pauvres et sans terre. Ici, le pouvoir économique transformait le besoin social de se nourrir en arme alimentaire, ou guerre du blé, qui tuait, comme nous le savons, sous forme de disettes factices. {}
La Révolution en France fut aussi l’expression de la résistance populaire à ces formes capitalistes désignées par l’expression précise d’économie publique tyrannique à laquelle répondirent la revendication et l’élaboration d’une économie politique populaire. Un débat exemplaire s’ouvrait ici.
La Révolution en France fut aussi une expérience politique éclairée par les principes philosophiques de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et caractérisée par l’immense tâche de la construction de la souveraineté populaire, de l’élargissement d’un espace public démocratique, de la construction d’un pouvoir législatif suprême et d’une citoyenneté participant effectivement à l’élaboration des lois, toutes choses auxquelles la paysannerie participa pleinement, avec ses traditions spécifiques de droit des habitants qui organisait la vie des communautés villageoises.
I. La Grande Peur de juillet 1789
Les Etats généraux réunis à Versailles le 5 mai 1789 se transformèrent en Assemblée nationale constituante, le 17 juin, puis, par le Serment du jeu de Paume le 20 juin, jurèrent de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France.
Tout le processus de convocation des Etats généraux, le système électoral ouvrant le droit de vote aux chefs de famille domiciliés (de l’un et de l’autre sexe), la rédaction des cahiers de doléances, l’élection de députés mandatés par leurs électeurs, le remplacement des Etats généraux, conseil élargi du roi, par l’Assemblée nationale constituante, tout cela constitue le contrat social révolutionnaire et fut vécu comme tel par les contemporains. Ces notions de souveraineté de la nation, de contrat social, de constitution, de citoyenneté, de pouvoir législatif suprême n’étaient pas des idées abstraites, ni éloignées du peuple, mais bien au contraire des idées largement popularisées et devenues des actes. L’Assemblée constituante avait mis fin aux Etats généraux de sa propre initiative et instauré un pouvoir nouveau, émanant des élections, qui venait de renverser la monarchie de droit divin en France et de transférer la souveraineté du roi au peuple. Ce fut l’acte un de la Révolution.
Le second acte de la Révolution se joua dans les campagnes. L’immense jacquerie de juillet 1789, appelée Grande Peur, se répandit à la vitesse du tocsin. Si l’on tient compte du fait qu’elle prenait le relais des révoltes paysannes du printemps précédent, ce fut l’ensemble des campagnes qui entrèrent en insurrection contre le régime féodal.
Les révoltes paysannes conjuguaient des émeutes de subsistance avec des insurrections armées de caractère anti-monarchique, en s’opposant aux intendants et au fisc, anti-ecclésiastique en refusant le paiement des dîmes, et surtout anti-féodal. Sur ce point, les communautés villageoises s’en sont prises directement aux titres de propriété des seigneurs, qu’ils soient nobles, roturiers ou ecclésiastiques, soit pour les brûler, soit pour contraindre le seigneur à signer un acte de renonciation à la perception de ses droits dans l’avenir.
Elles récupérèrent aussi des biens communaux usurpés par les seigneurs et s’en servirent parfois immédiatement en envoyant leurs bêtes y pâturer. Les paysans rétablirent dès ce moment le partage égal des usages sur les biens communaux : bois, foin, fruits des arbres communs, droit de pâture, de glandée, de glanage etc…Cette reconquête démocratique s’opposait aux pratiques inégalitaires des paysans riches. Deux conceptions de l’exercice du pouvoir municipal s’affrontèrent alors, celle des possédants qui, lorsqu’ils tenaient la représentation municipale, restreignaient l’accès des fruits des communaux à la minorité au pouvoir, celle qui se fondait sur le droit des habitants et concevait la propriété communale comme un bien commun, une ré-publique, dont les fruits sont également à tous.
La Grande Peur fut une réelle jacquerie, une révolte paysanne armée dirigée principalement contre le régime féodal. C’était la destruction de la seigneurie qui était visée par ces actes qui s’en prenaient avec une rare violence à l’institution seigneuriale, mais non aux personnes. Georges Lefebvre, l’historien de cette Grande Peur a souligné ce fait très remarquable : durant cette Grande Peur qui ne dura guère plus de trois semaines, plusieurs centaines de demeures seigneuriales furent visitées, les titres de propriété brûlés, quelques châteaux furent démontés, parfois incendiés, mais il n’y eut pas de violence contre les personnes des seigneurs ni de leurs domestiques.
Par la même occasion, la grande institution de la monarchie se trouva paralysée et s’effondra : les administrateurs abandonnaient leur poste, cherchant à fuir ou à se cacher.
Ce fut la paysannerie qui fit une offre de contrat social et politique à la seigneurie. Pour la mieux saisir rappelons rapidement la structure de la seigneurie à cette époque.
1. Qu’était la seigneurie en 1789 ?
Un rapide rappel de l’histoire de la seigneurie s’avère nécessaire. On sait que dans le domaine ouest européen, le servage qui s’était généralisé à l’époque de la seigneurie carolingienne fut aboli. Cette grande révolution se produisit entre le XIe et le XIIIe siècles dans le Royaume de France. La seigneurie se trouva alors formée de deux parties, la réserve seigneuriale et le domaine des censives. La réserve seigneuriale rassemblait le lieu de résidence du seigneur, des terres cultivées pour l’entretien de sa maison, des terrains jugés utiles comme des forêts où il exerçait le noble sport de la chasse. Le domaine des censives connaissait une forme de propriété complexe puisque les droits y étaient partagés entre seigneur et paysans censitaires. Le cens était récognitif de la seigneurie, mais aussi des droits du censitaire et en premier lieu de son précieux droit de tenure héritable. Le seigneur ne pouvait exproprier le tenancier, en échange ce dernier devait payer des redevances et se soumettre à la justice seigneuriale. (Doniol et Bloch)
Cette abolition du servage avait conféré aux ci-devant serfs la liberté personnelle et des droits d’accès à la terre. Elle avait également permis à la communauté villageoise d’obtenir une reconnaissance juridique. Quant au seigneur, s’il avait renoncé à son ancien rôle de grand exploitant de terres travaillées par les corvées serviles, il voyait le nombre des villages soumis à sa directe augmenter considérablement. Les corvées, ou rente en travail, étaient remplacées par le paiement d’une rente payée par le paysan sur le produit de son travail. Le seigneur était devenu un rentier du sol (Bloch).
Le terme cens était largement usité pour désigner cette nouvelle rente que le censitaire s’engageait à payer au seigneur, en échange de droits sur la censive. On sait, par ailleurs, que la monarchie en France, créa son propre espace politique en se présentant comme l’arbitre entre seigneurie et communauté villageoise. En faisant de sa justice une justice d’appel, le roi de France exerçait cet arbitrage et constitua ses pouvoirs régaliens n’hésitant pas à dépouiller la seigneurie.
Au XIIIe siècle, cette abolition du servage s’était opérée largement et se poursuivit dans les siècles suivants. Elle s’effectuait par des lettres de manumissions et des chartes de franchise. En 1789, il existait encore près d’un million de serfs, ou plus précisément de mainmortables, non libres, qui relevaient de seigneuries ecclésiastiques, principalement situées dans le centre et l’est du Royaume. Précisons, pour éviter des contresens, que ce servage devenu mainmorte n’était plus qu’un vestige éloigné et transformé de la seigneurie asservissante.
La grande crise des XIVe-XVe siècles fut aggravée, au XVIe siècle, par l’afflux de métaux précieux, venus d’Amérique et d’Europe de l’Est, et qui entraînèrent une dévaluation des monnaies. Or, le montant du cens avait été évalué en argent et la dévaluation monétaire provoqua dans le domaine ouest européen une profonde et grave crise des rentes seigneuriales (Bloch).
Selon les pays et même les provinces, la réaction seigneuriale prit des formes diverses. Dans le Royaume de France la seigneurie réagit en cherchant à accroître la superficie de la réserve seigneuriale. Pour réaliser cette nouvelle restructuration de la seigneurie, le seigneur ne pouvait exproprier les censitaires protégés par les coutumes et la justice royale. Ce fut donc par le lent rachat de censives vendues par leurs titulaires, mais aussi par l’usurpation de biens communaux soustraits par les justices seigneuriales aux communautés villageoises, que la seigneurie parvint à augmenter la part de sa réserve.
On aura compris qu’en rachetant des censives et en les incorporant à sa réserve, le seigneur changeait le statut de la terre : la censive sortait du domaine des droits partagés avec le censitaire et rejoignait les biens sur lesquels le seigneur avait des droits exclusifs. Ainsi, depuis le XVIe siècle, la restructuration de la seigneurie en France permit au seigneur d’accroître la réserve au détriment du domaine des censives et des biens communaux usurpés. C’est alors que le seigneur put louer les terres de sa réserve sous des formes nouvelles qui lui seraient plus avantageuses que le système de la censive qui protégeait le censitaire. En effet, le montant des cens s’étant dévalué, les rentes fournies par les baux de fermage ou de métayage se révèlent bien plus élevées.
Les nouvelles formes de rentes furent le fermage et le métayage. Au XVIIIe siècle, le fermage dominait dans la moitié Nord du Royaume. Le métayage connut une histoire fort complexe que nous n’aborderons pas ici. Nous nous limiterons aux aspects suivants qui éclaireront les revendications des métayers pendant la Révolution.
D’après des études récentes, et nous prendrons celle de la Gâtine poitevine (Merle), l’exploitation agricole appelée métairie se généralisa à partir des XVe-XVIe siècles et fut le fruit d’une réaction seigneuriale à la crise des rentes que nous venons d’évoquer. Cette région connaissait précédemment un système agraire de champs ouverts et en lanières avec habitat groupé qui fut transformé en paysage de métairie grâce au lent travail de rachat des censives par le seigneur. Les résultats, spectaculaires ici, révèlent que des villages et hameaux disparurent pour laisser place à une ou deux métairies. Le seigneur avait réussi à racheter l’ensemble des censives qu’il incorpora à sa réserve. De plus, il récupérait les bâtiments et maisons des villages et les biens communaux abandonnés par la disparition de la population villageoise : l’opération s’était avérée fort avantageuse. L’orientation de la production changeait également : il ne s’agissait plus de nourrir la population d’un village, mais de produire pour le marché.
2. Les formes de propriété foncière sous l’Ancien régime
Nous pouvons maintenant préciser les formes de propriété foncière existantes à la veille de la Révolution. Il y en avait trois, la seigneurie, les biens communaux et les alleux.
La seigneurie était la forme dominante et de loin, avec ses deux parties, la réserve seigneuriale sur laquelle le seigneur exerçait des droits exclusifs et le domaine des censives sur lequel les droits étaient partagés entre seigneur et paysans. La seigneurie pouvait être achetée, vendue, échangée et son propriétaire pouvait être un noble, un ecclésiastique, un roturier.
Les biens communaux étaient une forme de propriété collective, propriété des habitants sur lesquels s’exerçaient des droits d’usage indispensables à la vie rurale. Ces communaux pouvaient être des bois, des terrains de pâturages indispensables à l’élevage, des terres cultivées que les communautés villageoises conservaient précieusement et louaient aux nécessiteux pour leur assurer un lopin de subsistance, des pièces d’eau, des tourbières, les bords de rivière et de mer etc…Les droits d’usage appartenaient aux habitants de la communauté villageoise et étaient soigneusement définis en fonction des communaux existants et distribués à chacun. Étaient habitant ayant droit les hommes, les femmes et les enfants. Cette conception des droits d’usage sur la propriété collective, accompagnée des réunions des habitants pour les mettre en œuvre a été, malgré toutes les atteintes qu’on a voulu lui porter, la source vivante d’une conception universelle du droit. Georges Lefebvre l’a admirablement rappelé :
’La communauté rurale conservait le sentiment très vif d’un droit social…Supérieurs à la propriété sont les justes besoins de la communauté dont tous les membres ont droit à la vie, elle doit être aménagée en conséquence.’
Les communaux furent un enjeu véritable entre seigneurs et paysans. La seigneurie parvint à s’approprier les bois et les mis peu à peu en défens, c’est-à-dire qu’elle en interdit progressivement les usages aux habitants : chasse, puis ramassage du bois, puis pâturage, etc... À la fin du processus de mise en défens des usages, le bois était devenue forêt seigneuriale : ce fut chose faite dès le XVIe siècle dans les régions de plaine les plus peuplées et dont les besoins étaient, pourtant, les plus pressants.
Les alleux étaient des terres libres, c’est-à-dire non astreintes au paiement de rentes, témoins d’une époque antérieure à l’apparition de la seigneurie ou qui parvint à échapper à la directe seigneuriale. On estime à 1 % des terres cultivées la superficie de ce qui restait des alleux à la veille de la Révolution.
L’opposition entre seigneurie et communauté villageoise s’est exprimée dans les conceptions du droit de l’une et de l’autre. La réaction seigneuriale avait renforcé la doctrine de la concession primitive des fonds par le seigneur aux paysans et dont la devise était ’Nulle terre sans seigneur’. Toutefois, dans la pratique, la seigneurie était freinée par les coutumes qui ne connaissaient pas cette concession primitive des fonds revendiquée par le seigneur, et la résistance des communautés villageoises qui opposaient la conception paysanne du droit : ’Nul seigneur sans titre’ et dénonçaient ’la seigneurie usurpante’, textes à l’appui (Doniol, Bloch).
Pour la paysannerie, le terme liberté avait un sens précis, celui de franchise : être libre ou franc en tant que personne, ou non asservi, et pouvoir accéder à une terre libre ou franche elle aussi, c’est-à-dire non astreinte au paiement de rentes de quelque nature qu’elles soient. Et enfin, participer aux assemblées générales des habitants pour y délibérer et prendre part aux votes : en anglais, le mot franchise signifie toujours droit de vote.
Avant de donner une estimation de la répartition de la propriété, précisons que la seigneurie étant formée de la réserve seigneuriale et du domaine des censives, c’est bien l’addition de ces deux parties qui lui donne son sens. Ainsi à la veille de la Révolution, la part du clergé, c’est-à-dire la part des seigneuries ecclésiastiques, représentait environ 10 % des terres cultivées en réserve. À cette part s’ajoute une inconnue qui est celle du domaine des censives de ces seigneuries ecclésiastiques. Le clergé représentait environ 125 000 personnes, soit 0,5 % de la population du Royaume.
Même chose pour la noblesse, y compris le roi, dont on estime la part en réserve entre 20 et 25 % des terres cultivées, plus l’inconnue de la part du domaine des censives. La noblesse représentait 300 à 350 000 personnes, soit 1,5 % de la population.
Enfin, les seigneuries roturières, souvent présentées comme ’bourgeoises’, sont estimées de 20 à 25 % des terres cultivées en réserve, auxquelles s’ajoute la part du domaine des censives. Ces seigneurs roturiers représentaient approximativement 300 à 400 000 personnes, près de 2 % de la population. La France était alors le pays le plus peuplé d’Europe, et de loin, avec 26 à 28 millions d’habitants à la veille de la Révolution. La paysannerie formait les 85 % de cette population. À titre de comparaison, l’Angleterre était peuplée de 7 à 8 millions d’habitants à cette époque.
On estime très globalement la part de domaine des censives à environ 40 à 50 % des terres cultivées. On mesure ici le travail que la réaction féodale à cette crise des rentes était parvenu à réaliser depuis le XVIe siècle, en rassemblant 50 à 60 % des censives et des communaux dans la réserve, ces terres étant depuis louées en fermage ou en métayage.
Il est nécessaire maintenant, de faire un point sur quelques obscurités rencontrées dans l’historiographie depuis un siècle et demi. Très, et sans doute trop, brièvement, il faut insister sur le fait suivant : les recherches érudites concernant la révolution paysanne ont commencé dans la seconde moitié du XIXe siècle avec des études approfondies de la législation de la période. On retiendra les magnifiques travaux d’Henry Doniol et de Philippe Sagnac qui révèlent leur connaissance approfondie des réalités féodalo-seigneuriales et de la législation de leur abolition, obtenue à l’issue de luttes longues et acharnées, menées de 1789 à 1794, et maintenue contre toutes les tentatives possibles de restauration.
Ces études pionnières ne pouvaient sans doute pas rendre compte de façon détaillée des formes de résistance paysanne, ni des conditions précises de l’abolition de la féodalité. Depuis, des monographies locales ont mis à découvert le concret du mouvement paysan en révélant d’autres aspects de la lutte menée par les paysans qui faisaient face à la crise agraire cumulée avec celle de l’agriculture. La crise agraire concerne l’accès à la terre. Le processus d’expropriation de la paysannerie avait conduit, à la fin du XVIIIe siècle, à la situation suivante : près de 70 % des paysans n’avaient pas suffisamment de terres en exploitation pour pouvoir en vivre et cherchaient à compléter leurs revenus par un travail d’appoint que pouvait leur offrir la manufacture dispersée rurale. 20 % des paysans étaient sans terre. Les droits des habitants avec les usages sur les communaux (maison avec jardin attenant et accès aux pâturages) leur offraient des garanties d’existence indispensables à leur survie. Ils formaient la main-d’œuvre des ouvriers saisonniers et aussi de la manufacture rurale.
La crise de l’agriculture était liée aux déséquilibres que les différents systèmes agraires rencontraient avec l’appauvrissement des paysans et aussi la raréfaction des pâturages communaux qui provoqua des conséquences négatives en chaîne : moins de pâturages réduit le bétail, ce qui entraîne une diminution des engrais naturels et donc des rendements agricoles. L’introduction de cultures fourragères dans les assolements serait souhaitable, mais ces cultures exigent beaucoup d’engrais qui, précisément, manquent. Le cercle est devenu vicieux.
Au début du XXe siècle, l’historiographie, qui se trouvait enrichie par des monographies locales, perdit de vue la résistance paysanne à la seigneurie ! Ce fut le cas de Georges Lefebvre à qui l’on doit pourtant la remarquable mise en lumière du caractère autonome de la révolution paysanne et qui, en même temps, perdit de vue l’étude de l’abolition de la féodalité. Il y ici un paradoxe qui a été noté par Albert Soboul. Élève de Lefebvre, Soboul qui a consacré sa thèse à la mise en lumière de l’existence de la Sans-Culotterie parisienne et a son caractère également autonome, a signalé cette étrange disparition de la lutte paysanne contre le régime féodal et invité à reprendre ce champ de recherche. On dispose aujourd’hui de l’importante synthèse d’Anatoli Ado qui a enfin rendu visible la succession des jacqueries qui ont rythmé la Révolution de 1789 à 1793, accompagnant l’abolition de la féodalité.
La perte de visibilité de l’abolition de la féodalité que nous avons rappelée s’est accompagnée d’une incompréhension de ce qui a été aboli. Retournons à la Grande Peur et à l’offre de contrat social que fit la paysannerie à la seigneurie.
L’offre consistait à partager la seigneurie : le domaine des censives aux censitaires et la réserve au seigneur. Par ailleurs, en ce qui concerne les biens communaux, la paysannerie refusait tout partage et réclamait, d’une part la reconnaissance de cette forme de propriété aux communautés villageoises, d’autre part la restitution des communaux usurpés par les seigneurs.
Enfin, en ce qui concerne les terres louées en fermage ou en métayage, les locataires proposaient une législation de renouvellement des baux qui, pour aller à l’essentiel, supprimait leur caractère précaire et réduisait le montant des rentes à payer. L’esprit de cette dernière proposition visait à ménager l’accès le plus libre possible à la terre, instrument de travail élémentaire du paysan. Soulignons qu’ici la paysannerie était divisée, les vœux des petits et moyens exploitants différaient des intérêts des gros fermiers entrepreneurs de culture. Dans les régions proches des villes, ces gros fermiers recherchaient le juteux marché des subsistances urbaines et s’entendaient entre eux pour se réserver les locations de terres et en écarter les petits exploitants.
3. L’offre de contrat de la paysannerie à la seigneurie en 1789
Revenons à l’offre de contrat social formulée par la paysannerie. Elle exprimait tout d’abord une conception de l’association qui affirmait le droit à la vie et aux moyens de la conserver pour tous, y compris pour les seigneurs en tant que personnes, et refusait l’exclusion d’une partie de ses membres. La paysannerie n’a pas dit aux seigneurs : “ Nous voulons tout prendre et nous allons vous tuer ”, mais : “ Vous voulez tout prendre. Nous, nous vous disons : partageons. ” Ici, l’expression paysanne s’en prenait au monopole foncier seigneurial pour en arrêter la progression. En effet, les seigneurs espéraient toujours continuer de s’approprier le domaine des censives, afin de supprimer le cens dont le montant était très inférieur à celui des rentes sous forme de métayage ou de fermage. Cette espérance des seigneurs s’inspirait de ce que la gentry, en Angleterre, était parvenue à faire : incorporer le domaine des tenures à la réserve, ainsi que les biens communaux par l’enclosure, et réaliser ainsi l’appropriation complète des terres en changeant le statut juridique de la terre.
L’offre de la paysannerie s’appuyait sur le droit d’héritage dans une perspective de suppression complète des redevances. Des terres de ce type existaient au Moyen Age et c’étaient les alleux. Précisons que la conception de la propriété seigneuriale se référait à une forme de propriété exclusive du sol, de type romain. Mais celle de la paysannerie correspondait à une généralisation de l’alleu qui remplacerait la censive : le brûlement des titres de propriété du seigneur qui se renouvela dans toutes les jacqueries de la Révolution exprima, on ne peut plus clairement, cette volonté d’allodialisation des censives par le feu (P-J. Hesse).
Évitons le cliché qui voudrait voir un mystérieux instinct de propriété attribué à une non moins mystérieuse mentalité paysanne qui, loin d’éclairer la conception paysanne du droit, rend opaque la lutte pluri-séculaire des paysans contre les différentes formes de rente. Qu’on le comprenne bien, l’alleu n’est pas une forme de propriété exclusive, mais combine des droits individuels et collectifs, bien connus des historiens et encore mieux des paysans eux-mêmes ! Il ne saurait donc être confondu avec ce que l’on présente comme la propriété bourgeoise.
En second lieu l’offre paysanne de contrat social laisse nettement apercevoir que les communautés villageoises se prenaient en charge sur le plan de la direction économique et sociale de l’agriculture et affirmaient qu’elles avaient pleinement conscience du caractère purement rentier et parasitaire de la seigneurie, à quelques très rares exceptions près. En France en effet, les seigneurs nobles comme roturiers ne s’intéressaient guère à la direction de l’économie agricole, à la différence de la gentry anglaise. En France, les grandes fermes de type capitalistes n’étaient pas nées de l’initiative de la seigneurie, mais de celle de paysans aisés qui avaient eux-mêmes rassemblé les marchés de terres, et constitué les grandes unités d’exploitation vouées à la monoculture céréalière, pour nourrir les villes et une partie des campagnes. Ainsi, les communautés villageoises se présentaient-elles comme aptes à la direction économique des campagnes, ce qu’elles devinrent avec la Révolution et après.
À cette offre de contrat social, la seigneurie répondit, en partie, par la négative et provoqua la guerre civile en France. Mais la résistance seigneuriale fut finalement battue et l’offre de la paysannerie se réalisa sous la forme d’une réforme agraire et de l’adoption, par la législation révolutionnaire, de la conception paysanne du droit. Ce que nous allons voir en trois temps.
II. La Nuit du 4 août ouvre la guerre civile en France, 1789-1792
La grande jacquerie paysanne n’obtint pas la réponse favorable qu’elle attendait. Elle avait effrayé les propriétaires de seigneuries, qu’ils soient nobles ou roturiers et l’Assemblée constituante avait rusé, entre la Nuit du 4 août 1789 et les jours suivants, en répondant de façon contradictoire à la demande paysanne. En effet, l’Assemblée décréta d’une main ce qu’elle reprit de l’autre. La Nuit du 4 août, elle avait énoncé un principe de nature constituante, entraînée par l’initiative de grands nobles prêts à sacrifier féodalité et privilèges : “ l’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ”. Elle répondait alors à l’attente paysanne qui avait clairement exprimé son rejet, mais elle se ravisa les jours suivants et contredit le principe en retenant dans les décrets des 5 au 11 août, le rachat des droits féodaux : pour se libérer des redevances pesant sur les censives, les paysans devaient indemniser le seigneur. Par son refus de décider clairement, l’Assemblée laissait aux rapports de force le soin de le faire : quatre ans de guerre civile et deux révolutions suivirent avant que la législation réponde favorablement à la paysannerie.
Par ailleurs, l’Assemblée promit, cette même Nuit du 4 août, de donner une déclaration des droits, comme base constitutionnelle. Le 26 août suivant, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen était votée. Ce texte déclarait les droits naturels de l’homme et du citoyen en référence à la philosophie du droit naturel moderne et à ses principes de souveraineté, comme bien commun d’un peuple, de droit réciproque et de résistance à l’oppression. C’est alors que le clivage côté gauche-côté droit prit son sens politique, le côté gauche voulant appliquer les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le côté droit cherchant à les éluder et, si possible, à se débarrasser de ce texte, jugé encombrant, qui condensait la théorie de cette révolution des droits de l’homme et du citoyen.
1. Six jacqueries de 1789 à 1792
À la proposition paysanne, l’Assemblée constituante répondit donc par le rachat des droits féodaux. Le décret du 15 mars 1790 rendit même le rachat impossible en contraignant les paysans aisés et les paysans pauvres à racheter tous ensemble, ce qui était irréalisable. Elle avait suivi une volonté des seigneurs, nobles ou roturiers, de faire tout ce qui était possible pour maintenir, intactes, les rentes seigneuriales. Elle se préparait aussi à la manière forte en décrétant la loi martiale le 23 février 1790. La contre-révolution seigneuriale qui se révélait ici croyait que le mouvement populaire n’était qu’un feu de paille qu’elle estimait pouvoir réprimer aisément.
’Jamais législation ne déchaîna une plus grande indignation’ (Sagnac). Les paysans comprenaient que l’Assemblée les trahissait. Cinq nouvelles jacqueries suivirent celle de juillet 1789 jusqu’à la Révolution du 10 août 1792.
Ces mouvements paysans armés conjuguaient des troubles de subsistance, le refus de payer impôts, dîmes et redevances seigneuriales et poursuivaient le brûlement des titres de propriété des seigneurs ainsi que la récupération de biens communaux usurpés. Le mouvement paysan agissait au nom du décret du 4 août qui énonçait le principe de la destruction entière du régime féodal, tandis que les tribunaux faisaient tous leurs efforts pour bloquer la situation en empêchant la moindre application de ces décisions, elles-mêmes contradictoires.
Toutefois sur la question des biens communaux, la législation de la Constituante fit une avancée notoire en faveur des réclamations paysannes. En effet, le 3 mars 1790 l’Assemblée votait la suppression du droit de triage des communaux, établi en 1669. Le lendemain, la question de la restitution des communaux appropriés par ce droit de triage fut mise en débat, mais l’Assemblée la refusa et précisa que le droit de triage serait supprimé pour l’avenir. Cependant, une seconde question fut posée en ce qui concerne la restitution de communaux usurpés par des décisions non conformes au droit de triage de 1669. Expliquons de quoi il s’agissait.
En 1669, Louis XIV tenta d’arbitrer les usurpations de communaux réalisées par les seigneurs et autorisa leur triage dans certaines conditions : lorsque les communaux étaient suffisamment étendus pour assurer les besoins de la communauté villageoise, le seigneur pouvait s’en approprier le tiers, et si ces communaux étaient passés sous sa directe sans frais. Puis, lorsqu’un triage avait été effectué, le seigneur ne pouvait plus prétendre à une nouvelle appropriation.
Les études à ce sujet révèlent que les seigneurs utilisèrent fort peu ce droit de triage et ce fut plus tard dans les années 1760, que les communaux furent l’objet d’une nouvelle offensive seigneuriale. En effet, les économistes physiocrates crurent trouver des solutions à la grave crise de l’agriculture dans un audacieux programme de refonte complète de la société rurale. S’inspirant des méthodes anglaises, ils crurent possible d’accélérer la concentration de l’exploitation agricole en favorisant les grandes fermes céréalières sur les terres riches de la moitié nord du Royaume. Pour y parvenir, ils jugèrent utile de faire disparaître les communaux auxquels ils attribuaient la crise de l’agriculture, espérant exproprier des paysans pauvres et les transformer en ouvriers agricoles sur les grandes fermes.
Dans les années 1760-70, une législation physiocratique s’employa à réaliser ce vaste programme de disparition des communaux, en invitant les seigneurs à s’en emparer et à les défricher. Ce fut alors que les seigneurs s’intéressèrent au droit de triage et des Parlements modifièrent l’édit de 1669 à cet effet.
Cette appropriation déclencha une résistance des paysans, riches et pauvres confondus, car tous avaient besoin de ces communaux, en particulier pour l’élevage. Les réformes des économistes tournèrent court, mais de nombreuses usurpations de communaux avaient été effectuées.
Retournons au débat du 4 mars 1790, lorsque la question sur la restitution des communaux usurpés par des décisions non conformes à l’édit de 1669 fut posée. Il s’agissait des usurpations effectuées récemment dans le cadre de ces réformes physiocratiques qui avaient provoqué tant de résistances. Deux députés de la noblesse intervinrent contre et l’un d’eux réclama des indemnités en cas de restitution. Pourtant, l’Assemblée vota la restitution de ces triages non conformes à l’édit de 1669, effectués depuis trente ans et refusa les indemnités car il s’agissait d’usurpations. Ces décisions furent intégrées au décret du 15 mars 1790, article 31.
L’Assemblée venait d’entamer une avancée réelle en faveur de l’Article premier du décret du 4 août, sur la question précise des communaux : elle reconnaissait le principe de la propriété collective et la renforçait même en acceptant les restitutions de biens usurpés. Elle faisait également entrer dans le nouveau droit la conception paysanne de la seigneurie usurpante, non susceptible d’être indemnisée, et répondait ici à ce que le mouvement paysan indiquait depuis la Grande Peur.
L’expropriation de l’Eglise avait eu de nombreux précédents à l’époque des Guerres de religion qui virent l’Eglise minoritaire se faire déposséder. Les cahiers de doléances réclamèrent largement l’expropriation des biens de l’Eglise catholique, considérant qu’elle était vouée à ne s’occuper que du spirituel et que son souci des richesses signalait sa profonde corruption.
Le 2 décembre 1789, l’Assemblée vota la nationalisation des biens du clergé, ce qui l’entraînait à rémunérer le clergé séculier, et décida le principe de la vente de ces biens devenus biens nationaux, dans le but premier de rembourser les dettes de l’ancien régime. L’assignat, monnaie de papier, fut gagé sur la valeur globale de ces biens et devait initialement servir à rembourser les créanciers de la monarchie. Mais, fort rapidement, l’Assemblée fit fonctionner la planche à billets et donna cours forcé à l’assignat, ce qui provoqua une dévaluation de cette monnaie.
Les biens du clergé représentaient environ le cinquième des seigneuries et la première législation organisant leur mise en vente date du 14 mai 1790. L’achat pouvait se régler en douze annuités, et avec des assignats dont la dévaluation permit de réaliser de juteuses affaires.
2. Reprise de la Guerre du blé
L’Assemblée constituante avait voté la liberté illimitée du commerce des grains, le 26 août 1789, risquant une nouvelle expérience de spéculation à la hausse des prix des subsistances. La guerre du blé accéléra la formation du marché de gros privé des grains de la manière suivante : dans les villes où le prix du pain ne pouvait dépasser un seuil précis sans provoquer de trouble populaire, puisque les salaires ne suivaient pas cette hausse, les municipalités furent autorisées à fixer - on disait taxer - le prix du pain à trois sous la livre, en subventionnant la boulangerie. Ce système permettait au marché de gros privé de vendre les grains à prix ’libre’ tout en assurant un prix du pain garanti sans révolte. Mais cela coûtait cher …aux municipalités qui subventionnaient la boulangerie. Le résultat sur le plan économique était inquiétant : en effet, le prix de la matière première, les grains, dépassait celui du produit fini, le pain du boulanger. Qui financerait ces subventions ? L’inflation de l’assignat vint s’ajouter à la hausse des prix des grains. On assista à une démultiplication des troubles de subsistances qui atteignirent des proportions inédites jusque-là.
Dans les campagnes où le prix du pain de boulangerie n’était pas subventionné, les troubles de subsistance prirent des formes inédites. Les marchés publics étant dégarnis, les gens durent se rendre chez les producteurs pour y chercher des grains et arrêtèrent des convois de blés circulant par terre ou par bateaux afin de constituer des greniers populaires et permettre aux familles de se ravitailler.
3. Aristocratie des riches ou démocratie ?
La Grande Peur avait effectivement effrayé nombre de possédants et conduisit l’Assemblée à établir un suffrage censitaire, réservant la citoyenneté aux possédants en fonction du montant de l’impôt qu’ils payaient, ce que l’on appela alors une aristocratie des riches. La réponse du mouvement démocratique fut de créer, d’une part, des sociétés populaires qui effectivement se multiplièrent, ouvrant un espace public d’information, de discussion de tous les problèmes d’actualité et de propositions sous forme de pétitions, d’autre part, en investissant les assemblées primaires, lieux de réunion créés pour l’élection des députés aux Etats généraux en 1788-89.
Le système censitaire en était venu à diviser les citoyens en citoyens actifs, qui jouissaient de l’ensemble des droits civils et politiques et en citoyens passifs privés de l’exercice des droits politiques et exclus de la société politique.
Le mouvement démocratique tenta partout où il le put d’empêcher l’éviction des citoyens passifs de ces assemblées primaires devenues, depuis la réorganisation des municipalités, des assemblées de communes rurales ou de sections de communes urbaines. Notons que dans les campagnes, les assemblées générales réunissaient habituellement les habitants des deux sexes, tout comme les assemblées de sections populaires des villes : l’exclusion des femmes et des citoyens passifs caractérisait alors les réunions de citoyens actifs.
Soulignons encore que le système censitaire excluait même de l’exercice des droits politiques les fils adultes qui n’avaient pas encore hérité de leurs parents et ne payaient donc pas d’impôts à leur nom. Il faut noter que la conception d’un droit personnel était défendue par les défenseurs des droits naturels réciproques, droits attachés à la personne et non à la fortune. Il y avait donc bien des conceptions divergentes du droit et des comportements sociaux et politiques qui séparaient l’aristocratie des riches du mouvement démocratique.
4. La loi martiale
Rééditant la politique répressive de Turgot, l’Assemblée vota la loi martiale pour assurer la liberté illimitée du commerce des grains le 21 octobre 1789, puis un complément le 23 février 1790 pour assurer le paiement des impôts d’ancien régime et des droits féodaux. Le 14 juin 1791, la loi martiale fut étendue aux grèves des ouvriers urbains, puis ruraux le 20 juillet, et interdisait les pétitions collectives qui avaient été jusque-là un des moyens d’expression parmi les plus couramment employés par le mouvement populaire : celle extension de la loi martiale est connue sous le nom de loi Le Chapelier.
Le 26 juillet 1791, dans une grande loi martiale récapitulant les décrets précédents, l’Assemblée constituante avait criminalisé, sous les termes d’attroupement séditieux toutes les formes que revêtait le mouvement populaire depuis le début de la Révolution : refus de payer les redevances féodales, les dîmes et les impôts, troubles de subsistance s’opposant à la soi-disant liberté du commerce des grains, grèves de salariés ruraux et urbains et, pour couronner le tout, le droit de pétition collective était interdit. Précisons que la loi Le Chapelier qui visait la répression des grèves des ouvriers agricoles et celles des artisans urbains faisait partie intégrante de la loi martiale et se retrouve dans cette grande loi récapitulative du 26 juillet 1791.
Ces attroupements séditieux seraient réprimés par la loi martiale. Dès qu’un attroupement avait été qualifié de séditieux par les autorités locales ou nationales, les forces armées intervenaient : elles arboraient le drapeau rouge de la loi martiale pour prévenir de l’instauration de cet état de guerre et, après trois sommations solennelles invitant les citoyens à se retirer, elles faisaient feu.
La loi martiale fut appliquée fréquemment dans les campagnes et une fois, de façon particulièrement brutale, à Paris, sous le nom de fusillade du champ de Mars, le 17 juillet 1791.
La loi martiale était une violation flagrante de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et en particulier de son article deux qui reconnaissait le droit de résistance à l’oppression : “ Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. ”
Malgré son caractère barbare, la loi martiale se révélait bien incapable d’arrêter la révolution paysanne comme le prouvait l’inépuisable réédition des jacqueries.
5. Une nouvelle avancée avec la loi du 18 juin 1792
L’Assemblée acheva la Constitution en septembre 1791. Elle fut remplacée par la Législative élue au suffrage censitaire et qui siégea à partir du 1er octobre.
Au printemps 1792, les troubles de subsistance prirent, dans la moitié nord du pays, une ampleur inouïe sous l’effet de la spéculation à la hausse des prix. Les rassemblements qui, dans les campagnes, regroupaient de quelques centaines de gens à 2 ou 3 000 personnes en juillet 1789, atteignaient maintenant des foules de 40 000 personnes et plus dans le Bassin parisien et se conjuguèrent avec la cinquième jacquerie. Les pouvoirs publics ayant abandonné leurs responsabilités en matière de ravitaillement, le peuple commençait à s’organiser lui-même, développant des greniers populaires et des marchés spontanés où le prix des grains était fixé par rapport aux salaires.
À l’Assemblée législative, la question de la suppression sans rachat des droits féodaux fut à nouveau posée et débattue de février à juin 1792. Depuis près de trois ans le refus du rachat s’était fait entendre et comprendre par les actes, les pétitions et les publications. À l’issue de cinq mois de débats, le nouveau Comité des droits féodaux de l’Assemblée présenta un projet de décret supprimant, sans indemnités ni rachat, les droits de mutation des censives (les lods et ventes), dont le décret du 15 mars 1790 prévoyait le rachat par les censitaires. Le débat qui suivit révèle que la conception de la seigneurie usurpante avait fait son chemin chez les députés. Duchâtel, membre de ce Comité des droits féodaux et rapporteur du projet, considérait que la théorie de la concession primitive des fonds n’était qu’une fantaisie qui ne reposait sur aucun titre : au moment de l’occupation germanique, personne n’avait concédé des terres à qui que ce soit. Et les seigneurs imbus de cette illusion étaient bien incapables de fournir le moindre titre de concession primitive ou d’acte originaire justifiant ses droits.
La monarchie avait utilisé dans le passé ce même argumentaire pour dépouiller la seigneurie des attributs de juridiction et de police générale. La révolution paysanne le réclamait maintenant en sa faveur et le législateur commençait à l’entendre. Le 18 juin 1792 sur proposition du député Mailhe, l’Assemblée législative votait la suppression sans rachat des lods et ventes et ouvrait cette fois le chemin de la suppression du régime féodal en faveur des censitaires.
Par ailleurs, la guerre fut déclarée le 20 avril 1792, ce qui permit à la famille royale de réaliser son projet de faire intervenir les armées austro-prussiennes en France, afin d’arrêter la révolution. Le roi comme chef de l’exécutif dirigeait la guerre et prépara l’état-major à cette trahison qui provoqua la Révolution du 10 août 1792. En effet, les soldats constataient avec horreur, car c’étaient eux qui en faisaient les frais, les trahisons de leurs généraux qui, trop tard, refusaient d’engager le combat, laissant leurs hommes se faire massacrer. Ce furent les soldats mutinés qui firent prendre conscience aux civils de l’imminence du danger militaire. La Patrie fut proclamée en danger le 11 juillet 1792 et une levée de volontaires fut décidée. Rendez-vous leur fut donné à Paris pour les premiers jours d’août. La Révolution fut faite par ces volontaires de province, appelés Fédérés, qui rencontrèrent les Sans-culottes de Paris, sur fond de la cinquième jacquerie.
III. La Révolution du 10 août 1792 prépare une démocratie sociale
Cette Révolution qui renversait la monarchie et la Constitution de 1791, répondit immédiatement au mouvement paysan, par la législation agraire des 14-28 août 1792. Notons que ce fut l’Assemblée législative qui s’occupa de répondre favorablement au mouvement paysan et immédiatement, sans attendre l’élection d’une nouvelle assemblée décidée par la Révolution du 10 août.
Le 14 août, Mailhe, qui avait proposé le décret du 18 juin, fut élu membre du Comité des droits féodaux. La Législative montrait qu’elle était disposée à poursuivre le travail commencé. Il était préparé, elle l’acheva dans un temps record.
La suppression sans rachat de toutes les rentes féodalo-seigneuriales fut décidée. Le domaine des censives se trouvait complètement dégagé de la seigneurie, de sa justice et du fief. Les ci-devant censives devenaient des terres franches et libres, bref, des alleux. La tenure spécifique que connaissait la seigneurie en Bretagne, sous le nom de domaine congéable, fut assimilée à une censive et, comme telle, restituée au tenancier gratuitement.
Le décret du 28 août intitulé Rétablissement des communes et des citoyens dans les propriétés dont ils ont été dépouillés par l’effet de la puissance féodale, étendait le principe retenu précédemment dans l’article 31 du décret du 15 mai 1790 à tous les triages réalisés depuis 1669 et restituait les communaux usurpés autrement depuis quarante ans, cette fois.
Enfin, les procès pour affaires seigneuriales furent annulés.
Cette législation avait détruit la qualité de seigneur et transformé en alleux tout le domaine des censives, y compris le domaine congéable breton. Elle répondait à l’Article premier du décret du 4 août 1789 en reprenant la proposition de partage de la seigneurie faite par le mouvement paysan, et abrogeait la législation de 1790-91. Ce faisant, elle faisait entrer la conception paysanne de la seigneurie usurpante dans le droit constitutionnel français. Le régime féodal était considéré comme anticonstitutionnel et avait été détruit. La seigneurie était effectivement anéantie et les terres sur lesquelles s’exerçait l’ancienne seigneurie se trouvaient partagées : au ci-devant seigneur la réserve, aux ci-devant censitaires, et assimilés, le domaine des censives. Les biens communaux, indispensables à l’équilibre culture-élevage, étaient enfin reconnus comme propriétés des communes et leur superficie se voyait augmentée par les restitutions prévues.
L’avancée législative était, cette fois, réalisée, mais allait-elle être mise en pratique ?
1. La Convention girondine refuse d’appliquer la législation agraire d’août 1792
La Convention fut élue au suffrage universel. Elle se réunit le 21 septembre 1792, le lendemain de la victoire de Valmy qui faisait espérer la paix. Dans les campagnes et dans les sections populaires des villes, les femmes participèrent fréquemment au vote, selon d’ailleurs la tradition villageoise. Ce 21 septembre, la Convention votait à l’unanimité l’abolition de la royauté en France.
Le parti brissotin, que l’on désignait du nom de Gironde depuis sa rupture avec le club des Jacobins, était devenu le point de ralliement des adversaires de la Révolution du 10 août et de la démocratie. S’il fit partie du côté gauche sous la Législative, il forma le côté droit de la Convention. Minoritaire en nombre d’élus, la Gironde obtint la majorité des suffrages dans les premiers mois de la Convention.
Combattant ouvertement le mouvement populaire, le gouvernement girondin refusa de mettre en application la législation agraire d’août 1792 préparée comme nous l’avons vu par l’Assemblée législative : ce n’était pas son œuvre.
Ce refus girondin d’entendre le peuple ne parvint cependant pas à l’empêcher de prendre en mains une partie de la politique économique. En effet, la démocratie communale qui s’inventait en France s’empara, durant l’automne et l’hiver 1792-93, de la politique des subsistances, de la fixation des prix des denrées de première nécessité, de la fourniture des marchés, de l’aide aux indigents. Ainsi, le ministère de l’intérieur dirigé par le girondin Roland se vit peu à peu dépouillé de ses attributions au profit des communes. Soulignons que ce fut de cette manière que la séparation des pouvoirs se réalisa en France, à cette époque, et que se construisit, dans la pratique, une véritable démocratie communale où les citoyens réunis dans leurs assemblées générales de village, ou de section de commune dans les villes, élisaient leur conseil municipal, les commissaires de police, les juges de paix. Ces mêmes assemblées générales contrôlaient leurs élus chargés de l’application des lois, mais aussi de la politique des subsistances comme de l’aide sociale. Précisons qu’il n’y avait pas ce que nous connaissons sous les termes de centralisation administrative avec appareils d’Etat séparés de la société.
Des partis, il en existait un grand nombre, comme les clubs, les sociétés populaires, les sociétés de section. Certains s’affiliaient par correspondance, par affinité, pour organiser une campagne, lancer une pétition, envoyer une délégation dans une autre section, une région, à la Convention pour y présenter une réclamation ou un projet de loi. Ce fut de cette manière qu’une très forte conscience de la souveraineté du peuple, associée à l’exercice effectif de la citoyenneté comme participation à l’élaboration des lois, se forma à cette époque. Dans les fêtes de 1792-94, le peuple souverain était représenté par Hercule, image de la force et de l’unité bien sûr, mais aussi de ses durs travaux, car la construction de la liberté civile et politique n’était pas facile : et la paysannerie en savait quelque chose, elle qui n’avait pas arrêté les jacqueries et qui, à l’automne 1792 récidivait avec la sixième !
La paysannerie poursuivait sa lutte pour obtenir la mise en application de la destruction entière du régime féodal. La législation existait, mais c’était maintenant son exécution qui était empêchée.
L’administration qui s’occupait de la vente des biens nationaux avait rejoint le parti favorable au maintien du régime féodal, d’autant plus qu’à la masse des biens nationaux de première origine qu’étaient les biens de l’Eglise catholique, s’ajoutait celle des biens des émigrés. Le 9 novembre 1791 fut décrété par l’Assemblée législative que les personnes qui voulaient quitter la France pour des raisons politiques auraient un délai de deux mois pour le faire savoir. Passé ce délai, ils seraient considérés comme émigrés, perdraient la citoyenneté française et leurs biens seraient nationalisés. Ainsi, tant que la question des censives restait pendante, la vente des biens nationaux était problématique et provoquait d’innombrables contestations.
Cependant, les revendications paysannes ne s’arrêtaient pas à la récupération gratuite des censives et des communaux usurpés. La concentration de l’exploitation agricole entre les mains des gros fermiers empêchait les petits exploitants d’accéder aux terres en location.
2. Le mouvement paysan réclame le droit à l’existence par l’accès à la terre
Le mouvement populaire, rural et urbain, mit en avant un nouveau droit de l’homme, le droit à l’existence et aux moyens de la conserver par l’exercice des droits du citoyen. Prenait forme l’idée d’une économie politique alternative empêchant, par la loi, l’exercice de la liberté illimitée du commerce des subsistances, mais aussi du droit de propriété illimitée des biens matériels qui autorisait la concentration de la propriété des moyens de travail dans peu de mains.
Un débat eut lieu à ce sujet à la Convention lorsque le gouvernement girondin proposa de rééditer la même politique de liberté illimitée du commerce des grains, accompagnée de la loi martiale, que la Révolution du 10 août avait suspendue. Le débat dura deux mois. La critique de la loi martiale mettait en lumière le caractère despotique du pouvoir économique paré du beau mot de liberté.
Mais de quelle liberté était-il question ? Le ministre de l’intérieur, Roland, intervint par lettre à la Convention le 18 novembre 1792 pour conseiller de réitérer le principe de liberté illimitée du commerce des grains et de son complément indispensable, la loi martiale :
’La seule chose que l’Assemblée puisse se permettre sur les subsistances, c’est de prononcer qu’elle ne doit rien faire, qu’elle supprime toute entrave, qu’elle déclare la liberté la plus entière sur la circulation des denrées, qu’elle ne détermine point d’action, mais qu’elle en déploie une grande contre quiconque attenterait à cette liberté.’
Le 2 décembre suivant, Robespierre prenait la défense du droit à l’existence comme faisant partie de la liberté de l’être humain :
’Quel est le premier objet de la société ? C’est celui de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister…Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière.’
Apparaissaient ici deux théories opposées de la liberté, une liberté attachée à la personne humaine, et une autre liberté liée à l’exercice du droit de propriété. Si le terme libéralisme renvoie bien à celui de liberté, il est indéniable qu’il ne saurait être mis au singulier à l’époque de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen en France. Une théorie libérale économique, dont les propos de Roland sont ici l’expression, s’opposait et même s’affrontait à une théorie libérale humaniste ou égalitaire. Celle de Roland n’hésite pas à subordonner la liberté personnelle et politique à celle du commerce et du droit illimité de propriété des biens matériels. Et dans ce cas, il s’agissait des subsistances, denrées socialement nécessaires. Robespierre avançait l’idée que des denrées de première nécessité ayant un caractère public ou social, elles ne pouvaient être abandonnées à une entreprise privée négligeant ce caractère.
Un affrontement symétrique s’est exprimé à la même époque à propos de l’esclavage : le droit illimité de propriété, y compris sur des êtres humains, est-il légitime ?
Ce débat de l’automne 1792 s’acheva sur le vote du 8 décembre 1792, qui rétablit une fois encore cette politique de liberté illimitée du commerce et de loi martiale pour tenter de la faire appliquer.
Ce furent les défenseurs du droit à l’existence que les défenseurs du droit illimité de propriété qualifiaient d’anarchistes et de partisans de la loi agraire. Le 18 mars 1793, la Convention girondine vota une très curieuse loi qui punissait de mort ’quiconque proposerait une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles.’ Ainsi, parler de loi agraire devenait un délit d’opinion, puni de mort.
Par chance, la loi était inapplicable, mais on aperçoit dans ce délit de parole puni de mort la panique qui s’était emparée du gouvernement girondin et dans le terme loi agraire, emprunté à l’histoire des Gracques, la nouveauté que le programme populaire de réalisation du droit à l’existence représentait alors. Pourtant, si les Girondins ne voulaient pas le nommer, il l’avait fait lui-même : Coupé, député de l’Oise le présentait comme une économie sociale, Robespierre, député de Paris, avait repris l’idée de Rousseau en la modifiant en une économie politique populaire, le mouvement populaire parlait de droit à l’existence.
Ce programme de droit à l’existence fut défendu par la Montagne. Ce terme de Montagne désignait non un parti organisé au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais plus précisément un projet général, un ensemble de principes exposés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qui tenaient lieu de boussole pour la réflexion et l’action. Chaumette, qui fut procureur-général-syndic de la Commune de Paris, en donna une définition éclairante : la Montagne, ce rocher des droits de l’homme.
3. Le gouvernement girondin cherche une diversion dans la guerre de conquête et la perd
Le gouvernement girondin qui voyait bien qu’à l’intérieur la réalité du pouvoir lui échappait, tenta de s’opposer aux conséquences de la Révolution du 10 août 1792 en calomniant le peuple et la Montagne. Il voulut empêcher le procès du roi, puis sa condamnation, mais échoua. Il tenta de dévoyer la Révolution en provoquant la guerre de conquête en Europe. Or, la guerre qu’il présentait sous l’aimable figure de la libération des peuples tourna à l’annexion pure et simple avec le décret du 15 décembre 1792. Mais les peuples annexés n’aimèrent pas les missionnaires armés et résistèrent à l’occupation. Sur le plan politique, la guerre de conquête girondine fut un échec cinglant qui divisa les peuples européens, contribua à les détourner de la révolution et renforça leurs princes dès lors qu’ils résistèrent aux armées françaises d’occupation. La tragédie de la République de Mayence, dont l’échec contraignit les partisans à se réfugier en France, illustre les conséquences désastreuses de cette guerre de conquête.
La Montagne représentée sur cette question par Robespierre, Marat, Billaud-Varenne, avait dénoncé, dès ses premières annonces en 1791, les erreurs et les dangers que comportait une telle politique. La Montagne s’opposait, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à toute guerre de conquête et cette question fut un des points de rupture avec le parti girondin.
Au printemps 1793, l’échec de la politique girondine était patent. En avril, la guerre de conquête tournait à la débâcle militaire et, de puissance occupante, la France se trouva menacée : l’armée autrichienne occupa le département du Nord et y rétablit dîme et droits seigneuriaux en particulier.
Depuis l’élection de la Convention, nouvelle assemblée constituante, la discussion sur la constitution avait été empêchée parce que le gouvernement girondin souhaitait affaiblir le mouvement démocratique. Une ultime manœuvre révéla les peurs de la Gironde : le 29 mai, en l’absence d’un grand nombre de députés montagnards envoyés en mission aux frontières pour organiser la défense nationale, la Convention votait, sans débat préalable, un texte de déclaration des droits qui substituait à la notion de droit naturel celle des droits de l’homme en société. Une nouvelle théorie politique apparaissait ici, en rupture avec la référence à la philosophie du droit naturel moderne qui était à l’œuvre dans la Déclaration de 1789 : le but de la société n’était plus de protéger les droits naturels de l’homme en soumettant les pouvoirs publics eux-mêmes au respect de ces mêmes droits, mais au contraire les pouvoirs publics devenaient distributeurs de droits non référés à une éthique commune et consentie. La théorie de la révolution se voyait renversée au profit d’une nouvelle théorie politique au service des possédants.
L’accumulation de ces faits conduisit à la Révolution des 31 mai-2 juin 1793.
IV. La Révolution des 31 mai-2 juin 1793 : vers la réalisation du droit à l’existence
Cette nouvelle insurrection organisée à Paris, avec l’aide des soldats qui venaient encore une fois des provinces vers les frontières pour assurer la défense, ne renversa pas la Convention, mais réclama le rappel des vingt-deux députés de la Gironde considérés comme “ infidèles au peuple ”. Assignés à résidence et non emprisonnés, plusieurs de ces vingt-deux prirent la fuite au lendemain de cette nouvelle révolution, et choisirent de rallier la contre-révolution royaliste qui accompagnait maintenant la guerre aux frontières par la guerre civile.
À partir des 31 mai-2 juin 1793, ce furent les propositions politiques de la Montagne qui furent soutenues par la majorité de la Convention, jusqu’au 9 thermidor an II-27 juillet 1794.
1. La Constitution de 1793
La première initiative de la Convention montagnarde fut de s’atteler sans attendre à la Constitution. Les 23 et 24 juin, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen rétablissait les droits naturels dans la continuation de celle de 1789 et la Constitution instaurait une république démocratique et sociale. Précisons que la loi martiale fut solennellement supprimée le 23 juin, avec tous ses compléments, y compris la loi Le Chapelier.
Le suffrage universel masculin était ouvert à tout homme de 21 ans né en France et à tout étranger vivant sur le territoire de la république, depuis au moins un an, et désirant être citoyen. La citoyenneté était attachée au fait d’habiter là. Notons que cette définition ouverte de la citoyenneté s’inspirait du droit des habitants des communautés villageoises qui le transmirent aux villes. Ainsi, la coutume de Paris reconnaissait les droits de citadin à toute personne habitant Paris depuis un an et qui en faisait la demande.
Ces dernières années, on a beaucoup reproché à cette Révolution d’avoir négligé, si ce n’est refusé, les droits de citoyenneté aux femmes. Notons que cet important problème d’égalité en droits politiques n’est toujours pas résolu de nos jours, même dans un pays comme la France qui, rappelons-le cependant, n’a reconnu le droit de vote aux femmes qu’en 1946, soit très tardivement dans le XXe siècle. Mais en ce qui concerne la Révolution, nous savons que le problème a été posé dès 1789, par exemple dans la Société fraternelle des deux sexes, et plus tard dans des sociétés de femmes comme celle des Républicaines révolutionnaires. Que le problème ait été posé, voilà qui est remarquable.
En ce qui concerne les pratiques de la citoyenneté, il faut distinguer entre la participation aux votes et l’éligibilité aux fonctions de responsabilité. Nous avons déjà noté que les femmes participaient, et votaient, aux assemblées primaires et aux assemblées générales des communes villageoises et urbaines lorsque ces dernières étaient populaires. Car il est avéré que l’appartenance de classe est ici décisive : les femmes du peuple participaient aux assemblées primaires, mais pas les femmes des classes supérieures. Par distinction de classe ? L’exclusion des femmes aurait-elle accompagné cette distinction de classe supérieure ?
L’exclusion des femmes s’effectuait au niveau de l’éligibilité aux fonctions de responsabilité. La question à examiner ici est celle de la conscience des femmes elles-mêmes, car on ne connaît aucun exemple de femme élue à un poste de responsabilité, ne serait-ce que présidente de séance à une assemblée générale de section. Seules les sociétés de femmes expérimentèrent ces fonctions entre elles. Mais il est aussi important de noter que les Républicaines révolutionnaires n’ont pas réclamé l’éligibilité des femmes aux fonctions de responsabilité, mais revendiquèrent en premier lieu l’armement des femmes, à l’égal des citoyens, comme formation nécessaire à leur conquête des droits politiques, et s’entraînèrent à des exercices militaires.
2. Le principe de la destruction entière du régime féodal est appliqué
La première initiative montagnarde fut de répondre enfin favorablement au mouvement paysan en mettant en application immédiatement une législation agraire. Le Comité des droits féodaux devint une section du Comité de législation ; on y retrouve Mailhe qui se remit au travail.
Loi du 3 juin : la vente en petits lots des biens nationaux (biens d’église et biens des émigrés) fut facilitée de façon à favoriser les petits acquéreurs. La loi du 13 septembre 1793 prévoyait de distribuer des bons de 500 livres pour permettre aux indigents d’acheter un lopin de subsistance.
La loi du 10 juin 1793 reprenait celle du 28 août 1792 en ce qui concerne les biens communaux reconnus comme propriété des communes. Les communaux usurpés par les seigneurs depuis 40 ans furent restitués aux communes, ainsi que tous les triages effectués depuis 1669.
La loi du 17 juillet mettait en application la suppression sans rachat du domaine des censives et assimilés selon la précision suivante : tout bail entaché de la moindre terminologie féodalo-seigneuriale relevait de l’application de la loi. C’est ainsi que des terres louées en fermage ou en métayage furent considérées comme des censives et données aux preneurs.
La destruction des châteaux fortifiés et le brûlement des titres de propriété des seigneurs sur les censives furent légalisés par la loi du 6 août suivant. Les titres de propriété des seigneurs, qui n’avaient pas déjà été brûlés à l’occasion des jacqueries précédentes, devaient être remis dans les trois mois aux municipalités, pour être détruits.
Enfin, le partage égal des héritages entre les héritiers des deux sexes, y compris les enfants naturels, fut institué par la loi du 26 octobre 1793.
L’application de cette législation se faisait au niveau de la commune, de la façon décentralisée prévue par la Constitution : en effet, les autorités municipales, cantonales, les directoires de districts et de départements étaient élus par les citoyens. La restitution des communaux usurpés pouvait se faire par simple arbitrage, procédure efficace et rapide : chaque partie choisissait ses arbitres qui se rencontraient et appliquaient la loi. La sentence arbitrale était sans appel.
Aucun gouvernement ultérieur, aussi restaurateur de l’ancien régime se voulut-il, n’osa toucher à la loi du 17 juillet ni à la récupération des communaux. Plus de la moitié des terres cultivées furent ainsi allodialisées en faveur des paysans et le caractère collectif de la propriété communale légalisé en France. Il y eut bien une véritable réforme agraire en faveur des paysans et de la communauté villageoise.
La proposition que la paysannerie avait faite de partager la seigneurie avait effectivement été réalisée et la résistance des seigneurs finalement brisée. La destruction du régime féodal correspondait à la conception que les censitaires s’en était faite. En Angleterre, la suppression de la féodalité ne s’était pas faite de cette manière, on l’a vu, car c’était la gentry qui l’avait conçue et mise en pratique : ainsi le domaine des censives et les communaux passèrent dans la réserve, au profit donc de cette gentry.
Cependant, en France, la réserve avait été laissée aux ci-devant seigneurs, que nous appellerons maintenant propriétaires fonciers puisque la qualité de noble, et celle de seigneur, avaient été abolies entre 1789 et 1793. En Angleterre, la qualité de seigneur finit par disparaître, non celle Lord.
En France, les propriétaires fonciers louaient donc leurs terres en fermage et en métayage. C’est le sort des métayers qui nous intéresse ici.
La géographie des jacqueries révèle que les régions de l’Ouest où dominait le métayage le plus pesant y participèrent au même titre que les autres. Précisons rapidement ce que signifie un métayage pesant. Dans cet Ouest donc, des régions entières ne connaissaient plus d’autres formes d’exploitation agricole que ces métairies qui avaient remplacé le village primitif maintenant déserté. Le détail des baux écrits de métayage nous apprend que le seigneur qui avait racheté les anciennes censives pour les incorporer à sa réserve, avait maintenu les anciens droits. Le métayer devait ainsi payer la dîme à l’Eglise catholique, les droits féodaux des anciennes censives, l’impôt royal, en plus du bail de métayage proprement dit, qui était à mi-fruit. On aperçoit que la charge était bien pesante !
Des révoltes spécifiques de métayers se produisirent. Une des mieux connues est celle d’Issy L’Evêque, soumis à la seigneurie de l’évêché d’Autun, dont les métayers s’organisèrent et rédigèrent leurs doléances. Ils participèrent activement à la Grande Peur qui connut, dans le Mâconnais, une des plus impressionnantes jacqueries de l’histoire. En octobre1789, les habitants d’Issy élirent un Comité municipal qui adopta un code d’administration publique, forma une garde nationale, un grenier d’abondance pour les subsistances, et ’codifia’ les baux de métayage.
Les métayers demandaient que les salaires que méritent les travaux du cultivateur soient pris en considération au même titre que les propriétés. Pour réaliser cet objectif, un contrôle public devait s’exercer afin de protéger les parties contractantes, et c’était le conseil municipal qui s’en chargeait. Cette expérience fut combattue et interrompue en 1790, mais d’autres la relayèrent.
Les métayers ne réclamaient donc pas un partage des terres en propre, mais la reconnaissance des salaires que méritaient leurs travaux et un partage des charges entre le propriétaire et le métayer. De façon générale, ils luttèrent pour obtenir une transformation de leurs baux et en particulier, le respect d’un bail véritablement à mi-fruit. Cela signifiait que le montant des rentes qu’ils payaient au seigneur devait baisser. Ils luttèrent pour que la suppression de la dîme, des impôts royaux et des droits féodaux qui étaient à leur charge, soit supprimés de leur bail.
On notera que les censitaires comme les métayers avaient une conception politique éclairée par les nécessités sociales d’un partage des richesses entre les classes. Ni les censitaires, ni les métayers ne voulaient l’élimination de l’autre pour s’accaparer ses biens, mais ils proposaient un partage des richesses permettant de faire vivre tout le monde.
Qu’un tel projet soit devenu difficilement audible au fil du temps n’empêche qu’il fut l’expression du mouvement paysan de cette époque. Il est vrai que l’histoire nous invite à faire l’effort de comprendre des conceptions, des mentalités, des sensibilités que nous avons sans doute ignorées, oubliées ou méprisées. C’est précisément cet effort de re-compréhension qui en fait l’intérêt.
La résistance des seigneurs dans l’Ouest fut particulièrement forte. Lorsque la dîme payée à l’Eglise catholique fut supprimée, avec la nationalisation des biens du clergé le 2 novembre 1789 et la constitution civile du clergé du 3 janvier 1791, les seigneurs de métairies continuèrent de la faire payer par leur métayer et cette fois à leur profit ! L’injustice était criante, car avec ces dîmes, l’Eglise était sensée financer des charges à caractère social, comme l’enseignement et les Hôpitaux. Et le propriétaire en profitait pour accroître ses rentes !
La même chose se produisit avec la suppression des droits féodaux. Les propriétaires les maintinrent dans le bail et provoquèrent des révoltes spécifiques de métayers.
La Convention montagnarde vota la suppression de la dîme et des droits féodaux dans les baux de métayage le 1er brumaire an II-22 octobre 1793. Mais les métayers continuaient de se plaindre car les propriétaires se refusaient à le faire tant que le montant du bail lui-même n’était pas modifié par la loi. En effet, les propriétaires supprimaient les rubriques, mais augmentaient globalement le montant des rentes. La proposition de légaliser un bail véritablement à mi-fruit avait été faite par les métayers et des députés, mais elle ne vit pas le jour sans que l’on en connaisse encore les raisons, par manque d’études.
Dans les régions où les propriétaires de métairies étaient les plus forts, il apparaît que les métayers n’ont rien obtenu de la révolution et ont subi un acharnement judiciaire de la part de la contre-révolution des propriétaires rentiers qui semble s’être prolongé jusque tard dans le XIXe siècle (Massé).
3. Comment mettre fin à la Guerre du blé ? Par la réforme agraire !
Le troisième grand problème que la Convention montagnarde eut à résoudre fut celui des subsistances. Un programme dit du Maximum des prix des denrées de première nécessité fut organisé durant l’été 1793 et vint compléter la législation de réforme agraire qui, on l’a aperçu, facilitait l’accès à la terre, distribuait des lopins de terre aux paysans pauvres et favorisait les petites et moyennes exploitations agricoles afin d’accroître la production directe des subsistances.
En septembre 1793, la liste des denrées de première nécessité fut établie : on y trouvait des subsistances et des matières premières nécessaires aux artisans pour leur permettre de continuer de produire, comme les cuirs, les bois, les lins et laines etc… Les prix des denrées et les bénéfices commerciaux étaient fixés par rapport aux salaires urbains et ruraux, de façon à empêcher les spéculations à la hausse des prix responsables des troubles de subsistance et des poussées de mortalité par malnutrition ou inanition. Les salaires furent relevés d’un tiers pour corriger la dévaluation de l’assignat. Les marchés furent réorganisés avec la création de greniers publics créés dans chaque commune afin d’assurer le ravitaillement, et sous le contrôle du pouvoir municipal. À cet effet, les producteurs devaient déclarer aux communes le montant de leur production, de façon à ce que les réserves disponibles soient connues, et la fourniture des marchés se faisait par réquisitions.
La Convention montagnarde avait pris des mesures sérieuses pour trouver des solutions à la misère et prévoyait d’offrir des lopins de terre à ceux qui pouvaient travailler et des secours publics à ceux qui n’étaient pas en état de travailler. La législation agraire prenait toute sa place dans ce programme et prévoyait, en juin 1793, de réserver une part des biens nationaux aux paysans pauvres et sans terre en facilitant leur vente en petits lots, puis des bons de 500 livres avaient été distribués aux indigents pour acheter des lots.
La loi du 10 juin 1793 proposait le partage de communaux cultivables, dans le même but. Cette loi était très favorable aux paysans les plus pauvres, puisqu’elle prévoyait qu’une telle décision serait prise par les habitants des communes à une majorité d’un tiers des votants seulement. Toutefois, d’après les études existantes, le nombre de partage des communaux a été très faible dans les régions de plaine où leur raréfaction posait de multiples problèmes : les communaux étaient exceptionnellement en état d’être cultivés et leur maintien sous forme de pâturages s’avérait indispensable à l’ensemble des exploitants agricoles.
Les décrets des 8 et 13 ventôse-26 février et 3 mars 1794 proposés par Saint-Just décidaient de distribuer les biens des suspects aux indigents (J.P. Gross). La proposition fut votée et son application commençait lorsque l’arrestation de ceux que l’on allait appeler les robespierristes, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794, interrompit l’expérience.
Saint-Just avait, par ailleurs, attiré l’attention sur le problème que posait la dévaluation de l’assignat, en soulignant que les producteurs désertaient les marchés parce qu’ils répugnaient à être payés en monnaie dévaluée. Il proposa un plan de réévaluation de l’assignat en détruisant l’équivalent en papier-monnaie du montant de la vente des biens nationaux. La Convention montagnarde parvint à arrêter la dévaluation de l’assignat, mais là encore, le 9 thermidor mit brutalement fin à l’expérience d’assainissement des finances.
Dans les faits, la liberté illimitée du commerce des grains était supprimée ainsi que son moyen d’application, la loi martiale. Tant que la politique du Maximum fut appliquée, et elle le fut jusqu’à l’automne 1794, la population fut ravitaillée en produits de première nécessité, nourriture et matières premières nécessaires aux artisans.
4. Gouvernement révolutionnaire et démocratie
Le gouvernement révolutionnaire, nom donné à partir du 10 octobre 1793, par la Convention, à une forme précise de gouvernement, est devenu au XXe siècle l’objet des plus folles interprétations.
Le 9 thermidor, les thermidoriens accusèrent Robespierre, en l’isolant comme bouc émissaire, d’aspirer à la dictature et répandirent la calomnie surprenante selon laquelle il voulait épouser la fille de Louis XVI et rétablir la monarchie ! Mais ce fut au tournant des XIX-XXe siècles que l’aspiration à la dictature devint, dans l’historiographie, une dictature effective. C’est de cette même époque que datent des théories politiques favorables à l’établissement de dictatures, à gauche comme à droite. On vit alors accolé au gouvernement révolutionnaire le terme de dictature, les marxismes léniniste, puis stalinien et autres la qualifiant positivement. Dans les années 1950-60, des historiens non marxistes conservèrent le terme de dictature et le qualifièrent négativement. Dans les années 1970, on vit même des philosophes, ou prétendus tels, affirmer que la Révolution française aurait été la matrice des totalitarismes, au pluriel, du XXe siècle ! Il fallait un génocide, on en inventa un : la Vendée, guerre civile régionale entre révolution et contre-révolution, devenait un génocide franco-français ! La confusion était à son comble…
Un retour aux faits est pourtant possible ! Du 10 août 1792 à 1795, le pouvoir législatif fut effectivement le pouvoir suprême en France, selon les objectifs de la théorie de la Révolution exposés dans les deux Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de 1793. La Constitution de 1793 établit une centralité législative, selon laquelle le corps législatif, formé d’une seule chambre, faisait les lois communes. Le pouvoir exécutif fut décentralisé, l’application des lois se faisant au niveau de la commune par un conseil municipal élu. De plus, les instances communales exerçaient une réelle autonomie locale, comme nous l’avons déjà aperçu.
Le 10 octobre, sur rapport de Saint-Just et de Billaud-Varenne, la Convention votait l’établissement du gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. De quoi s’agissait-il ? Le corps législatif faisait toujours les lois. Cette révolution dans le gouvernement consista à soumettre les agents élus de l’exécutif qui restait décentralisé à une responsabilité imposante, en les obligeant à rendre des comptes de leur administration tous les dix jours, à l’instance supérieure (commune, canton, district, département) qui transmettait aux ministères par correspondance. Les agents de l’exécutif qui ne faisaient pas connaître les lois ou qui empêchaient leur application étaient destitués et remplacés par de nouveaux élus.
Pourquoi ce Gouvernement révolutionnaire ? Un exemple nous permettra de saisir la nature du problème à résoudre. On se souvient que la législation détruisant entièrement le régime féodal avait été votée en août 1792. Mais, l’application de cette législation avait été empêchée par une volonté politique contraire. La législation existait bien, mais elle n’était pas appliquée. Le pouvoir législatif avait donc été à la hauteur de la Révolution en répondant favorablement au mouvement paysan, mais le pouvoir exécutif refusait de passer à l’acte. Il fallut donc une nouvelle révolution pour contraindre le pouvoir exécutif à appliquer les lois. Ces lois furent complétées en juin et juillet 1793 et le Gouvernement révolutionnaire fut établi en octobre suivant pour contrôler étroitement les instances décentralisées qui appliquaient la loi, c’est-à-dire vérifier qu’elles le faisaient bien. Dans le cas contraire, la Convention envoyait des députés en mission enquêter sur les difficultés, puis rentrer à la Convention exposer le problème afin que le pouvoir législatif règle le problème par les lois.
Ajoutons que le Comité de salut public, créé le 6 avril 1793, formé de députés élus chaque mois par la Convention, était responsable devant elle. Le rôle de ce Comité était de proposer des mesures de salut public à la Convention qui, seule, décidait, et d’exercer le droit de contrôle du législatif sur les ministères.
Ainsi, la Constitution de 1793 fut bien appliquée sous la Convention montagnarde en ce qui concerne l’organisation du pouvoir législatif. Par contre, le gouvernement révolutionnaire modifia l’organisation constitutionnelle du pouvoir exécutif qui prévoyait l’élection des ministres. Nous pouvons alors préciser que, contrairement aux idées reçues, la Constitution de 1793 fut largement appliquée sauf en ce qui concerne cette élection des ministres à la tête de l’exécutif.
Il y eut violence et répression, mais il n’y eut pas pour autant dictature. La contrainte a effectivement été pensée comme nécessaire pour établir le droit et la justice et combattre la contre-révolution. En ce qui concerne la révolution paysanne, nous avons précisé la nature et les moyens de la contre-révolution féodalo-seigneuriale. La législation qui détruisait entièrement le régime féodal, par exemple, était une réelle libération pour les paysans, mais une abominable contrainte pour le seigneur qui perdait une partie de ses rentes. Sa résistance fut en effet un objet de la répression révolutionnaire. Là aussi, gardons raison, la répression légale fut modérée. Le Tribunal révolutionnaire, créé le 10 mars 1793 et supprimé le 31 mai 1795, a jugé 5.215 affaires, prononcé 2.791 condamnations à mort et 2.424 acquittements. Modération n’est pas justification, mais reconnaissons que les bains de sang ne furent pas une réalité de cette époque.
Il importe cependant de chercher à comprendre ce que cette Révolution a tenté de frayer, au milieu des plus grands dangers : l’avancée des droits de l’homme et du citoyen dans le fonctionnement très réel d’institutions civiles où le pouvoir législatif fut effectivement le pouvoir suprême et les agents de l’exécutif furent responsabilisés. Avancée des droits de l’homme dans le remise en cause sans cesse tentée et réfléchie de la répression, comme Saint-Just le proposa dans les décrets de ventôse en supprimant la peine de mort elle-même. La question centrale a été posée par Jean-Pierre Faye : “ Comment se peut-il que le temps de la Terreur, répression s’il en fut, est en même temps, et contradictoirement, fondation des libertés anti-répressives d’occident ? ”
Conclusion
La Révolution en France a été indéniablement une révolution paysanne dans son origine, dans son développement, dans son rythme. Ce caractère paysan est sensible dans la législation agraire qui en a transmis l’esprit dans le droit révolutionnaire lui-même, mais aussi dans la re-création d’une démocratie sociale avec participation effective du peuple à l’élaboration de la loi, ce que l’on appelait alors la souveraineté populaire.
Ce que le 9 thermidor, qui mit fin à la Convention montagnarde, fit perdre immédiatement, ce fut cette expérience de démocratie des droits de l’homme et du citoyen à laquelle le mouvement paysan avait largement contribué en œuvrant à l’élaboration de la notion de droit à l’existence et à sa réalisation.
Mais ce qui a été maintenu contre toutes les tentatives les plus folles a bien été la législation agraire qui détruisit entièrement le régime féodal en faveur des censitaires et reconnut les biens communaux aux communes. Ajoutons que même après le démantèlement de la politique du maximum par la réaction thermidorienne, aucun gouvernement n’osa plus abandonner le marché des grains et du pain à ce capitalisme de spéculation auquel les économistes avaient voulu croire depuis les années 1760. Dès l’Empire, le pain fut taxé et le ravitaillement des centres urbains fut assuré par des mesures gouvernementales. En dehors de quelques périodes de disettes réelles, les troubles de subsistance suscités par des spéculations disparurent. Les gouvernements, même libéraux, avaient été éclairés par la succession de ces expériences désastreuses des politiques de liberté illimitée du commerce des grains.
Ces conquêtes paysannes se sont traduites de façon significative par un arrêt de l’exode rural qui dura jusqu’en 1850 environ, et de façon concomitante, par une occupation du sol qui connut son maximum à la même époque.
Les schémas d’explication qui jusque-là faisaient la part belle au postulat selon lequel la grande culture serait le cadre naturel, ou la voie unique, du développement du capitalisme, si ce n’est du développement tout court, tandis que la petite culture serait condamnée à une routine passéiste, ne résistent plus au constat de leur coexistence. Grande et petite culture se révèlent tour à tour novatrices ou archaïques et, de ce point de vue, sans supériorité décisive de l’une sur l’autre. Sauf sur un point, si l’on prend en considération la nécessité de faire vivre la masse innombrable de ces millions de paysans. Or, c’était bien le cas à l’époque de la Révolution : la pression démographique de ce pays très peuplé qu’était la France orientait la réflexion et l’action vers une économie politique populaire, sociale et démocratique dont nous avons tenté de cerner les caractères originaux et dont l’objectif central fut indéniablement de restituer leurs droits et leur dignité humaine à ces êtres qui luttaient pour leur liberté depuis des siècles.
Ce texte a été publié dans Raymonde MONNIER éd., Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques, 1773-1802, Paris, Ellipses, 2004, p. 252-283.
Bibliographie sélective
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Florence GAUTHIER, Guy IKNI éd., La Guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique, Paris, 1988, contributions de Valérie BERTRAND, Cynthia BOUTON, Florence GAUTHIER, David HUNT, Guy IKNI, Edward Palmer THOMPSON.
Les caractères originaux de l’histoire rurale de la Révolution française, réédition d’articles publiés dans les Annales Historiques de la Révolution Française, Paris, 1999. Introduction par Florence GAUTHIER et Claudine WOLIKOW, articles de Georges LEFEBVRE, “ La Révolution française et les Paysans ”, 1933 ; Georges OLIVA, “ G. Lefebvre et les historiens russes de la Révolution ”, 1979 ; Albert SOBOUL, “ Sur le mouvement paysan ”, 1973 ; Philippe-Jean HESSE, “ Géographie coutumière et révoltes paysannes en 1789 ”, 1979 ; Maurice DOMMANGET, “ Les grèves des moissonneurs en Valois ”, 1924 ; Serge ABERDAM, “ J.F. Carion, une figure emblématique du prêtre révolutionnaire en Sud-Morvan ”, 1988 ; Florence GAUTHIER, “ Formes d’évolution du système agraire communautaire en Picardie ”, 1980 ; Guy IKNI, “ Sur les biens communaux pendant la Révolution ”, 1982 ; Eric TEYSSIER, “ La mise en œuvre de la loi du 13 septembre 1793 ”, 1998 ; Jean-Pierre GROSS, “ Note sur la portée des décrets de ventôse dans le Centre et le Sud-Ouest ”, 1989 ; Pierre MASSE, “ Survivances des droits féodaux dans l’Ouest ”, 1965.
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Chronologie des jacqueries et de la législation agraire. 1789-1794
Première jacquerie : la Grande Peur de juillet 1789 ouvre la révolution paysanne
Nuit du 4 août : le principe “ L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal”, devient dans les arrêtés des 5-11 août le rachat des droits réels par les censitaires
21 octobre : loi martiale votée par la Constituante contre les troubles de subsistances
2 nov. : nationalisation des biens du clergé (biens nationaux de première origine)
11 déc. : interdiction aux paysans de récupérer les communaux usurpés
2e jacquerie : décembre 1789-février 1790, Bretagne, Massif central, Sud-Ouest.
23 fév. 1790 : loi martiale contre les troubles agraires et le non-paiement des impôts et rentes féodales
15 mars : décrets d’application du rachat des droits féodaux. Le droit de triage des communaux est supprimé et les communaux usurpés depuis 30 ans sont restitués aux communes
21 mars : suppression de la gabelle
14 mai : décret d’application de la vente des biens nationaux
3e jacquerie : octobre 1790-février 1791, de la Bretagne à la Gascogne.
28 janvier 1791 : création d’un corps d’auxiliaires pour appliquer la loi martiale (100.000 h.)
2 mars : suppression des derniers impôts indirects
13 avril : bancs des seigneurs interdits dans les églises
14 juin : loi Le Chapelier étend la loi martiale aux coalitions d’ouvriers
20 juillet : complément à la loi martiale contre les grèves de moissonneurs
4e jacquerie : été 1791, du Maine au Périgord, Massif central, Lyonnais, Languedoc
14 sept. : amnistie pour tous les faits relatifs à la révolution
9 nov. : seront considérés émigrés ceux qui ne rentreront pas en France dans un délai de 2 mois. Alors leurs biens seront confisqués (biens nationaux de seconde origine)
5e jacquerie : printemps-été 1792, Bassin parisien, Sud-ouest, Massif central, Languedoc
18 juin : abolition des lods et ventes sans rachat
Révolution du 10 août 1792 suivie d’une législation agraire
20-25 août : l’ensemble des droits féodaux supprimés sans rachat
28 août : communaux reconnus propriété communale. Les communaux usurpés depuis 40 ans sont restitués aux communes
3 sept. : amnistie pour les faits relatifs à la révolution depuis le 14 juillet 1789
septembre : élections de la Convention au suffrage universel
6e jacquerie : août- octobre 1792, dans tout le pays
août-déc. : campagne pour la suppression de la loi martiale
8 déc : liberté illimitée du commerce des grains et loi martiale reconduites par la Convention girondine
Révolution des 31 mai-2 juin 1793 et législation agraire montagnarde
3 juin : vente des biens des émigrés en petits lots, crédit de 10 ans
10 juin : loi de partage des communaux, les habitants des deux sexes, y compris les enfants, sont ayant droits
23 juin : suppression de la loi martiale (dont loi Le Chapelier)
17 juillet : droits féodaux abolis sans rachat en faveur des censitaires
Révolte de métayers dans le Gers en été 1793
6 août : destruction des châteaux fortifiés, brûlement des titres féodaux légalisés
13 septembre : bons de 500 livres aux indigents pour achat de biens nationaux
22 oct : suppression dîme et droits féodaux dans les baux de métayage
26 oct : partage égal des héritages entre tous les héritiers, y compris les enfants naturels
26 février-3 mars 1794 : les « décrets de ventôse » réservent des biens nationaux aux indigents