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Albert Soboul, professeur à la Sorbonne et « patron » de thèses (1967-1982)
par Françoise Brunel, MCF honoraire, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
mardi 30 août 2022
« Le mot du président de l’ARBR. »
L’ARBR se réjouit et se sent honorée de pourvoir mettre en ligne ce témoignage émouvant et l’hommage respectueux que notre amie historienne de renom, Françoise Brunel rend à « son patron ». Nous la remercions d’avoir répondu à la sollicitation de notre vice-président Bruno Decriem et d’éclairer grâce à ses témoignages personnels quelle fut la personnalité d’Albert Soboul et l’importance toujours actuelle de son approche de la Révolution française. À l’heure, où de nombreux parangons de l’historiogrpahie, aidés en cela par les médias, s’acharnent à jeter l’opprobre, sans l’avoir même sérieusement étudiée, à toute référence à Marx, ce texte et celui de notre vice-président arrivent à point nommé."
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Albert Soboul, « patron » indéniable, avec Pierre Goubert, de la section d’histoire moderne à l’université Paris 1, pouvait faire preuve d’un autoritarisme « mandarinal » démonstratif, mais chacun savait qu’il s’agissait surtout de manifestations verbales et ponctuelles. En réalité, il faisait confiance à « ses assistants » et laissait à chacun la plus grande des libertés dans son enseignement en Travaux Dirigés. Nous choisissions les sujets d’examen et il n‘exerçait aucun « contrôle » sur le contenu de nos cours : paradoxalement, il fut le plus « libéral » des patrons que j’ai connus....
nous dit ci-dessous Françoise Brunel
Albert Soboul a joué un rôle déterminant dans ma vie « professionnelle » et je ne pense pas être la seule dans ce cas, même si le désignant de « sobouliens » - quelque peu ironique, voire péjoratif - ne s’applique que fort imparfaitement à ses nombreux élèves et absolument pas à la myriade de chercheurs qui intervinrent, dix ans durant, au Séminaire d’Histoire de la Révolution française à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Lorsqu’en 1967, il fut connu qu’Albert Soboul succèderait à Marcel Reinhard comme titulaire de ce qui était encore la « chaire » d’Histoire de la Révolution française à la Faculté des Lettres de Paris, j’optai définitivement pour l’histoire, non la géographie, et décidai de faire une maîtrise sur la Révolution, l’année suivante. Ce n’étaient pas les cours de Soboul, qui ne figuraient pas au programme de Licence alors imposé qui m’avaient séduite, mais la lecture, en classe préparatoire, du Précis d’histoire de la Révolution française, récemment publié en « poche » dans la collection Idées de Gallimard qui m’avait enthousiasmée [1].
Comme nombre d’étudiant(e)s de ma génération, l’histoire des révolutions me passionnait et je faisais mon apprentissage en « études marxistes » depuis la classe de Philosophie, puis plus intensément à l’ENS de Fontenay où les discussions politiques et théoriques étaient intenses, parfois âpres, toujours argumentées, au moins chez les élèves dites « littéraires ». Nous étions alors, en 1966-67, en pleine guerre du Vietnam, dans le contexte de la scission de l’UEC (dont j’étais membre) et de l’émergence de l’UJCML sur fond de « révolution culturelle » chinoise. Nous fréquentions la librairie François Maspero pour nous procurer les livres de Louis Althusser, Pour Marx et Lire le Capital [2] et puiser dans la Petite collection Maspero grâce à laquelle j’ai découvert Frantz Fanon, Paul Nizan ou, plus tard, le recueil collectif dirigé par Maurice Dobb et Paul-M. Sweezy, Du féodalisme au capitalisme : problèmes de la transition [3] . Par ailleurs, la vie en internat, la règle à l’époque, facilitait des rapports amicaux entre les promotions et les disciplines. J’ai ainsi appris, par Annie Geffroy et Françoise Theuriot, l’une littéraire et l’autre philosophe alors en quatrième année, l’existence du Centre de lexicologie politique de l’ENS de Saint-Cloud et d’un groupe de travail sur le vocabulaire politique de la Révolution française, ainsi que la publication par Albert Soboul, dans les Annales historiques de la Révolution française, de deux articles de ces chercheuses débutantes [4].
C’est grâce à une historienne qui achevait sa maîtrise que j’assistai à mon premier colloque et rencontrai Albert Soboul. La question d’histoire moderne mise au programme des agrégations féminine et masculine, pour 1969 et 1970, portait sur la France de Napoléon et cette camarade me persuada de l’accompagner à un Colloque international organisé à l’Université libre de Bruxelles par Robert Devleeshouwer sur le thème « Occupants et occupés (1792-1815) » [5]. Nous avions une autorisation officielle afin d’en faire un compte-rendu détaillé aux futures agrégatives et bénéficiions même d’une prise en charge partielle de notre voyage. C’est ainsi qu’en janvier 1968, j’ai rencontré Albert Soboul (et Claude Mazauric) et obtenu son accord pour diriger ma future maîtrise.
Les souvenirs que j’ai d’Albert Soboul en mai 1968 à la Sorbonne ne diffèrent pas de ceux évoqués avant moi par d’autres témoins, étudiant(e)s ou enseignant(e)s. Connu pour être membre du PCF face à des assemblées générales dominées par des étudiants trotskistes ou, moins nombreux à la Sorbonne, « maoïstes », il s’imposait par la voix et des interpellations inattendues et peu conformistes, voire des apostrophes pittoresques qui désarmaient les plus hostiles, suscitaient des rires et, de là, des applaudissements. Dans le silence (relatif) rétabli, les débats se déroulaient alors selon l’ordre qu’il avait imposé : on ne pouvait qu’admirer son talent de professeur hors pair, quoique fort original. J’ai, pour ma part, obtenu un rendez-vous en juin et me suis rendue pour la première fois rue Notre-Dame-des-Champs : Albert Soboul ne recevait pas les étudiants à l’Institut d’Histoire de la Révolution française à la Sorbonne, où il ne faisait que passer ou organiser des réunions « de service », mais « à l’ancienne », chez lui. Comme je n’avais pas de sujet à proposer – je n’avais pas, à 20 ans, l’ambition d’apporter quoi que ce soit à la « recherche » sur la Révolution française – Albert Soboul, soulignant que j’étais élève-professeur salariée et motorisée, m’invita à travailler sur les troubles anti-féodaux dans le département de Seine-et-Marne [6]. Son intérêt scientifique était alors, comme le montre une série d’articles publiés en 1968, concentré sur les problèmes du prélèvement « féodal » et il préparait le Colloque international organisé à Toulouse en novembre 1968 par le doyen Jacques Godechot, L’Abolition de la « féodalité » dans le monde occidental [7]. Si Albert Soboul était spontanément peu enclin à l’organisation de chantiers de recherche collectifs, il n’en attribuait pas moins des sujets de maîtrises, voire de thèses, dans des domaines précis à partir desquels pourraient être organisés des colloques et des publications. Tel fut le chantier « abolition de la féodalité » dont on a un aperçu partiel, mais important, dans le recueil Contributions à l’histoire paysanne de la Révolution…, avec les articles de Claudine Wolikow, Jean-Noël Luc ou Philippe Goujard [8].
Connu pour être l’historien des sans-culottes parisiens, Albert Soboul fut aussi un grand « ruraliste » comme en témoignait sa thèse « secondaire », alors exigée en complément de la thèse d’État, sur l’étude des campagnes montpelliéraines à partir des documents fiscaux que sont les compoix [9]. Les « problèmes paysans » l’ont préoccupé dès ses débuts de chercheur. C’est, en effet, au monde rural qu’il consacra un premier article « scientifique » en 1946, avec l’étude de la propriété Thomassin et la concentration foncière en pays de grande culture, et les problèmes de la communauté rurale ont toujours retenu son attention : il en donna un exemple magistral dans l’article sur Les Authieux (Seine-Inférieure), en 1953 [10].
Le « professeur à la Sorbonne », comme il se définissait (même après la partition des universités parisiennes, en 1971, et la création de Paris 1 Panthéon-Sorbonne qu’il avait choisie avec, à l’époque, les historiens classés « à gauche ») assurait un « séminaire » hebdomadaire de maîtrise, justifié par la création d’un examen appelé C2, en complément de la soutenance du mémoire de recherche [11]. En 1968-1969, nous occupions déjà la vingtaine de places de l’IHRF. Plus qu’un « séminaire », c’était un cours magistral d’archivistique et d’historiographie de la Révolution française. Albert Soboul nous enseigna aussi une méthode précise et efficace de prise de notes et il se montrait également très vigilant sur la lecture des grands classiques, Michelet, Jaurès, Aulard, Mathiez, Lefebvre et encourageait vivement le dépouillement des AHRF auxquelles je m’abonnai en adhérant à la Société des Études Robespierristes. Cette initiation à l’histoire de la Révolution fut efficace, car rigoureuse : en ne plaisantant pas avec la « chronologie », repère aujourd’hui désuet et disqualifié, Soboul nous mettait en garde à sa façon, parfois abrupte, contre les « discours fumeux » de théorisation juvénile qu’il appelait « bouillie pour les chats ». L’année 1968-1969, si enrichissante intellectuellement pour moi – je découvris les archives et fus presque émerveillée par la lecture des cahiers de doléances primaires du bailliage de Nemours – fut aussi une année difficile, mon père étant mort en novembre 1968 et ma mère en mars 1969. Albert Soboul, qui avait une réputation de professeur strict, fut compréhensif et chaleureux : il autorisa mes absences au séminaire et repoussa la soutenance du mémoire à la fin octobre 1969.
Après l’agrégation, je bénéficiai d’une année supplémentaire à l’ENS Fontenay en 1970-1971 et m’inscrivis en DEA pour préparer une thèse sur la Révolution. Comme j’avais, dans le mémoire sur Nemours, décrit plusieurs actions paysannes violentes contre le droit seigneurial de plantis, Albert Soboul me proposa d’étudier la « réaction féodale » et le droit de plantis sur une plus grande échelle que ce petit espace de Seine-et-Marne. Mon enthousiasme étant assez relatif, il me dit alors de travailler sur les Montagnards, en écho au travail que menait sur le groupe girondin, depuis plusieurs années, son amie Jacqueline Chaumié, conservatrice en chef du patrimoine et qui venait de prendre sa retraite des Archives Nationales. Il me recommanda à elle pour guider les débuts de ma recherche. Albert Soboul, en effet, entretenait avec ses « thésards » des rapports hérités du modèle de Georges Lefebvre, totalement étrangers à la notion contemporaine d’encadrement doctoral : le « thésard-type » étant professeur dans l’enseignement secondaire n’avait pas, selon lui, à être « dirigé ». C’est ainsi que je fis, en 1970, la connaissance de mon mentor ès-archives, Jacqueline Chaumié (1904-1978). C’était une extraordinaire érudite, d’une finesse et d’une subtilité remarquables, une personnalité distinguée et attachante, farouchement républicaine et catholique très ouverte, médaillée de la Résistance, dont la conversation était passionnante et qui, avec beaucoup de gentillesse, m’ouvrit des portes aux Archives Nationales où elle circulait à son gré. Elle me fit découvrir, en première approche du « sujet », la sous-série F7 Régicides. C’était très intéressant, mais Jacqueline Chaumié ne pouvait me guider méthodologiquement ; ce n’était pas son rôle, d’abord, et, par ailleurs, elle-même me montrait d’innombrables notes, prises dans les archives départementales qu’elle parcourait assidûment à la recherche de ses chers Girondins, mais dont la présentation lui aurait valu une très sérieuse mise au point au séminaire de maîtrise. J’avais compris, à la lecture des dossiers de 1816, que je n’aboutirai à rien sans tenter de cerner le « groupe » appelé Montagne à un moment précis (disons autour de juin 1793). J’ai donc dépouillé les appels nominaux du procès du roi, de la mise en accusation de Marat et pour la Commission des Douze - Alison Patrick n’a publié son livre qu’en 1972 [12] - et découvert ainsi l’appel nominal sur la mise en accusation de Carrier du 3 frimaire an III (23 novembre 1794) et, par-delà l’unanimité factice, les réticences exprimées par certains, puis la demande d’appel nominal formulée par Lecointre (de Versailles) le 12 germinal an III (1er avril 1795) signée par 50 autres députés déjà identifiés comme « Montagnards ». Je décidai alors de restreindre le sujet à ceux que je désignais comme les « derniers Montagnards » et de commencer par travailler sur la période dite de la « réaction thermidorienne » [13]. C’est ce que je proposai à Albert Soboul en DEA en 1971 : il trouvait l’idée « curieuse » méthodologiquement, mais l’admit. Et, comme il avait présenté ma candidature à un poste d’assistante en 1975, ce fut aussi sur la Montagne après thermidor que je rédigeais les pages de thèse inédites exigées alors par le Conseil national des universités pour l’inscription sur la Liste d’Aptitude aux fonctions de maître-assistant [14]. Albert Soboul m’a donné la chance exceptionnelle, à un moment où le recrutement se fermait totalement, tant dans les universités qu’au CNRS, d’entrer dans l’enseignement supérieur et dans une grande université où, privilège supplémentaire, je pourrai enseigner « ma » spécialité, l’histoire de la Révolution française.
Albert Soboul, « patron » indéniable, avec Pierre Goubert, de la section d’histoire moderne à l’université Paris 1, pouvait faire preuve d’un autoritarisme « mandarinal » démonstratif, mais chacun savait qu’il s’agissait surtout de manifestations verbales et ponctuelles. En réalité, il faisait confiance à « ses assistants » et laissait à chacun la plus grande des libertés dans son enseignement en Travaux Dirigés. Nous choisissions les sujets d’examen et il n‘exerçait aucun « contrôle » sur le contenu de nos cours : paradoxalement, il fut le plus « libéral » des patrons que j’ai connus. Certes, il imposait, comme tous les professeurs, les sujets de cours, particulièrement en Licence, mais ceux-ci étaient classiques et d’une ampleur telle qu’ils convenaient à Jean-Paul Bertaud, Catherine Duprat, Antoine Pelletier, alors maîtres-assistants, comme à moi-même qui assurions les T.-D. de Licence.
Reste à évoquer l’un des grands apports d’Albert Soboul à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne qui vient de fêter son Cinquantenaire, la création du séminaire d’Histoire de la Révolution française. Guy-Robert Ikni (1943-1993), auteur d’une thèse majeure sur la révolution paysanne dans l’Oise [15], avait rendu compte de la fécondité et de la diversité du séminaire « doctoral » de Soboul dans le numéro d’Hommage publié par les AHRF en 1982 [16] : je n’en rappellerai que quelques aspects qui me semblent toujours essentiels, au moins pour ma génération d’historien(ne)s de la Révolution française.
Une fois la formation initiale dispensée en maîtrise, Albert Soboul se montrait rétif à l’organisation d’un séminaire doctoral, synonyme de « bavardage » caractéristique de la « sixième section » (sic, de l’École des Hautes Études, bientôt EHESS) : nous entrions alors dans le vif de la polémique avec François Furet et Denis Richet. Mais plusieurs doctorants, forts de l’exemple donné à Paris 1 même par Pierre Goubert, sollicitèrent la création de rencontres régulières, sous l’autorité du maître, permettant des débats méthodologiques, voire théoriques, ainsi que la présentation régulière de leurs travaux, des écueils rencontrés et des résultats obtenus. J’ai ainsi le souvenir d’une réunion à l’IHRF, en 1972, où Claude Gindin, Guy Ikni, Claudine Wolikow, Michel Pertué, Gérard Maintenant, Serge Bianchi et moi-même (ma mémoire n’est nullement exhaustive) présentèrent ce projet à Albert Soboul et, connaissant son important réseau de correspondants et d’amis français et étrangers, spécialistes de la Révolution française ou du XVIIIe siècle, arguèrent qu’en invitant aussi à parler ces chercheurs, historiens ou d’autres disciplines, lui-même n’aurait pas une charge de travail supplémentaire. Ainsi naquit, à la rentrée de novembre 1972, le séminaire doctoral d’histoire de la Révolution française qu’Albert Soboul fixa le samedi après-midi à 15 heures et qu’il installa, sans autorisation des autorités administratives de Paris 1, dans la Bibliothèque Lavisse vidée de ses agrégatifs : le jour et l’horaire étaient justifiés par les occupations professionnelles des participants, le lieu, plus vaste que l’IHRF, plaisait au professeur et lui était accessible avec son « passe ».
Dès son « ouverture », le séminaire fut largement étoffé par des chercheurs, élèves d’Albert Soboul ou non et par de nombreux nouveaux doctorants, certains des auditeurs venant de province, en particulier de Clermont-Ferrand où il avait formé des élèves avant d’être nommé à Paris, de Rouen où Guy Lemarchand et Claude Mazauric entretenaient un foyer très vivace de futurs spécialistes, ou encore de Dijon, où la coopération entre Jean-René Suratteau et Jean Bart, historien du droit, permit de nous faire connaître les travaux de juristes travaillant sur les mêmes chantiers des biens communaux, de la rente foncière ou du « prélèvement féodal ». Les thèmes des interventions, dont Guy Ikni a donné un tableau très complet, témoignent des préoccupations qui étaient alors celles des participants et d’Albert Soboul lui-même. Si le mouvement populaire parisien était bien représenté, les questions agraires semblaient dominer ces années 1970, recherches sur la « transition » du féodalisme au capitalisme, bien sûr, mais surtout réflexions sur le « mouvement paysan », l’égalitarisme agraire auxquelles contribuaient les travaux d’Anatoli Ado, dont Soboul avait fait connaître la thèse alors non traduite en français [17], et les communications d’Hernani Resende, jeune chercheur portugais exilé politique qui, après avoir étudié à Moscou, était venu faire une thèse à Paris [18]. Ces thèmes étaient complétés par des interventions sur les utopies auxquelles s’intéressait aussi Soboul (il a co-publié les Œuvres du curé Meslier), ou par des débats autour de l’idéologie « jacobine » et la pensée économique des acteurs de la Révolution. Si la « déchristianisation » était présente, c’était sous l’angle d’une « révolution culturelle » et Gramsci ainsi régulièrement mis à l’honneur. Ces travaux et ces débats conduisirent d’ailleurs certains élèves d’Albert Soboul à une forme de critique des interprétations jugées « économistes » d’un marxisme « officiel », voire à la mise en cause, certes feutrée, du concept canonique de « révolution bourgeoise », ce qui n’allait pas sans colères mémorables du maître, elles aussi sans lendemain [19]. Il faut toutefois reconnaître que l’affluence d’un public très nombreux et divers (tous les auditeurs n’étaient pas des thésards) tenait à l’audience nationale et internationale de Soboul dans le domaine des études révolutionnaires. Furent ainsi nombreux à intervenir les chercheurs d’autres disciplines, lexicologues et analystes du discours du Centre de lexicologie de Saint-Cloud, bien sûr, mais aussi littéraires, philosophes, sociologues, historiens d’art et historiens du droit. À une époque où les co-tutelles étaient inexistantes ou presque, les doctorants étrangers étaient nombreux, venus d’Italie surtout, mais aussi des deux Allemagne, d’Argentine ou de Grande-Bretagne et, si j’ai cité les exilés politiques avec Hernani Resende, j’évoquerai aussi la mémoire de notre amie chilienne Maria Eugenia Horvitz (1940-2018) accueillie en France avec ses trois enfants grâce à Albert Soboul, veuve d’Enrique Paris, militant communiste, médecin et conseiller de Salvador Allende, disparu le 13 septembre 1973, enlevé et assassiné par les militaires. Son accueil à Paris fut facilité par l’aide apportée par plusieurs élèves de Soboul, témoignage d’un idéal politique commun qui, au-delà de querelles partisanes ou de « chapelles », unissait la plupart des participants du Séminaire.
La notoriété internationale d’Albert Soboul nous a permis de rencontrer les plus notoires des historiens de la Révolution française, venus de très nombreux pays, parfois simples relations, académiques mais chaleureuses, souvent amis très proches, l’Italien Armando Saïtta, le Japonais Michio Shibata ou George Rudé qui enseignait alors à Melbourne. Certains avaient un passé héroïque de résistants anti-nazis. Tel était l’historien yougoslave Vladimir Dedijer (1914-1990), ancien partisan, proche de Milovan Djilas et biographe de Tito avec qui Albert Soboul avait siégé au Tribunal Russell II sur l’Amérique latine (1973-1976). Tel était aussi l’ami d’Albert Soboul, l’historien allemand Walter Markov (1909-1993), éminent spécialiste de Jacques Roux, dont l’extrême distinction et le français parfait évoquaient les grands intellectuels de la République de Weimar, arrêté en 1935 pour opposition au nazisme, condamné à dix ans de forteresse et détenu à Siegbourg. Avec d’autres condamnés politiques, ils parvinrent à se libérer avant l’arrivée des troupes américaines, mais, en 1946, Markov fut jugé « importun » à Bonn où il avait soutenu sa thèse en 1934, et partit à Halle, puis obtint un poste à l’université de Leipzig en 1947 [20].
Il ne faudrait pas penser, toutefois, que ce séminaire universitaire très politisé, était étranger aux considérations savantes : les interventions exigées par Albert Soboul de ses doctorants n’échappaient ni aux exigences érudites et méthodologiques du maître, ni aux critiques serrées des auditeurs. Un ouvrage, certes raillé, mais dont le « sérieux » historique a finalement été reconnu, donne un aperçu, même faussé et incomplet, des travaux des participants au séminaire d’Albert Soboul : c’est le Dictionnaire historique de la Révolution française [21]. L’historien canadien François Gendron, qui avait soutenu une thèse avec Soboul en 1977 sur la « Jeunesse dorée parisienne en l’an III », avait eu des PUF la proposition de coordonner un « Dictionnaire » de la Révolution en vue du Bicentenaire qui s’annonçait et proposé à Albert Soboul de le diriger avec lui.
[22].
Peu enclin à ne pas être le seul maître à bord, ce dernier réunit lors de nombreuses soirées, au printemps 1982, un petit groupe de ses élèves, Marcel Dorigny, Guy Ikni, Raymonde Monnier, François Wartelle et moi-même, pour établir une liste d’entrées avec propositions d’auteurs. C’est donc bien Albert Soboul lui-même qui mit en route ce chantier, repris et mené à bien, après sa disparition, par Jean-René Suratteau qui procéda à des ajouts nécessaires, des modifications d’intitulés ou de rédacteurs, mais sans bouleverser l’architecture ou les orientations initiales.
C’est par l’évocation d’un souvenir récurrent que je conclurai l’hommage que l’ARBR m’a fait l’honneur de me demander, par l’intermédiaire de Bruno Decriem, son vice-président. Guy Ikni avait lancé l’idée d’un banquet fraternel à la fin de juin 1982, proposant de l’organiser dans le jardin de sa maison, dans le Val d’Oise. Comme pour beaucoup d’autres camarades, ce fut ma dernière rencontre et ma dernière conversation avec Albert Soboul. La cellule Gabriel Péri du Parti communiste des historiens et philosophes de l’université Paris 1, dont nous étions tous deux membres, venait de connaître d’importantes « turbulences » : la Direction du Parti avait, en effet, exclu sans en aviser la cellule, François Hincker et Étienne Balibar, malgré l’intervention de Soboul à la Section du 5e arrondissement (il avait le titre de « vétéran »). Je décidai, en désaccord profond avec ces décisions, de quitter le PCF. Je craignais beaucoup de l’annoncer à Albert Soboul et redoutais de m’entendre qualifiée de « renégate ». Il n’en fut rien : il me dit qu’il pouvait le comprendre, mais me demanda, avec beaucoup d’émotion, de « rester fidèle ». J’espère avoir été fidèle aux principes qu’il avait exposés tant de fois devant moi pendant 14 ans, comme historienne de la Révolution française et comme citoyenne républicaine.
Juillet 2022
Voir en ligne : L’hommage de Bruno Decriem, vice-président de l’ARBR
[1] Albert Soboul, Précis d’histoire de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1962, 530 p., Édition revue, Paris, Gallimard, collection « Idées », 1964, 2 volumes, 378 p. chacun.
[2] Louis Althusser, Pour Marx, Paris, François Maspero, collection « Théories », 1965 ; Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, Lire le Capital, Paris, François Maspero, 1965, 2 volumes, collection « Théories », repris avec les seules contributions de Louis Althusser et Étienne Balibar, Paris, François Maspero, « Petite collection Maspero », 2 volumes, 1968.
[3] Maurice Dobb, Paul-M. Sweezy, Du féodalisme au capitalisme : problème de la transition, Londres, 1976, trad. française revue et augmentée, Paris, François Maspero, « Petite collection Maspero », 2 volumes, 1977.
[4] Sur le Centre de lexicologie politique, voir Maurice Tournier, « Le centre de recherche de lexicologie politique de l’ENS de Saint-Cloud », Langue française, n° 2, 1969, p. 82-86. Annie Geffroy, « Le « peuple » chez Saint-Just », AHRF, n° 191, 1968, p. 138-144 ; Françoise Theuriot, « Esprit et conscience publique », AHRF, n° 191, 1968, p. 120-137. Contributions au numéro spécial « Pour le bi-centenaire de la naissance de Saint-Just ».
[5] Voir Claude Mazauric, « Occupants-occupés (1792-1815) », Chronique, AHRF, n° 192, 1968, p. 253-259. Ce Colloque a été partiellement publié en polycopié de préparation à l’agrégation par l’IHRF (Sorbonne) et l’ENS de Saint-Cloud, Les pays sous domination française (1799-1814), Paris, CDU, 1968, avec une introduction d’Albert Soboul, « Problèmes sociaux des pays sous occupation », p. 1-15.
[6] Sujet qui, au fil de la recherche, est devenu « Les paysans et la féodalité dans le district de Nemours, 1789-1793 », mémoire de maîtrise sous la direction du professeur Soboul, Faculté des Lettres de Paris, 1969.
[7] Simultanément, dans trois revues, les AHRF, la Revue Historique et les Annales ESC, sont publiés des articles fondamentaux sur les problèmes du « prélèvement féodal » et son abolition. Voir Françoise Brunel, « Bibliographie de l’œuvre d’Albert Soboul » dans Albert Soboul, La Révolution française, nouvelle édition revue et augmentée du Précis d’histoire de la Révolution française, avant-propos de Claude Mazauric, Paris, Éditions sociales, 1982, réédition Paris, Gallimard, collection « Tel », 1984. Le Colloque de Toulouse a été publié par le CNRS, Paris, 1971, 2 volumes.
[8] Albert Soboul dir., Contributions à l’histoire paysanne de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1977.
[9] Albert Soboul, Les Campagnes montpelliéraines à la fin de l’Ancien Régime. Propriété et cultures d’après les compoix, Paris, Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution, 1958.
[10] Voir les études regroupées dans Albert Soboul, Paysans, sans-culottes et Jacobins, Paris, Clavreuil, 1966 et Problèmes paysans de la Révolution, 1789-1848, Paris, François Maspero, coll. « Textes à l’appui », 1976. Révoqué par Vichy en 1942, Soboul fut embauché comme enquêteur au Musée des Arts et Traditions populaires. Il publia La maison rurale en 1955, rééd., Paris, Éditions du CTHS, coll. « Format », 1995.
[11] En application de la réforme Fouchet de 1966 remodelant les premier et deuxième cycles universitaires. L’existence de ce C2 fut éphémère, la loi Faure de 1968 modifiant à nouveau les cursus.
[12] Alison Patrick, The Men of the First French Republic. Political Alignments in the National Convention of 1792, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1972.
[13] En référence au livre de Jules Claretie, Les derniers Montagnards, Paris, 1867. Je déterminai un groupe d’une centaine de députés, non réductible aux seuls « martyrs de prairial ».
[14] Le recrutement universitaire était alors très différent. Existaient des postes « d’assistants » (les enseignants du secondaire étant « détachés », conservaient leur salaire, pour un horaire réduit, identique à celui des maîtres de conférences actuels ; pour devenir « maître-assistant », il convenait d’être inscrit(e) sur une « liste d’aptitude » avec des critères fixés par chaque « section » du CNU et d’être élu(e) ensuite sur un poste vacant. Les listes d’Aptitude ont été supprimées en 1979 et la loi Savary de janvier 1984 a bouleversé les conditions du recrutement des universitaires. Les « derniers Montagnards » et la « réaction thermidorienne » ont été l’objet de mes premiers articles publiés par les AHRF en 1977 et 1979.
[15] Guy-Robert Ikni, Crise agraire et révolution paysanne : le mouvement populaire dans les campagnes de l’Oise de la décennie physiocratique à l’an II, Thèse de doctorat d’État, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, juin 1993, 6 volumes.
[16] Guy-Robert Ikni, « Le séminaire d’Albert Soboul à la Sorbonne (1972-1982) », AHRF, n° 250, 1982, Hommage à Albert Soboul, p. 607-613.
[17] Albert Soboul, « À propos d’une thèse récente. Sur le mouvement paysan dans la Révolution française », AHRF, n° 211, 1973, p. 85-101. Anatoli Ado est intervenu au séminaire de Soboul en 1975, il a participé au volume Contributions à l’histoire paysanne…, op. cit., « Le mouvement paysan et le problème de l’égalité (1789-1794 », p. 119-138 . Nous avons eu le plaisir de le revoir au Congrès Mondial sur L’Image de la Révolution, en juillet 1989 avant son décès en 1995. Sa thèse, publiée à Moscou en 1971, a fini par être traduite en français, Paysans en Révolution. Terre, pouvoir et jacquerie, 1789-1794, trad. Serge Aberdam et Marcel Dorigny, préface de Michel Vovelle, Paris, SER, 1996.
[18] Hernani Resende a donné des contributions importantes, en français, à la question de « l’égalitarisme agraire » pendant la Révolution. Voir sa contribution au recueil collectif de Maurice Dobb et Paul M. Sweezy, Du féodalisme au capitalisme… op. cit., tome 2 et Hernani Resende, « Socialisme utopique et question agraire dans la transition du féodalisme au capitalisme », Cahiers du CERM, n°124, 1976, ainsi que « Égalitarisme et question agraire dans la Révolution française », Contributions à l’histoire paysanne… op. cit., p. 73-117.
[19] Voir les travaux de Florence Gauthier depuis sa thèse soutenue avec Albert Soboul en juin 1975, La voie paysanne dans la Révolution française, Paris, François Maspero, coll. « Textes à l’appui », 1977.
[20] Nous disposons enfin de la traduction française de Walter Markov, Jacques Roux, le curé rouge, trad. de Stéphanie Roza, appareil critique de Jean-Numa Ducange et Claude Guillon, postface de Matthias Middell, Paris, Éditions Libertalia / Société des Études Robespierristes, 2017.
[21] Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, Jean-René Suratteau et François Gendron dir., Paris, PUF, 1989.
[22] François Gendron, La jeunesse dorée. Épisodes de la Révolution française, préface d’Albert Soboul, Québec, Presses de l’université du Québec, 1979. Il avait obtenu un contrat pour publier une version remaniée et allégée de sa thèse aux PUF, dans la collection « Histoires » dirigée par Pierre Chaunu, voir François Gendron, La jeunesse sous Thermidor, préface de Pierre Chaunu (particulièrement contre-révolutionnaire et agressive), Paris, PUF, 1983. La « bataille du Bicentenaire », pour reprendre l’expression de Michel Vovelle, était bien lancée.