Accueil > Nos outils pédagogiques > Pour le Lycée > La Révolution française. Prémices d’une République laïque
La Révolution française. Prémices d’une République laïque
Par Dominique Desvignes
dimanche 15 décembre 2019
Cet article est le résumé de la conférence donnée le 4 décembre 2018 à Arras, intitulée
Dans les années 1880 Ferdinand Buisson, soucieux de donner à la politique laïque de la Troisième République ses fondements théoriques, salue le rôle décisif de la Révolution Française dans le processus de sécularisation de l’Etat et de la société française engagé depuis plusieurs siècles : « La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’Etat laïque, de l’Etat neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. » (Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, article laïcité, 1883). Le maître d’œuvre du Dictionnaire recourt comme ses contemporains au vocable ancien « sécularisation » mais revendique le néologisme « laïcité » (apparu en 1871) pour mieux décrire « la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel » qui fonde la République, les droits fondamentaux de l’individu et plus particulièrement la Liberté et l’Egalité. Cette rupture révolutionnaire est interprétée comme le couronnement d’un détachement massif des Français vis-à-vis de la religion au XVIIIe siècle par Tocqueville (L’Ancien Régime et la Révolution, 1856) ou plus simplement comme la traduction politique de comportements qui tissent un nouveau rapport au religieux entre XVIe et XVIIIe s observable dans les attitudes devant la vie (essor de la contraception), devant la mort (des arts de mourir qui s’écartent du modèle clérical), dans la préférence accordée aux nouveaux lieux de sociabilité (loges maçonniques). Cette sécularisation des gestes et des pratiques est contemporaine d’une nouvelle relation du politique et du religieux au cœur de l’Ancien Régime dans le sens d’une subordination du religieux, d’une « politisation des comportements » (Miche de Certeau), de l’émergence d’une opinion publique. La crise des vocations religieuses, les tensions au sein du clergé, les crises du protestantisme et du jansénisme tendent à affaiblir l’Eglise et à ravaler la foi au rang d’un simple énoncé discutable ouvrant la voie à la privatisation de la croyance.
La politique de la Révolution vis-à-vis de la religion et de l’Eglise se déploie ainsi dans un contexte travaillé par ces sensibilités collectives nouvelles, marqué par la puissance réelle mais contestée de l’institution cléricale et tendu vers l’éclosion de l’homme régénéré d’une Nation de citoyens.
La « Révolution des droits de l’homme » génère une laïcisation du champ politique « sous les auspices de l’Être Suprême » en déliant la souveraineté de l’autorité religieuse, en fondant la liberté de conscience et en instituant la religion comme service public. L’Être Suprême n’est ici que l’arbitre passif d’une souveraineté dont les agents constitutifs sont les droits naturels universels et sacrés (Marcel Gauchet) : « la conservation des droits naturels et sacrés de l’homme, voilà pour tous les Etats, la loi première et fondamentale (….) Il n’y a pas d’autre mesure du bien et du mal (…), répond Roederer en 1789 à l’écrit anonyme Doit-on parler de Dieu ou également de religion dans une déclaration des droits ? . La liberté au cœur de ces droits naturels se décline en matière religieuse comme liberté conscience :
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi (déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 10, 26 août 1789)
L’écriture de cet article [1] a suscité d’âpres débats jusqu’à sa formulation définitive le 23 août, veille du jour anniversaire de la Saint-Barthélemy : « l’ordre établi par la loi » nourrit la crainte de l’inquisition (Volney), Robespierre estime que « les opinions ne peuvent jamais troubler l’ordre public ». Cet énoncé risqué institue néanmoins une liberté de conscience qui va au-delà de la tolérance prônée par Locke : « Nul n’est tenu d’opter pour une opinion religieuse. Mais le passage de la liberté de conscience à la liberté effective des cultes s’avéra difficile tant au niveau des débats passionnés à l’Assemblée en avril 1790 (la bataille autour d’une religion nationale), que dans sa réalisation effective (définition de lieux protégés) : le décret du 7 mai 1791 évoque des édifices autorisés mais peine à formuler la liberté des cultes dans leur exercice public. Le souvenir des guerres de religion reste prégnant, notamment dans le Sud-Est et dans le Sud-Ouest, au détriment des protestants qui depuis le 24 décembre 1789 peuvent être élus à tous les degrés de l’administration et admis à tous les emplois civils et militaires. Le 27 septembre 1791, la Constituante, trois jours avant sa séparation, vote la même émancipation pour les juifs qui bénéficient de droits à titre individuel mais non collectif (leurs institutions communautaires ne sauraient faire écran à celles de la Nation).
Ce souci d’aligner l’ordre religieux sur l’ordre civil conduit la Révolution à laïciser la religion dans son fonctionnement en lui conférant le titre de « service d’utilité publique » (Constitution de 1791) et en proclamant en 1790 la Constitution civile du clergé qui salarie les prêtres auprès de l’Etat, les fait élire et réclame de leur part un serment de fidélité à la Constitution. Ce texte installe un véritable schisme en France (48 % des prêtres refusent de jurer) où s’engouffre la Contre-Révolution, ce qui complique encore davantage le passage de la liberté religieuse à la liberté effective des cultes. La mise en place d’un Etat civil laïc (loi du 20 septembre 1792) s’inscrit dans la logique de ce principe de la liberté des cultes et répond aux inquiétudes de la transmission des héritages : le mariage contracté devant un officier municipal peut être dissout sur la demande du couple ou d’un des époux.
Le décret du 21 février 1795 contrarie les possibilités d’intervention de l’institution cléricale dans la société en promulguant la séparation de l’Eglise et de l’Etat : l’Etat ne salarie aucun culte (mais on maintient le versement des pensions aux prêtres et anciens prêtres) ; l’exercice d’aucun culte ne peut être troublé mais aucune procession, aucun signe religieux ne sont tolérés dans l’espace public ; la République « ne fournit aucun local ni pour l’exercice du culte ni pour le logement des ministres ». Dictée par des considérations financières, les contradictions de la Constitution civile du clergé qui consacre une religion dominante et contrevient à la liberté religieuse, cette première séparation de l’Eglise et de l’Etat ne garantit guère l’exercice de la liberté de conscience dans l’espace public.
Affranchi de « toute conception théologique », l’Etat républicain expérimente de nouvelles formes du sacré en opérant un transfert sur les valeurs nouvelles et les journées mémorables de la Révolution, en célébrant le culte de la Raison pour déraciner le christianisme et celui de l’Être Suprême pour sceller l’unité de la Nation. La définition d’une religion nationale a pu être interprétée comme une entorse à l’idéal d’une citoyenneté fondée sur l’exercice du jugement autonome à l’abri de toute forme de dogmatisme.
Dans les années 1880, les républicains entendent retrouver l’inspiration de Condorcet en bâtissant l’école laïque et dans les premières années du XXe siècle, ils redécouvrent les vertus du régime de séparation de l’Eglise et de l’Etat pour protéger la République de toute pression cléricale, tout en garantissant l’expression publique de la liberté religieuse.
Professeur d’Histoire agrégé
Honoraire
[1] voir document PDF joint