Accueil > Nos outils pédagogiques > Documents pédagogiques généraux > Patrick Boucheron : « L’histoire des images est une discipline de (…)
Patrick Boucheron : « L’histoire des images est une discipline de l’émancipation »
samedi 6 janvier 2018
Patrick Boucheron : « L’histoire des images est une discipline de l’émancipation »
Entretien réalisé par Jérôme Skalski
Vendredi, 15 Décembre, 2017 in le Journal « L’Humanité »
Une rencontre en partenariat avec les cycles Cinéphilo.
Auteur de Conjurer la peur (Seuil, 2013) et directeur de la récente Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017), l’historien, spécialiste du Moyen Âge et de la Renaissance italienne, et professeur au Collège de France s’explique sur la force politique des images. Une rencontre en partenariat avec les cycles Cinéphilo.
Dans Conjurer la peur, vous vous attachez à récuser l’idée que l’historien devrait chercher à occuper le point de vue du « géométral de toutes les perspectives », le point de vue de tous les points de vue. Pourquoi ?
Patrick Boucheron
Le temps est révolu où l’on exigeait de l’historien qu’il ne soit, comme le disait Fénelon, « d’aucun temps ni d’aucun pays ». L’histoire ne s’écrit pas en surplomb, comme Cyrus en train d’observer de haut les phénomènes. Personne ne peut être en lévitation, hors-sol, comme s’il n’était pas affecté par l’histoire. Voici pourquoi on ne peut exiger des historiens la neutralité, mais seulement la probité. Ils ont un point de vue et doivent l’expliciter. Ils ont à dire d’où ils parlent, quel est leur sujet, et ce qui les fait sujets de leur sujet. Sujet est un mot qui concerne à la fois la peinture et le pouvoir. Il y a un sujet en peinture mais le pouvoir fait de nous des sujets. C’est la seule vraie mutation méthodologique du XXe siècle : au fond, les historiens d’aujourd’hui n’ont pas radicalement changé leurs méthodes depuis le XIXe siècle. Mais ils sont désormais tenus par l’exigence de l’auto-réflexivité, qui leur vient à la fois de la psychanalyse, des sciences sociales, de la littérature, et également, même si on le sait moins, des sciences expérimentales. Car on se doit d’expliciter à la fois sa position et ses procédures.
Dans Conjurer la peur je parle de peinture. Cette peinture a, d’une certaine manière, une capacité d’emprise sur qui la regarde par le simple fait qu’elle nous propose et parfois nous impose des points de vue. Je tente d’être historien de la mutation entre ce qu’on appelle le Moyen Âge et la Renaissance, rendue visible par l’invention de la perspective. Qu’est-ce que la perspective à un seul point de fuite ? C’est un point de vue monarchique sur le monde. Monarchique au sens propre : c’est, comme le disait Daniel Arasse, le point de vue d’un roi borgne sur le monde. J’ai décrit dans Conjurer la peur une fresque médiévale datant de 1338 où le peintre Ambrogio Lorenzetti développe une perspective multiple. Elle n’est pas réduite à un point de vue unique mais à ce que je me suis permis d’appeler dans mon livre une « démocratie des perspectives ». D’une certaine manière, cette diversité est à la fois un ressort de savoir et une exigence politique. Affirmer la multiplicité des points de vue ne revient pas à perdre le lecteur ou le regardeur, contrairement à ce que l’on veut bien dire. Ce n’est pas désorienter l’intelligibilité de l’histoire. C’est simplement faire justice à une réalité plus diverse, plus polyphonique.
Pourquoi n’utilisez-vous pas le terme de propagande pour caractériser le régime d’images que vous étudiez ?
Patrick Boucheron
Nous sommes obsédés par les images de propagande. Propagande est un mot ancien que, en tant que médiéviste, je pourrais utiliser sans risquer l’anachronisme puisqu’il vient du latin, propaganda fide, qui signifie « propager la foi ». Or « fides » désigne au Moyen Âge la foi et la fidélité. Il s’agit en somme d’un système de représentation qui produit du consentement et de l’obéissance par la croyance politique. En ceci, on peut dire que toute politique d’images est une œuvre de « propagande ». Le mot propagande a cependant été gâché et irrémédiablement compromis par les drames du XXe siècle. Si je dis « propagande médiévale » aujourd’hui, cela crisse à nos oreilles : cela sonne comme un anachronisme, alors que ce n’en est pas un. La propagande des régimes meurtriers du XXe siècle est un mensonge d’État par saturation des images. Mais, en un sens, et Paul Veyne l’a bien montré, ces images ne sont pas faites pour être vues. Pourquoi les gouvernements autoritaires imposent-ils partout l’image du tyran ? Pourquoi cette démultiplication du portrait princier ? Non pas tant pour le faire voir : on finit par ne plus le voir. Mais pour faire croire que l’on est vu. C’est très facile de caricaturer une propagande autoritaire et tyrannique. Timbrer la ville des images d’un despote, d’une certaine manière est déjà en soi ridicule. Cela se voit trop. Mais ce qu’on ne voit pas, et c’est beaucoup plus insidieux, est l’état de surveillance généralisé. Walter Benjamin appelait cela l’aura : elle nous fait lever les yeux vers ce qui nous regarde.
Dans quelle mesure la réflexion historique sur les images du pouvoir du passé, images relativement rares, peut-il être un instrument d’émancipation dans notre contexte caractérisé par la prolifération des images ?
Patrick Boucheron
Ce qu’on associe en général à notre hypermodernité est la prolifération des images qui nous environnent, leur immédiateté, et le fait qu’elles aplatissent le monde. Parce qu’on peut voir sur tous les écrans d’iPhone du monde les mêmes icônes. Tiens, encore un mot médiéval. Voici pourquoi les médiévistes ne sont pas si dépaysés que cela dans le présent, y voyant même par transparence une étrange familiarité. Un auteur comme Marie-José Mondzain, qui est justement une spécialiste éminente des icônes byzantines, et qui étudie donc des choses si anciennes qu’elles ne sont pas censées nous concerner, nous parle pourtant aujourd’hui de notre contemporanéité. Pourquoi ? Parce que les images sont tout le contraire de ce qu’elles nous donnent à voir lorsqu’elles se font passer pour du visuel. Je reprends ici la distinction entre l’image et le visuel qui avait été posée par Serge Daney, grand théoricien et critique du cinéma : le visuel est l’image qui n’a pas de hors-champ ; plate et vide, elle veut nous faire croire qu’elle vit dans un éternel présent. Or, il y a un feuilleté des images, qui forment du passé accumulé. Les images viennent de très loin, à notre rencontre. Être devant les images, comme ne cesse de l’écrire Georges Didi-Huberman, c’est être devant le temps, c’est éprouver ce que c’est, pour le temps, de passer. Songez par exemple aux images du photojournalisme. On se rend compte que certains clichés se dégagent de ce flux d’images qui alimente la déplorable déflation compassionnelle dans laquelle nous vivons, elles s’en dégagent pour nous choquer. Ces images font mouche. Pourquoi ? Parce qu’elles viennent en fait de très loin et arrachent d’un passé très ancien ce qu’Aby Warburg appelait une « formule de pathos », c’est-à-dire une douleur, ou une peur très ancienne. C’est la Pietà, par exemple, que l’on voit derrière la photographie de cette mère syrienne. Cela veut dire que lorsque nous regardons une image du temps présent, lorsque nous croyons être face à face avec l’aujourd’hui, nous voyons en transparence tout un passé qui revient. C’est pour cela qu’on ne perd pas trop son temps, me semble-t-il, quand on est historien des choses anciennes. On ne s’éloigne pas du présent, on lui restitue sa profondeur. Et en lui restituant sa profondeur, on travaille à n’en être pas dupe. On travaille à ne pas se laisser dominer par lui.
Théâtre du pouvoir , l’exposition [1] et le livre que vous préfacez, souligne la continuité existant dans la représentation du pouvoir depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. N’y a-t-il cependant pas une différence entre la représentation du pouvoir despotique ou monarchique et la représentation du pouvoir démocratique ou républicain ?
Patrick Boucheron
L’exposition à laquelle vous faites allusion est une exposition dossier, c’est-à-dire qu’elle a une visée exclusivement pédagogique pour traiter, non pas un grand buissonnement de sujets, mais un seul parti pris. Elle est, vous avez raison de le dire, uniquement anglée sur cette question de voir, comme en transparence, dans l’imagerie actuelle du pouvoir, une forme d’Ancien Régime de la représentation. C’est l’idée de Tocqueville dans l’Ancien Régime et la Révolution. Il y a eu une Révolution, il ne s’agit pas de la nier, mais cette Révolution n’a pas annulé tout ancien régime. D’où la question de la survivance de la théologie politique des deux corps du roi. Cette fameuse fiction fonde toute la théorie moderne de la représentation. La représentation entendue ici dans ses deux sens, figural et politique : dans un tableau comme dans une Assemblée, ce qui est représenté n’est pas là, la représentation figurée ou le représentant politique tient lieu de ce qui s’est absenté. Par conséquent, il y a, dans tout système de pouvoir, même démocratique, un noyau théologico-politique insécable. C’est lui qui justifie par exemple le fait que l’on va attendre d’un dirigeant qu’il incarne la fonction, donc qu’il se façonne une image, une attitude qui rende visible le fait qu’il est conscient du fait que cette fonction l’habite mais le dépasse et qu’elle lui survivra. Il doit rendre tangible le fait qu’il ne confond pas les deux corps du roi et ne se risque jamais à dire « l’État, c’est moi ». Louis XIV ne l’a pas dit mais il l’a pensé très fort : l’absolutisme est l’une des maladies infantiles du pouvoir. C’est moins un régime qu’une dérive. Et elle est toujours un devenir possible de tout pouvoir. Mais vous avez raison de rappeler que lorsqu’on décrit l’histoire de l’iconographie politique ainsi, on ne décrit pas tout. Il y a aussi des prises de pouvoir par l’image. C’est tout l’enjeu de l’histoire de la peinture du XIXe siècle. Voir un tableau de Courbet, y voir des paysans grands comme des rois, voir les sujets populaires prendre la place de la peinture d’histoire, voir les changements de motifs, la démocratisation des paysages, l’élargissement des points de vue, ce que l’on a appelé le réalisme en peinture… Tout cela a créé les conditions d’une autre représentation. On n’est pas condamné à reproduire l’iconographie d’Ancien Régime : il existe bien une iconographie républicaine, il y a des images libératrices, émancipatrices. Cela dit, pour s’émanciper, il faut connaître aussi la force des dominations. Et la force des dominations vient aussi de la ténacité des images, c’est-à-dire de leur capacité à insister. Un peu à la manière de ce que l’on appelle la persistance rétinienne : l’histoire se voit aussi lorsque l’on ferme les yeux et ce que l’on comprend que ce que l’on voit alors vient de très loin.
Comment par exemple caractériser l’image de Marianne, qui vient figurer la souveraineté sans l’incarner à proprement parler ? Cette image du pouvoir politique républicain ne vient-elle pas rompre, comme représentation au sens strict plutôt que présentification, avec l’idée du pouvoir d’Ancien Régime ?
Patrick Boucheron
Oui, bien sûr qu’il y a une rupture. Je ne le nie pas. C’est ce qu’on appelle une allégorie, et Maurice Agulhon en a été l’historien passionné. Mais j’avoue que je ne suis là encore pas si dépaysé que cela, puisque, sans vouloir tout ramener à ma période de prédilection, la naissance de l’allégorie politique, civile et laïque, se produit dans les communes italiennes de la fin du Moyen Âge. Giotto peignait déjà de belles jeunes femmes qui figurent tantôt la Justice, tantôt la Concorde, tantôt la Paix… en tout cas, une belle idée au nom sonore. Cette allégorie est évidemment un procédé iconographique très ancien, d’abord religieux puis laïcisé, dont la République s’est emparée. Marianne évidemment est un tel personnage allégorique. Ce qui est important, c’est de voir que joue un très vieux ressort iconographique mais qui est un ressort d’abstraction. On l’a peut-être perdu de vue, mais il y a un projet politique dans l’abstraction. Il s’agit de donner des traits impassibles et impersonnels à des idées politiques. Que l’image soit offerte et disponible, comme l’agora pour Jean-Pierre Vernant, le lieu vide où se dépose tout pouvoir. Prenez la place de la République à Paris : ce qu’elle offre aujourd’hui, d’ouvert et de démocratique, c’est sa neutralité, c’est qu’elle n’est rien d’autre qu’un dégagement abstrait. Un dégagement disponible pour des appropriations sociales diverses, à inventer. C’est un espace proprement liquide, qui est gris, qui est neutre, qui a la couleur de Paris et donc de son histoire, et qui est un espace à prendre. Vous avez raison d’insister sur la valeur positive de l’abstraction, qui est l’envers de cette propagande par l’image et par la personnification. Ce que montre aussi le petit texte d’introduction à Théâtre du pouvoir est que le fétiche est vide. Lorsque les révoltés parisiens font tomber la statue équestre de Louis XV, Louis-Sébastien Mercier écrit dans ses Tableaux de Paris cette phrase que j’aime beaucoup : « Tout était vide, statue et puissance. » Au moment où l’on fait tomber les fétiches de la domination, on se rend compte qu’on n’obéissait à rien, à du vide, à du creux. En cela, l’histoire des images est une discipline de l’émancipation parce qu’elle nous aide à comprendre que la propagande est toujours réversible. C’est là sa fragilité intrinsèque. Les images du despote peuvent très facilement se subvertir en caricatures d’elles-mêmes, et se retourner comme un gant. Cela va très vite. Et quand c’est fait, c’est fait.
[1] Théâtre du pouvoir, coécrit avec Paul Mironneau et Jean-Luc Martinez est paru au Seuil. Visible à la petite galerie du Louvre jusqu’au 2 juillet 2018.