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« Les combats de Robespierre se rejoignent dans ses références au peuple »

Une interview d’Hervé Leuwers à propos de « son Robespierre »

lundi 8 février 2016

Hervé Leuwers :« Les combats de Robespierre se rejoignent dans ses références au peuple »

Jérôme Skalski :Votre Robespierre tourne le dos aux images traditionnellement attachées au révolutionnaire arrageois. Pouvez-vous nous esquisser l’itinéraire de votre recherche ?

Hervé Leuwers : À l’origine du livre, il y a un bonheur d’archives. C’est la découverte, dans une collection privée et diverses collections publiques, de mémoires judiciaires inédits dans les Œuvres de Robespierre (éd. SER) [1], qui permettaient de porter un autre regard sur le jeune avocat d’Arras ; il était donc possible, encore, de trouver du nouveau sur Robespierre ! La découverte a aiguisé ma curiosité et, par la suite, bien d’autres textes ont pu être mis au jour. Mais l’inédit ne suffit pas ; il convenait également de renouveler en partie la manière d’interroger le parcours du personnage : ne pas réduire sa vie aux années 1793-1794, ne pas céder au tout psychologique, etc. En renouvelant sources et questions, il devenait possible de renverser différentes légendes qui obscurcissent l’image du personnage, mais aussi de mettre en avant des étapes méconnues de son parcours. J’ai ainsi voulu faire le portrait renouvelé d’un homme du XVIIIe siècle, par-delà les légendes qui se sont attachées à lui dès son vivant, et plus encore après sa mort. Cela permet de redécouvrir un homme d’une complexité plus grande qu’on ne l’imagine. Un homme dont chaque étape du parcours dispose d’enjeux propres. L’avocat ou le constituant ne doit pas être compris par l’observation du conventionnel.

Jérôme Skalski :Vous dénoncez, en fait et en pratique, le procédé rétrospectif dans la restitution de son portrait.

Hervé Leuwers : C’est un point de méthode qui me paraît essentiel. Nombre de portraits de Robespierre, particulièrement dans les années 2000, étaient des portraits rétrospectifs. Ils partaient du principe que Robespierre était l’incarnation des années dites de « Terreur », puis essayaient uniquement de comprendre comment l’homme en était arrivé là. Nécessairement, tout ce qui précédait était interprété en fonction d’une fin de l’histoire que pourtant seul l’historien connaît. Le biographe cherchait obstinément l’avocat raté et frustré, le politique humilié, l’homme dont la froideur et la rigidité décourage toute amitié, etc. N’était-ce pas là, le portrait attendu et presque naturel d’un « dictateur » ? Avec de tels a priori, l’homme s’effaçait sous la légende, et tous les enjeux spécifiques aux différentes étapes de sa vie devenaient invisibles. Or, un retour aux sources démontre que les interprétations traditionnelles sont en grande partie des constructions, qui ne s’élaborent pas uniquement sous la Convention et après la disparition de Robespierre, mais dès l’époque de l’Assemblée constituante (1789-1791) ; afin d’approcher l’homme dans sa complexité, de dépasser les légendes noires ou dorées, il faut abandonner toute lecture téléologique et revenir à l’analyse contextualisée de chaque étape de la vie du personnage.

Jérôme Skalski :Les biographies de Robespierre relèvent-elles toutes de ce procédé ?

Hervé Leuwers : Non. Mon travail a d’abord voulu rompre avec quelques biographies récentes, qui étaient des portraits à charge (Laurent Dingli, Jean Artarit...), conçus sans respect des méthodes de la recherche historique. De fait, les meilleures biographies de Robespierre publiées depuis une quinzaine d’années l’ont été en langue anglaise, comme celle de Peter McPhee (Yale university press, 2012). Cela dit, pour les lecteurs français, il existait déjà quelques livres de grande qualité ; outre la récente synthèse de Cécile Obligi (Belin, 2012), j’en citerai trois, qui me paraissent importants à des titres divers. Il y a d’abord le travail de Gérard Walter qui a été commencé dans les années 1930 et a connu sa version définitive en 1961 (Gallimard). Gérard Walter a entrepris un véritable travail d’archives, a découvert des inédits et a su tracer un portrait neuf du conventionnel ; son travail a marqué son temps par sa rigueur scientifique, mais aussi par la qualité de sa langue et son sens du récit. Le deuxième ouvrage que je citerai est la biographie réalisée par Norman Hampson (Montalba, 1982). Initialement publiée en anglais (1974), elle est originale par sa structure. Pour montrer la complexité du personnage, en effet, Norman Hampson en trace différents portraits, qui apparaissent sous forme d’échanges entre un historien-narrateur et trois interlocuteurs : un fonctionnaire, un militant et un pasteur. C’est ingénieux, même si la biographie a rencontré peu de succès en France. Il y a eu aussi le Robespierre d’Henri Guillemin (Gallimard, 1987), qui insiste sur la dimension religieuse du personnage. Après Guillemin, le travail sur Robespierre s’est poursuivi, mais davantage par l’intermédiaire d’articles scientifiques et de colloques que sous forme de synthèses biographiques, pour la France tout au moins.

Jérôme Skalski :Comment donc caractériser le premier Robespierre ?

Hervé Leuwers : L’avocat d’Arras aime la nouveauté et croit au progrès. L’un de ses combats préféré est mené contre ce qu’il appelle les « préjugés » : la mise à l’écart des femmes de la vie académique, l’inégalité devant la loi, l’indignité des enfants naturels, les lettres de cachet... Robespierre est un homme des Lumières ; il n’est pas seulement avocat, il se veut aussi homme de lettres et participe à des concours académiques. Cet engagement pour les Lumières, il le mène également au tribunal. Parmi les premiers combats judiciaires de l’avocat, il y a l’affaire provoquée par l’interdiction d’un paratonnerre à Saint-Omer (1783), car cette nouveauté fait peur ; certains craignent que la foudre, à cause du « conducteur électrique », ne mette le feu à un quartier entier. Pour défendre le possesseur du paratonnerre, Robespierre va mettre en œuvre tout son art, très marqué par sa formation parisienne. À Arras, son style étonne et séduit ; il est inédit. Ses deux plaidoiries, qui ont été unanimement saluées dans la presse nationale, montrent un avocat excellent orateur, habile défenseur des Lumières ; il a, en plus, le sens de la formule et sait convaincre en associant les juges à ce qu’il ressent. Avec force, il soutient que, pour l’honneur de la magistrature, des sciences et de l’Artois, il faut autoriser le paratonnerre de Saint-Omer ; l’interdire, dit-il, ce serait se couvrir de ridicule... Il l’emporte. Très vite, l’affaire du paratonnerre, également défendue à l’écrit par son ami Buissart, entre dans le recueil de causes qui est alors publié par des Essarts. Par la suite, Robespierre défend bien d’autres affaires célèbres [2].

Jérôme Skalski :Derrière ces combats judiciaires et académiques, il y a l’attente de réformes importantes et peut-être, déjà, une attention aux mouvements révolutionnaires ?

Hervé Leuwers : Lorsque Robespierre commence sa carrière d’avocat, les mobilisations publiques autour des erreurs judiciaires qui ont touché Calas ou Sirven sont encore fraîches ; derrière les Voltaire, Élie de Beaumont ou Servan, un combat pour la réforme de la justice a été lancé. Robespierre y participe à sa manière, en prenant la défense de ce qu’il appelle parfois « l’innocence opprimée ». Robespierre croit en cette réforme, comme en beaucoup d’autres. Il sait qu’il vit dans un monde en profond mouvement et fait d’ailleurs parfois référence aux révolutions qui ont, les années précédentes, réussi aux États-Unis et échoué aux Provinces-Unies (nos Pays-Bas actuels). Sur certains points, les combats judiciaires et académiques de l’avocat rejoignent ces combats révolutionnaires menés dans d’autres pays, sans que Robespierre, bien sûr, n’appelle à une insurrection en France. Il dit sa confiance dans Louis XVI jusqu’en 1789 et espère que le monarque pourra faire triompher, dans son pays, les idées de liberté, de bonheur ou de justice.

Jérôme Skalski :À quelle époque Robespierre découvre-t-il Jean-Jacques Rousseau ?

Hervé Leuwers : À partir des documents conservés, il est difficile de déterminer précisément quand Robespierre découvre Rousseau. On ne dispose d’aucun texte de l’Ancien régime qui permettrait de dater cette rencontre intellectuelle. Reste qu’elle a eu lieu dans deux domaines différents et en même temps complémentaires. Le premier est celui de la pensée politique. En juriste, Robespierre apparaît très influencé par Montesquieu, mais son attachement à Rousseau est plus profond et plus affectif. Dans ses écrits, les références au Contrat social sont nombreuses. Pour autant, Robespierre n’est pas un rousseauiste inconditionnel ; il adapte les idées du philosophe à son temps. Sous la Révolution, il veut ainsi croire que la démocratie n’est pas un gouvernement fait pour les « Dieux » et, de plus, ne rejette pas totalement l’idée de la représentation politique. Il précise aussi qu’à la différence de Rousseau, il ne considère pas que les athées doivent être tous rejetés de la société, même s’il dit s’en méfier ; il ne voit pas comment il serait possible d’atteindre la « vertu publique », cet exigeant sens de l’intérêt général, cet oubli de soi, sans la croyance en un Être suprême. Mais Rousseau l’a également influencé d’une autre manière ; le Rousseau que Robespierre apprécie n’est pas seulement celui du Contrat social, c’est aussi celui des Rêveries et des Confessions. Robespierre a lu les textes posthumes de Rousseau, qui font naître un genre nouveau, qui est celui de l’autobiographie. Il a été touché par sa sensibilité. Dans la manière dont le révolutionnaire parle de lui, retrace son parcours, c’est une sorte de tentation autobiographique (à la Rousseau) qu’il laisse parfois transparaître ; comment ne pas souligner, aussi, l’affirmation répétée de sa sensibilité au sort du « peuple » ?

Jérôme Skalski :L’image d’un Robespierre introverti de la légende cadre mal avec la représentation que David donne de lui dans son Serment du Jeu de Paume. Qui est le deuxième Robespierre, jeune député ?

Hervé Leuwers : C’est d’abord un homme qui possède un sens politique particulièrement affûté. Il y a peu de personnages qui, dans les débats qui précèdent la convocation des États généraux, prennent part aux échanges avec autant de maturité et défendent avec autant de conviction des idées déjà formées. À Arras, pourtant, l’homme n’est pas seul à s’engager au printemps 1789. Mais il est l’un des plus déterminés. Alors qu’il est un avocat reconnu, un membre influent de l’Académie de la ville et de l’association des Rosati, alors qu’il a donc beaucoup à prendre, il prend des positions hostiles à la noblesse, à la municipalité d’Arras et aux États provinciaux. Il est de ceux qui permettent au tiers état d’être représenté aux Etats généraux sans les médiateurs traditionnels qu’étaient les Corps constitués. En Artois, les combats politiques ont été particulièrement vifs, et la députation de la province à Versailles apparaît très « patriote », comme celles de Bretagne et de Provence. Robespierre a ainsi été convaincu de vivre une Révolution dès son élection aux États généraux. Cette maturité politique va être reconnue par ses contemporains ; il « est homme en fait de liberté, tandis que plusieurs citoyens n’y sont encore qu’enfants », écrit le Mercure national en avril 1790.

En faisant référence à cette maturité, le Mercure national renvoie aussi aux choix politiques du député, qui sont ceux d’une minorité d’élus. Il est de ceux qui veulent reconnaître à tous les hommes majeurs un droit de citoyenneté complet, qui comprend le droit de vote et celui d’intégrer les Gardes nationales. Il considère qu’on ne peut pas priver de leurs droits ceux qui ont pu participer aux élections des États généraux ; il n’accepte pas que l’on revienne en arrière et, sans revendiquer le droit de vote pour les femmes, entend au moins que chaque homme majeur en dispose. Le député d’Arras revendique aussi et obtient, cette fois, le droit de pleine citoyenneté pour les protestants, pour les juifs et pour les comédiens ; il s’engage aussi pour la défense des libres de couleur dans les colonies, dénonce l’injustice de l’esclavage, s’indigne du spectacle de la peine de mort... Ses combats se rejoignent dans ses références au « peuple », qu’il entend placer au cœur de ses préoccupations ; le mot, bien sûr, est ambigu. Mais Robespierre en joue, et beaucoup de députés lui reprochent alors de prendre la défense de ce petit peuple, qui s’est soulevé au 14 juillet ou en octobre 1789.

Pour beaucoup, les choix politiques de Robespierre sont dangereux, car ils entraînent un refus de condamner certaines insurrections : dans les campagnes, contre les droits seigneuriaux, ou dans les armées, contre les officiers nobles. Alors que nombre de combats du constituant Robespierre seront validés par l’histoire (abolition de l’esclavage, de la peine de mort...), ils sont perçues comme irresponsables. Il n’y a rien là de paradoxal ; pour beaucoup d’élus, qui entendent au plus vite finir la Révolution, Robespierre encourage le désordre. Le député ne se décourage pas pour autant ; avec obstination, pendant toute l’Assemblée constituante, il réclame, et réclame encore, par exemple, l’instauration du suffrage universel masculin. Il veut rester fidèle à ses engagements de départ. Une fois la constitution acceptée, cependant, il décide de la soutenir (1791) ; non pas parce qu’il l’approuve totalement, mais parce qu’il est attaché à la déclaration des droits de l’homme qui la précède. Pour lui, elle est une garantie, qui permet de préserver l’acquis, mais aussi une arme, qui permettra, plus tard, la réalisation complète des promesses de l’été 1789.

Jérôme Skalski :Et c’est dès cette époque, vous le montrez, que naît la « légende noire » de Robespierre ?

Hervé Leuwers : Oui, il ne faut pas attendre la mort de Robespierre pour voir émerger sa légende ; elle commence à se construire dès la Constituante, alors même que la Terreur est encore loin. « C’est bien étonnant, lit-on dans une lettre artésienne d’avril 1790, que l’auguste Assemblée [constituante] conserve dans son sein un monstre tel que Robespierre, qui n’a ni foi, ni loi, ni religion et dont le génie ne respire que sang et carnage ». Dans les années suivantes, cette image va progressivement se renforcer. En même temps, aux Jacobins notamment, le député subjugue son auditoire par la force de ses discours, son désintéressement, son énergie ; des témoins évoquent aussi les larmes qu’il tire de son auditoire. Pour certains, il est « l’Incorruptible » ; pour d’autres, un « monstre ». Dès la Constituante, Robespierre divise ; il est plus qu’un simple député. Il devient peu à peu un mythe vivant, sur lequel circulent des légendes : il serait le neveu du régicide de Louis XV, il voudrait devenir roi, ou dictateur...

Jérôme Skalski :C’est aussi dès ces débuts de la Révolution que Robespierre prend position dans le débat qui va conduire à l’abolition de l’esclavage, en février 1794.

Hervé Leuwers : Dès l’époque constituante, en effet, Robespierre rejette l’esclavage. Certes, contrairement à ce que l’on a longtemps écrit, il n’est pas membre de la Société des Amis des noirs, ce groupe de pression qui milite pour une abolition immédiate de la traite et une suppression progressive de l’esclavage, mais il en partage en grande partie les positions. En mai 1791, il prend à plusieurs reprises la parole à l’occasion d’un débat sur la citoyenneté des « libres de couleur » des colonies ; à cette occasion, il défend leur droit à la citoyenneté et s’oppose à ce que le mot « esclave » soit inscrit dans un texte de loi, car cela équivaudrait à une reconnaissance de l’esclavage, ce qu’il juge impossible et insupportable. Trois ans plus tard, il ne participe pas personnellement au débat de la Convention sur l’abolition de l’esclavage, mais il approuve la mesure.

Jérôme Skalski :Dans ses combats, vous le montrez, Robespierre n’est jamais seul.

Hervé Leuwers :  [3] : Effectivement. Robespierre n’est jamais totalement seul, car d’autres pensent et agissent avec lui. C’est vrai dès l’époque de la Constituante. Sur les quelque mille deux cents membres de cette assemblée, une centaine peuvent être considérés comme des démocrates ; Robespierre est l’un d’eux, comme l’abbé Grégoire ou comme Pétion. Pour autant, ces hommes ne sont pas tous étroitement liés les uns aux autres, ils ne forment pas un parti. Ils se réunissent, ponctuellement, dans des combats communs, de la même manière que Robespierre le fera, avec d’autres, aux jacobins sous la Législative, puis sous la Convention. Dès la Constituante, l’homme forge ses idées politiques, mais aussi les moyens qu’il met en œuvre pour les défendre. Le Robespierre de « la Terreur » ne peut se comprendre sans évoquer ce Robespierre des débuts de la Révolution.


Voir en ligne : La conférence d’Hervé Leuwers à Arras " Robespierre, mythe ou réalité ?


[1Les Œuvres de Maximilien de Robespierre sont publiées sous l’égide de la Société des études robespierristes en dix volumes.

[2Causes célèbres, curieuses et intéressantes de toutes les cours souveraines du royaume, Nicolas-Toussaint Des Essarts, 1789.

[3Professeur à l’université Lille-III, spécialiste de la Révolution française et de la société judiciaire des XVIIe et XVIIIe siècles, Hervé Leuwers est l’auteur d’Un juriste en politique : Merlin de Douai (APU, 1996), de l’Invention du barreau français (EHESS, 2006) et de la Révolution française et l’Empire (PUF, 2011). Son Robespierre (Fayard, 2014) retrace l’itinéraire de l’Incorruptible depuis ses années de jeunesse passées à Arras et au collège Louis-le-Grand (1758-1781) jusqu’à celles de la Convention (1792-1794), en passant par la période où il fut avocat (1782-1789) et constituant (1789-1791).