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les droits et l’état des Bâtards. 1786

jeudi 17 avril 2025, par Alcide CARTON_1

C’est sans doute, l’un des plus beaux textes, à la fois juridique et littéraire que Robespierre ait écrit.
En répondant au concours de l’Académie de Metz, dont il fur le lauréat, Robespierre développe ici un argumentaire dans lequel aujourd’hui — bien évidemment — qui retentira plus tard avec éclat dans toute sa courte vie politique. Qu’il s’agisse de la conception des droits de l’Homme, de son refus des préjugés, de l’idée de Justice et du parti prix des plus faibles, voir de son profond respect pour les femmes.
Certes, le texte est long mais il demeure d’une remarquable modernité et mérite une effort de lecture.
Il est extrait du tome 11 des Œuvres complètes de Robespierre dont on doit la coordination et la présentation à Mme Florence Gauthier.

Observations sur cette partie de la législation qui règle les droits et l’état des Bâtards [1]

27 avril 1786

Ce texte a été retrouvé dans les archives du château de Fosseux par le chanoine Léon Berthe. Robespierre fut élu membre de l’Académie d’Arras le 15 novembre 1783, puis chancelier en 1785, enfin directeur en 1786. Il présenta ce discours à la séance de cette Académie le 27 avril 1786. Quelques semaines plus tard, le secrétaire, Dubois de Fosseux, lui demandait le texte de son discours pour en faire tirer une copie pour l’Académie. C’est cette copie qui a été retrouvée et publiée par les soins de L. Berthe dans Robespierre, Les droits et l’état des bâtards, Académie des Sciences, Lettres et Arts, Arras, 1971.

L. Berthe nous a autorisés à reproduire le texte de Robespierre accompagné de ses notes. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.

Ajoutons que Babeuf, alors correspondant de l’Académie d’Arras, a eu connaissance de ce discours et en a fait un commentaire sensible, accompagné d’un éloge de son auteur : Babeuf, Œuvres, Paris, Bibliothèque Nationale, 1977, publiées par Daline, Saïtta, Soboul. Lettre non envoyée de juin 1786, p. 102 et encore “Lettre à l’Académie d’Arras” du 22 juin 1786, p. 119. FG2.

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Le sujet que je viens d’annoncer honore la Société savante qui le propose à l’émulation publique ; j’ose dire qu’il honorera tous ceux qui oseront concevoir l’idée de le traiter. Quiconque peut fixer son attention sur les idées qu’il présente d’abord à l’esprit, sans être affecté d’un sentiment profond, peut jeter la plume dès ce moment : il n’est point fait pour une pareille tâche.

Travailler à la conservation et au bonheur d’une portion intéressante de l’humanité arracher à la misère et au trépas des milliers d’hommes que leur faiblesse et la dureté des auteurs de leurs jours condamne à périr ; présenter à la fois du gouvernement l’idée et les moyens de tarir une des sources des misères publiques, attacher son nom à un des plus beaux monuments de la législation et s’élever au rang des bienfaiteurs de l’humanité, sans autre autorité que celle de la raison, sans autre puissance que celle du génie, ces idées sont faites sans doute pour élever l’âme et pour enflammer l’imagination.

Ce n’est pas que j’aie eu la folle présomption d’oser prétendre à une si haute destinée : j’ai trop senti combien un sujet si vaste, si délicat, si profond, était au-dessus de mon âge et de mes ressources, mais je n’ai pu me refuser aux charmes qu’il présente à tous les amis de l’humanité. S’il m’est impossible, me suis-je dit, de résoudre cette importante question, il est au moins doux et glorieux de s’en occuper. Essayons jusqu’à quel point ce sentiment impérieux, qui entraîne l’homme sensible vers l’humanité souffrante, peut suppléer à l’étendue des lumières et à la force du talent.

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La première attention du philosophe qui entreprend de traiter cette importante matière, doit être de considérer l’état des mœurs dans le siècle ou dans le pays pour lequel il écrit, parce que son premier devoir et en même temps la véritable difficulté d’une pareille entreprise est de concilier, avec l’intérêt des mœurs, les mesures que l’on peut adopter pour parvenir à ce but intéressant. C’est de ce principe qu’il doit partir, c’est à lui qu’il doit rapporter toutes ses idées, pour rétablir une juste proportion entre les degrés de corruption où les mœurs sont parvenues, et les moyens qu’il croit devoir proposer [2]. On pourrait imaginer un peuple chez qui elles pourraient être encore assez pures pour que l’on ne dût pas même présenter l’idée d’une institution de ce genre ; par exemple, tant que Rome fut vertueuse et libre, quiconque aurait proposé la question que je traite, aurait peut-être mérité l’animadversion du censeur [3].

Mais il n’est pas difficile sans doute de trouver des nations chez qui la corruption des mœurs a déjà fait assez de progrès pour les mettre au-dessus de cette espèce d’inconvénients et pour permettre au gouvernement d’employer des mesures efficaces en faveur des bâtards sans craindre de porter une atteinte funeste à la vertu publique. User avec elles de cette circonspection scrupuleuse, ce serait employer avec un libertin déterminé ces égards délicats qu’exige la pureté d’une vierge innocente et timide. Plût à Dieu que je vécusse dans un temps où le devoir du citoyen lui ordonnât de se taire sur la question qui m’occupe ; mais j’ai jeté un coup d’œil sur les mœurs de ma nation et j’ai cru que je pouvais sans inconvénient plaider la cause des êtres infortunés dont je parle. J’ai même osé espérer que loin de favoriser les progrès du libertinage, les moyens que je proposerais pour soulager leur misère pourraient avoir une heureuse influence sur les mœurs.

Quand la dépravation est parvenue à un certain période, il serait dangereux, même pour les mœurs, que le gouvernement négligeât le soin de pourvoir à la subsistance des bâtards. En vain espérerait-on que la difficulté de les élever en diminuerait le nombre et deviendrait un frein pour le libertinage. Un pareil obstacle arrêterait-il celles que le sentiment beaucoup plus impérieux de la honte et de la crainte d’un opprobre éternel n’ont pu contenir ? Cet inconvénient, ajouté à tant d’autres beaucoup plus effrayants, changera-t-il la pente des mœurs ?

Balancera-t-il l’ascendant des causes puissantes qui entraînent les citoyens aux désordres dont nous parlons ? Non. Les passions existeront encore ; les mêmes circonstances qui les développent et qui les favorisent resteront. Seulement, elles produiront des excès plus funestes ; le nombre des unions illicites ne sera point diminué et les enfants qui en naîtront seront sacrifiés par des parents malheureux que l’indigence ou la honte forcera à les abandonner.

Heureux encore s’ils ne se portent point à un crime dont les conséquences seraient plus dangereuses encore : celui d’oser employer des précautions funestes pour prévenir de leur naissance. Cette réflexion terrible m’est échappée et je ne saurais m’en repentir : nous ne sommes plus dans un temps où il soit nécessaire de jeter un voile sur de pareils désordres et où l’on puisse imiter la conduite du législateur des Athéniens à l’égard du parricide [4]. Ne craignons donc pas de révéler d’affligeantes vérités. Osons donc montrer la vérité dans toute son étendue ; et si nous voulons appliquer un remède salutaire à la plaie des mœurs, ayons le courage d’en sonder la profondeur.

En vain, nous voudrions nous cacher à nous-mêmes que nous en sommes venus à ce point où la société a beaucoup moins à gémir sur les enfants illégitimes qui naissent, que sur ceux qui ne voient point le jour [5].

J’ai presque osé dire que nous sommes réduits à regarder leur naissance comme un des symptômes les moins funestes de l’état des mœurs. Telle est la position où se trouve toute nation chez qui les raffinements du libertinage ont introduit l’affreuse ressource de supprimer à la fois et la preuve et le fruit d’un commerce illicite et ont appris à la pudeur même l’art de perdre l’innocence et d’échapper à la honte par le crime.

Ce que j’ai dit est au moins le tableau fidèle des grandes villes et l’on sait quelle est leur influence sur le reste du royaume [6].

Mais si le gouvernement prenait le parti de refuser sa protection aux bâtards, ne craignons-nous pas que cette conduite ne contribue à accélérer les progrès de ce mal terrible, bien plus qu’à épurer les mœurs ? Nous nous flatterions de ramener les citoyens à la vertu en leur ôtant tout espoir de pouvoir se décharger sur la charité publique des enfants qui naîtraient du commerce de l’amour et nous devrions craindre que ces misères ne les conduisent plus difficilement au sacrifice de leurs plus douces passions, qu’à la tentation de prévenir ces inconvénients par des crimes secrets dont l’horreur est peut-être trop affaiblie par la multiplicité des exemples [7]. Est-il d’un gouvernement sage de placer les hommes entre leurs penchants et leurs devoirs et de compter plus sur leur raison qu’il ne se défie de leur faiblesse ? C’est ce qui m’a fait dire avec confiance que des établissements publics destinés à assurer le sort des bâtards ne pourraient que contribuer au profit des mœurs. Elles n’ont point d’ennemi plus dangereux que le désordre dont j’ai parlé ; c’est là leur véritable fléau. C’est là l’objet important qui doit attirer l’attention de ceux qui peuvent influer sur le bonheur public. La multiplication des bâtards, fut-elle l’effet de nos institutions — ce que je ne crois pas pour les raisons que j’ai déjà indiquées —, cet inconvénient ne saurait balancer ceux dont je viens de parler. Tant que l’incontinence ne produit que ces effets ordinaires et qu’en offensant la loi sociale on respecte au moins celle de la nature, il reste encore de grandes ressources. L’image des suites terribles qu’une faiblesse entraîne forme un puissant contrepoids à la force des plus impérieuses tentations. Celle qu’elles ont égarée peut être ramenée aux vertus de son sexe par ses malheurs mêmes. Elle peut devenir encore une digne épouse, une mère de famille respectable et l’État acquiert au moins des citoyens.

Mais dès qu’une fois on a connu l’horrible secret de déconcerter la nature [8], étonnée de voir le cours de ses lois renversé par le crime, son ouvrage détruit par le crime, dès que l’on a osé se dépouiller de cette sauvegarde précieuse dont elle avait environné la vertu des femmes, et s’assurer le fatal privilège de goûter les douceurs du vice sans en redouter les dangers, tout est perdu : les crimes de la débauche succèdent aux faiblesses de l’amour ; les générations futures sont étouffées dans le silence ; toutes les vertus périssent et le bonheur public est empoisonné dans sa source.

Voilà, voilà les maux qui doivent nous effrayer, et non les inconvénients, ou faibles ou chimériques, des nouvelles institutions que nous pourrions introduire en faveur des bâtards. Ne balançons point à leur tendre une main secourable. Quel titre leur manque-t-il pour obtenir la protection de l’État ? Ils sont innocents, ils sont malheureux ; ils sont hommes, ils sont citoyens. L’humanité, la justice, l’intérêt public, tout impose à la patrie le devoir sacré de veiller efficacement à leur conservation.

Mais quels sont les moyens de remplir ces vues intéressantes ? C’est un grand problème que je vais m’efforcer de résoudre avec tout le zèle que mérite la nature du sujet et avec toute la défiance que m’inspire l’extrême disproportion de mes forces avec la grandeur d’une telle entreprise.

Avant d’entrer dans le détail des moyens particuliers que l’on pourrait imaginer pour assurer l’existence des bâtards, on aperçoit pour ainsi dire à la surface de cette matière des idées générales trop importantes et trop étroitement liées à l’objet de nos recherches pour qu’il soit permis de les négliger.

À peine commence-t-on à appliquer son esprit à la méditation de ce sujet, que l’on voit du premier coup d’œil l’imperfection nécessaire de toutes les mesures que l’on pourrait adopter pour arriver au but que l’on se propose. C’est ici, plus que partout ailleurs, qu’on a lieu de découvrir toute la puissance des mœurs et toute la faiblesse des lois.

Ces réflexions forcent à remonter jusqu’à la source du mal et à désirer qu’on pût l’attaquer dans son principe, au lieu de se borner à en diminuer les funestes effets par des palliatifs insuffisants. En effet, la manière la plus satisfaisante de résoudre l’important problème qui nous occupe serait sans doute de trouver les moyens de diminuer le nombre des unions illicites, qui donnent le jour à des enfants malheureux, dont la vie est attaquée par tant de causes de destruction. Mais cette heureuse révolution ne peut être que l’ouvrage des mœurs. La réforme des mœurs serait donc le premier et le plus avantageux de tous les moyens que l’on pourrait opposer aux funestes abus que nous attaquons.

Concluerai-je de là que je dois proposer sérieusement ce moyen ?

Je m’en garderai bien ; je sais trop combien ces idées sont étrangères à l’esprit de la politique moderne. Je suis d’ailleurs persuadé autant que personne qu’elle entreprendrait vainement cette cure désespérée, et je ne suis point jaloux d’augmenter le nombre de ces inutiles, mais douces et nobles chimères que notre siècle a appelées les rêves d’un homme de bien [9] ; mais je n’en ai pas moins dû présenter cette idée qui appartient nécessairement au sujet que je traite. Il est toujours bon de fixer l’attention des peuples et de ceux qui les gouvernent sur le pouvoir des bonnes mœurs ; il ne saurait être tout à fait inutile de présenter un nouvel exemple de leurs rapports sur l’ordre politique et sur le bonheur social. Si les souverains et les hommes d’État ne peuvent prétendre au bonheur de les changer, ils peuvent au moins leur rendre les services les plus importants par l’empire de leur exemple et par les ressources infinies de leur autorité. Leur influence peut détruire le germe d’une foule de désordres et faire éclore mille vertus. Ceux d’entre eux qui se sentiraient dignes de faire le bonheur public et dont l’attention se tournerait vers l’objet particulier qui nous occupe, pourraient au moins être tentés de se procurer des jouissances si douces. Eh ! quand bien même leurs soins bienfaisants n’auraient qu’une légère influence sur le mal que nous voulons adoucir, quand ils ne feraient que sauver un petit nombre de victimes, l’écrivain qui leur aurait suggéré cette idée ou inspiré ces sentiments, n’aurait-il pas déjà trouvé une assez douce récompense à ses travaux ?

J’oserai même parler de la religion. C’est dans les circonstances semblables à celles-ci que le véritable homme d’État sent la nécessité de l’appeler à son secours, quand il s’agit de remédier aux funestes effets produits par des désordres secrets de leur nature, qui échappent nécessairement à l’autorité des lois. La loi abandonne le citoyen à lui-même au moment où il se renferme dans l’intérieur de sa propre maison ; la religion seule a droit d’y rentrer avec lui ; elle le suit jusque dans l’enceinte de ses murs impénétrables qui le dérobent aux regards de la société. La philosophie est étrangère au peuple ; la religion seule peut le défendre contre sa misère et contre ses passions, et le contenir au milieu des ténèbres.

C’est sous ce point de vue que l’objet de cette discussion a été envisagé par un grand homme qui semble n’avoir été montré au peuple que pour lui faire entrevoir toute L’étendue du bonheur dont il pouvait jouir, dont l’élévation fut le triomphe du génie, de la vertu et de patrie, dont la retraite fut une calamité publique, dont les ouvrages, devenus le code de tous les gouvernements, le consoleront de n’avoir pu achever le bonheur d’une nation puissante, par la gloire d’influer sur le bonheur de toutes les nations et de tous les siècles [10] .

M. Necker, enfin, dans sont Traité de l’administration des Finances, en parlant du gouvernement des hôpitaux, a été conduit par son sujet à quelques réflexions générales sur l’hospice destiné à recueillir les enfants trouvés. Il n’entrait point dans son plan d’examiner la question que nous discutons, mais il semble l’avoir indiquée. Il a entrevu toutes les difficultés. Il paraît croire que les établissements consacrés à cette classe de malheureux, quoiqu’il les regarde comme indispensables, sont nécessairement mêlés de beaucoup d’inconvénients. Plein de cette idée affligeante, il tourne ses regards vers la religion qui, seule, peut prévenir de semblables abus. Il ne peut se défendre de gémir sur les efforts téméraires qu’on a faits de nos jours pour forcer le genre humain à rejeter les bienfaits qu’on lui prodigue. J’oserai leur répéter, au nom de la patrie et de l humanité, au nom des êtres infortunés dont j’ai embrassé la défense, la noble et touchante prière que ce grand homme leur adresse dans l’ouvrage dont je parle :

« Philosophes de notre siècle, contentez-vous d’avoir concouru à dégager la religion des préjugés d’une dure intolérance. Vous aurez un grand tort si vous voulez davantage. Laissez aux hommes, et le frein le plus salutaire, et la plus consolante des pensées. [11] »

J’inviterai pour les mêmes motifs les ministres de la religion, les curés surtout, à déployer toutes les ressources de leur zèle pour arrêter, autant qu’il est, le cours de ces désordres secrets qui donnent le jour à tant de malheureux ou qui exposent leur frêle existence à tant de dangers. C’est ici qu’ils peuvent se regarder comme substitués aux magistrats dont l’autorité reste impuissante. C’est un rôle digne de leurs sublimes fonctions de servir ainsi de tuteurs à ces enfants délaissés et ce doit être pour eux une douce pensée de songer qu’ils peuvent leur rendre les plus importants services, s’ils savent employer avec habilité en leur faveur tout l’ascendant que leur ministère et leurs vertus peuvent leur donner sur l’esprit du peuple [12].

La considération de ces obstacles qui n’ont point échappé à M. Necker et que tout homme qui réfléchira sur cette matière apercevra facilement, n’attache de plus en plus au principe dont j’ai parlé d’abord, que la meilleure manière de remédier à l’abus dont il s’agit ici, est de s’opposer, autant qu’il est possible, à sa naissance. Si l’on remonte aux causes des dangers auxquels les bâtards sont exposés, on verra qu’elles se réduisent à deux principales : la honte et la misère. La honte, qui force les mères à abandonner le soin de leur sûreté, de peur de trahir le secret de leur faiblesse ; la misère, qui ne leur permet pas de pourvoir à leur éducation [13].

Quant au premier de ces deux principes, il faut bien se garder de l’affaiblir : ce serait renverser le plus puissant appui de la pudeur et le dernier rempart des mœurs ; mais l’autre, on peut et on doit toujours l’attaquer.

L’idée de soulager la misère du peuple n’est ni neuve ni recherchée ; mais elle est juste et vraie ; et elle s’applique avec une force particulière au sujet que nous traitons. Pourquoi m’abstiendrais-je d’indiquer un remède au mal qu’il s’agit de guérir ? Parce qu’il serait trop simple ? trop facile et trop salutaire ? parce qu’avec le mal particulier, il pourrait encore en guérir une infinité d’autres ? D’ailleurs, il n’est peut-être pas inutile de ramener souvent l’attention publique sur les principes d’administration les plus évidents, de sortir des idées trop vagues pour les rendre plus sensibles aux yeux des politiques, en montrant leur influence particulière sur tel désordre frappant dont ils n’avaient peut-être pas encore saisi tous les rapports. Enfin, la nature même de mon sujet m’oblige à dire que plus ils s’appliqueront à soulager le peuple et à lui procurer l’exemple qu’ils lui doivent, plus ils diminueront le nombre des victimes dont je parle. La misère corrompt les mœurs du peuple et dégrade son âme ; elle le dispose au crime en étouffant en lui le germe de l’honneur et le sentiment naturel que l’homme a de sa propre dignité. Elle le force à fuir le joug du mariage. Tandis que la nature l’entraîne vers le but de cette union et l’invite à donner le jour à des êtres malheureux auxquels il ne peut donner la subsistance, et lors même qu’ils naissent sous les auspices du lien conjugal, il est souvent réduit à ne voir dans l’augmentation de sa famille que l’accroissement de ses maux ; il maudit le jour qui lui assure le doux, le cruel nom de père ; il ne voit dans ses enfants que des compagnons importuns de sa misère, qui viennent lui enlever le pain qui suffisait à peine pour soutenir sa déplorable existence ! Il les abandonne, il les rejette sans pitié. Les mères, les mères elles-mêmes repoussent avec horreur l’être innocent qu’elles ont porté dans leur sein ; le désespoir a quelquefois changé la tendresse maternelle en fureur. On a vu des mères... non, je n’achèverai point... et j’ai senti au-dedans de moi l’humanité effrayée en voulant tracer ces horreurs [14]. Mais vous qui gouvernez la terre, politiques de toutes les nations, voulez-vous prévenir ces malheurs et ces crimes ? Voulez-vous conserver cette foule de citoyens enlevés à la patrie ? Dites seulement un mot, ordonnez à l’ordre de renaître et il renaîtra. Dites que la misère disparaisse ! et elle disparaîtra avec tous les maux que vous venez de voir sortir de son sein. Ordonnez que le peuple soit soulagé, et il lèvera la tête. Devenu plus heureux et plus utile à la patrie, il donnera la naissance, sous les auspices des lois, à une race vigoureuse qui ne sera point moissonnée dès le berceau et qui croîtra pour augmenter la force et la splendeur de l’État. Hélas ! la philosophie s’épuise à imaginer de beaux systèmes ; l’éloquence s’empresse à les orner de ses couleurs séduisantes ; Mais quand vous le voudrez, on n’aura point besoin d’un si grand appareil pour opérer le bonheur public. Soyez bons. Soyez justes. Soyez hommes enfin ; et il restera peu de chose à faire aux philosophes et aux orateurs.

Tout ce que je viens de dire annonce assez que l’un des moyens les plus salutaires que l’on peut opposer aux abus dont nous parlons, serait d’encourager les citoyens au mariage. Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans le détail de tout ce que l’on pourrait faire pour remplir cet objet ; il me suffit de l’avoir indiqué et d’avoir montré les rapports intéressants qui le lient à celui que nous discutons.

Je m’arrêterai seulement sur une idée particulière qui en dépend, mais qui semble avoir une liaison plus directe avec mon sujet.

Il est impossible de s’occuper des intérêts des bâtards sans porter son attention sur certaines coutumes que l’on peut regarder comme la source la plus féconde des unions malheureuses qui leur donnent la naissance. Je veux parler de ces grands corps de célibataires qui semblent renoncer par état au mariage, sans abdiquer le droit de se soumettre à ses lois. Ce que je dis annonce assez clairement que je n’ai point en vue le célibat adopté par l’Église. Il ne m’appartient pas de renouveler des questions que sa sagesse a décidées et de soumettre à mes raisonnements des objets qui ne doivent exciter que ma vénération. Je ne parle pas même des moines. Mon intention ne saurait être de répéter ici les objections accréditées que l’on a faites tant de fois contre leur multitude et contre leur existence même. Tout cela ne pourrait avoir qu’un rapport très éloigné avec mon sujet. L’espèce d’inconvénients que j’ai ici en vue ne peut avoir aucun rapport avec cette classe de citoyens. La sainteté de leur état et la pureté de leurs mœurs nous rassurent pleinement sur la difficulté des devoirs qu’ils se sont imposés [15].

Mais j’oserai m’expliquer avec liberté sur un objet important qui doit être entièrement abandonné aux recherches de la philosophie.

On l’a dit il y a longtemps : moins il y a de pères et de maris, plus il y a d’ennemis à craindre pour les pères et pour les maris. Les périls que courent la vertu des femmes et l’honneur des filles sont proportionnés au nombre des célibataires à peu près comme le nombre des accidents auxquels les voyageurs sont exposés est en raison de celui des brigands. Toute bonne police doit prévenir également la multiplication des uns et des autres.

De quel œil doit-elle donc envisager ce peuple immense de valets [16], qui fourmille sur les pas des riches et des grands et qui embrasse toujours le célibat avec la servitude ? Un certain préjugé porte les maîtres à leur interdire le mariage ; on les chasse dès qu’ils laissent entrevoir cette fantaisie. Pour moi, je doute que cette politique soit fort avantageuse.

Le mariage est une source féconde de vertus ; il attache le cœur à mille objets respectables, il l’accoutume aux passions douces, aux sentiments honnêtes. C’est une règle puisée dans la nature même ; en devenant père, on devient ordinairement plus honnête homme. Cela est vrai particulièrement de cette classe d’hommes dont je parle. Une femme, des enfants sont des liens puissants qui enchaînent un domestique aux devoirs de son état ; ce sont des garants précieux de la fidélité et de la soumission. Je ne vois pas pourquoi on préférerait à des serviteurs de cette espèce des êtres isolés que l’indépendance du célibat semble inviter à l’indocilité et à la licence, à moins que nous ne craignions de trouver quelques vertus dans ceux à qui nous confions nos intérêts, notre sûreté et le secret de nos familles. Ah ! loin de la détourner du mariage, il serait bien plus sage de l’encourager à cet engagement salutaire ; dussions-nous diminuer leur nombre pour augmenter leur aisance et sacrifier une partie de notre faste à l’humanité, au bien public et à nos véritables intérêts.

Mais comme on ne doit point attendre de chaque particulier ces actes de justice et de sagesse, c’est au gouvernement à réformer l’abus que l’on vient d’indiquer. Il ne s’agirait que de réduire la multitude inutile des valets, soit par une loi directe qui en réglerait le nombre, soit par des taxes considérables qui, pesant sur les funestes jouissances des riches, contribueraient à alléger le fardeau qui accable le peuple [17].

De toutes les lois somptuaires, il n’en est point de plus simple, de plus facile à exécuter, qui présente à la fois plus d’avantages et moins d’inconvénients.

Ce n’est point assez de conserver à l’agriculture, au commerce, aux arts utiles, des hommes que le luxe aurait contribué de leur enlever pour en former un peuple de fainéants, inutiles ou onéreux à l’État, exposés à toutes les tentations de l’oisiveté et de la condition servile, très souvent dociles instruments des passions de leurs maîtres ou ridicules imitateurs de leurs vices et de leurs travers. À tous ces avantages elle en joint un autre non moins précieux, celui précisément qui fait l’objet de nos vœux et de nos recherches : elle rappelle au mariage et aux bonnes mœurs une foule de citoyens que le célibat entraînait au libertinage ; elle diminue le nombre de ces êtres malheureux dont le sort cause nécessairement tant d’inquiétudes et d’embarras à la sagesse du gouvernement et tarit une des sources de ce mal politique qu’il est si difficile d’arrêter dans son cours.

J’aurais aussi examiné les mêmes inconvénients dans un ordre de citoyens beaucoup plus intéressants. J’aurais parlé du célibat des gens de guerre [18]. J’en aurais développé les funestes conséquences ; peut-être aurais-je fait voir qu’il n’est pas impossible de les prévenir ou de les diminuer. Mais il est des abus qui tiennent à tant de circonstances, à tant de petits usages, à tant de préjugés, à tant de passions, qu’il serait peut-être ridicule de les attaquer [19] ; et la vérité doit se taire toutes les fois qu’elle ne peut espérer de se faire entendre.

Toutes les réflexions que nous avons développées jusqu’ici ont principalement pour objet de prévenir autant qu’il est possible les désordres auxquels les bâtards doivent leur existence. Mais il faut porter nos regards plus loin et songer aux moyens de conserver ceux qui naîtront toujours en dépit de tout le zèle et de toute la sagesse du gouvernement, du zèle le plus vigilant et des mesures les plus sagement combinées.

Avant d’examiner ce que nous pourrions faire à cet égard, il paraît naturel de fixer notre attention sur ce que nos lois ont déjà fait. [20]

Elles se sont occupées à réprimer les crimes des mères qui osent attenter à la vie de leurs enfants naturels, et c’est dans le seizième siècle qu’elles prenaient déjà ces précautions extraordinaires qui décelaient un mal déjà parvenu à un excès capable de frapper l’attention du gouvernement. Que l’on songe aux progrès rapides qu’a faits depuis cette époque la corruption accélérée par le concours de tant de causes puissantes et que l’on juge de l’état actuel de nos mœurs.

On connaît l’édit d’Henry II qui oblige les filles à déclarer leur grossesse au Magistrat et à faire constater leur accouchement sous peine de mort dans le cas où leurs enfants viendraient à périr. Des lois postérieures ont ordonné que cet édit fut publié au prône des paroisses de trois mois en trois mois. Des arrêts même assez récents en ont maintenu l’exécution [21]. On a été jusqu’à permettre expressément au juge de faire

visiter les filles qui seraient accusées d’avoir celé leur grossesse ou leur accouchement.

Tout cela prouve avec quelle ardeur on a désiré de mettre les jours des bâtards à l’abri de ces horribles attentats ; et rien n’est plus louable sans doute que le principe de ce zèle. Mais les moyens qu’il a employés étaient-ils ceux qu’il devait adopter ? C’est ce que nous oserons examiner puisque la nature de cet ouvrage nous y autorise et que les grands intérêts que nous discutons nous en font une loi.

Obliger une fille à déclarer sa grossesse au Magistrat, c’est la forcer à publier sa honte, c’est outrager la pudeur et violer le premier principe de la défense naturelle. Car la nature n’ordonne pas plus impérieusement à l’homme de défendre sa vie qu’à une fille de défendre son honneur.

Et dire à celle-ci : si tu tombes, tu viendras me révéler ta chute, c’est comme si l’on disait à l’autre : si l’on vient attaquer ta vie, je t’ordonne de la laisser égorger [22].

Ainsi la loi politique offense ici la loi naturelle : elle s’efforce de marcher au bien public en foulant aux pieds les droits inaliénables de l’humanité ; et par conséquent elle s’égare.

Tout se tient, tout se correspond, en politique comme en morale.

La politique elle-même n’est autre chose que la morale publique.

Le premier objet de la législation et en même temps le plus sublime effort de sa sagesse humaine est d’accorder par une juste combinaison les différents principes qui forment pour ainsi dire les éléments de l’harmonie sociale. Le premier de ces principes, la véritable base sur laquelle repose le bonheur public, ce sont les lois éternelles de la Justice et les règles immuables du droit naturel. Le législateur qui les sacrifie à quelque considération particulière ressemble à un architecte qui enlèverait aux fondations de l’édifice les matériaux dont il a besoin pour le réparer. Il poursuit avec ardeur la réforme d’un abus qui excite son zèle, mais la nature s’oppose à ses efforts et tout son zèle n’a servi qu’à faire éclore une foule de maux plus funestes que celui qu’il voulait prévenir.

Ces principes ne sont point démentis par l’histoire même de la loi dont il est ici question. On peut croire qu’elle a été rarement observée [23].

Comment en effet la peine prononcée par la loi aurait-elle pu déterminer un grand nombre de filles à déclarer leur grossesse aux magistrats ?

Eh ! que pourrait-il leur arriver de pire que d’être réduites à révéler ce fatal mystère ! L’objet même de l’édit devait ôter l’espoir d’en obtenir l’exécution : il suppose que la crainte de la honte sera assez puissante pour forcer les mères à sacrifier leurs enfants à ce sentiment impérieux ?

Comment donc pouvait-on espérer que l’autorité des lois les amènerait aux pieds de l’homme public pour lui faire l’aveu de leur ignominie ?

Il est au moins douteux si cette institution a produit quelques heureux effets ; mais qui pourrait dire les maux qu’elle a causés.

Que ne devait-on craindre d’une fille placée entre la loi qui lui présente des supplices si elle cèle sa grossesse, et l’honneur qui lui montre une destinée plus affreuse que la mort si elle la découvre ? Ne devait-on pas appréhender que cette situation violente ne la conduisit à chercher des moyens funestes pour échapper à ces deux alternatives, pour prévenir l’embarras d’un pareil choix par des remèdes meurtriers [24] ? Oui, si l’on pouvait suivre les traces de ce crime au milieu des ténèbres dont il S’enveloppe, qui sait si nous ne trouverions pas dans cette institution même une des principales causes de ses progrès ? Cette conjecture est au moins vraisemblable et puisée dans la nature des choses [25] .

Ainsi, loin de nous conduire au but que nous nous proposons, cette loi ne fait que nous en éloigner et la sûreté même des bâtards exige qu’on la laisse dans l’oubli.

Peut-être cependant y avait-il un moyen de donner à cette loi un caractère moins déraisonnable et moins opposé aux principes du droit paternel.

Au lieu d’obliger les filles à révéler elles-mêmes leur grossesse, on aurait chargé de ce soin un homme public, à qui son ministère aurait assuré la confiance du magistrat : tout chirurgien qui aurait accouché une fille aurait été tenu, sous des peines graves, de constater par un procès-verbal l’accouchement, aussi bien que la vie ou la mort de l’enfant, et de remettre cet acte au magistrat. On aurait pu ajouter encore à ces précautions en obligeant la mère à lui rendre compte de la manière dont elle aurait disposé de son enfant et à l’assurer de temps en temps de sa destinée ; cette disposition n’eut point offensé le principe de la défense naturelle en forçant la mère à s’accuser elle-même : elle eût rempli le même objet que l’édit d’Henry II, d’une manière plus certaine, parce que son exécution n’eût point dépendu d’une personne essentiellement intéressée à l’enfreindre, et s’il suffisait de trouver un moyen quelconque de prévenir les attentats dont il s’agit, celui-ci pourrait mériter quelque confiance. Mais il faut encore concilier une pareille loi avec les règles de l’équité, de l’humanité et de l’ordre public ; et sous ce point de vue, celle dont je viens de donner l’idée devrait être encore rejetée.

Il y aurait trop d’inhumanité à réduire les filles à la nécessité d’acheter d’un tel prix les secours nécessaires à leur état et de voir dévoiler leur faiblesse par celui-même auquel elles auraient accordé leur confiance ; et d’ailleurs, elles n’en seraient que plus exposées à la tentation de recourir à ces expédients funestes qui nous ont fourni une si forte objection contre la loi d’Henry II.

Heureusement, je crois entrevoir un moyen de rendre cette même loi utile et sage en la modifiant, et de concilier par un juste tempérament les principes de la justice et les droits de la pudeur avec l’intérêt public et la sûreté des bâtards.

Au lieu de condamner les filles à exposer leur état aux yeux du Magistrat, on pouvait, sous les mêmes peines portées par l’édit, exiger qu’elle en fit part à une personne de son sexe, à une de ses proches parentes, qu’elle aurait été obligée de mettre dans la confidence de sa grossesse ou de prendre pour témoin de son accouchement. On se serait assuré de son obéissance à la loi par des moyens doux et humains, comme l’esprit même de la disposition. Alors, les inconvénients disparaissaient et l’on conservait tous les avantages que l’on pouvait espérer d’une institution de ce genre.

Alors la loi ne fait plus à la pudeur une injuste violence en la forçant à venir, la rougeur sur le front, s’anéantir aux pieds d’un homme, aux pieds du censeur austère des mœurs, et de faire inscrire son déshonneur dans les registres publics. On a conduit doucement entre les bras de la personne de sa famille dont elle espère elle-même plus d’indulgence, plus d’attachement, plus de bonté. Le sexe de la confidente, l’amitié, les liens du sang, la confiance particulière de la fille, tout concourt à adoucir la rigueur de l’obligation qui lui est imposée. Si la contrainte à laquelle elle est soumise a quelque chose de dur par elle-même, elle ne peut se plaindre avec justice d’une précaution équitable et modérée que sa faute à rendue nécessaire, qui l’oblige à faire ce que son véritable intérêt lui prescrivait, en la plaçant sous la sauvegarde d’une amie dont l’appui est nécessaire à sa déplorable situation.

Quelle foule d’avantages je vois éclore de cette heureuse institution !

Ces filles infortunées trouveront naturellement une amie et une protectrice dans celle à qui elles auront confié leur fatal secret. Une marque de confiance aussi décisive et qui suppose une préférence si flatteuse sur toutes les autres femmes de la famille, le malheur d’une situation si digne de pitié, l’abandon touchant avec lequel elles remettent leur destinée entre les mains de leur confidente, les liens du sang, l’honneur même du sexe [26], tout parle en leur faveur.

Un sombre désespoir nourri dans la solitude les aurait égarées ; la résolution opiniâtre de dérober leur faiblesse à tous les yeux les aurait entraînées au crime. En versant leur douleur dans le sein de leur protectrice, elles se sentiront ranimées par les consolations de l’amitié, soulagées par les secours, rappelées à la vertu et à l’honneur par ses douces exhortations. Le sort de l’enfant n’inspirera pas moins d’intérêt que celui de la mère ; elle donnera à sa conservation des soins que celle-ci aurait négligés ; elle se regardera comme sa tutrice et lui tiendra lieu de mère ; souvent elle ne se contentera pas d’avoir assuré son existence, elle voudra pourvoir à son bien-être, à son éducation.

Je ne cherchais qu’un moyen de prévenir les dangers qui menacent les jours des bâtards, et je leur ai trouvé des appuis nécessaires pour les préserver de la misère et de cet état d’abandon qui les conduit au désordre. Je vois leurs mères elles-mêmes arrachées au vice et au désespoir. Je vois les nœuds de la nature resserrés par la commisération et la reconnaissance, et la tendre humanité ranimant toutes les vertus par le pouvoir de ses heureuses influences.

C’est ainsi que le bien public est toujours le fruit de la justice et de la modération ; et que, pour les nations comme pour les individus, la vertu est la seule route du bonheur [27]. C’est ainsi que le zèle du bien public est le premier guide des législateurs et que la véritable source des talents de l’administration est dans une âme droite et sensible. Ô humanité ! Ô vertu douce et sublime ! tu enflammerais le cœur des Rois si tu venais à leur apparaître dans tout l’éclat de ta beauté divine. Avec quel mépris, ils abjureraient les lois de la fausse politique si tu voulais déployer à leurs yeux toute la magnifique étendue de ta puissance !

Nous avons une loi relative aux bâtards où l’on reconnaît cet esprit de justice et de sagesse et qui mérite une attention particulière.

Je parle de celle qui leur accorde tous les droits de la légitimité dès que leurs parents viennent à s’unir par le mariage. Les lois romaines ne nous offrent guères qu’une ébauche imparfaite de cette jurisprudence et c’est au droit canonique que nous l’avons empruntée [28]. Telle qu’elle existe aujourd’hui, il est difficile d’imaginer une institution plus conforme aux principes de la raison et aux maximes de l’ordre public. Une pareille loi présente aux citoyens que l’ivresse des passions a égarés, le plus puissant motif de renoncer à la funeste liberté d’un commerce illicite pour se soumettre au joug salutaire du mariage. Elle ne cesse de les rappeler à la vertu par la douce voix de la tendresse paternelle ; elle engage le père à payer la dette de l’honneur et de la nature ; elle arrache la mère à la misère, à l’opprobre et au désordre, tandis qu’elle assure à la fois et la conservation et le bonheur des êtres malheureux qui lui doivent le jour.

Ces derniers avantages étaient trop essentiellement liés à mon sujet pour ne pas n’engager à chercher les moyens de les multiplier, et il me semble qu’il est facile de parvenir à ce but en étendant la loi dont je parle et en la débarrassant de certaines modifications par lesquelles notre jurisprudence restreint les heureux effets.

On prive du bienfait de la législation une classe assez nombreuse de bâtards connus sous le nom de bâtards adultérins : ce sont ceux qui naissent du commerce d’une fille avec un homme marié au temps de leur conception et de leur naissance [29] ; car pour ceux qui doivent le jour à l’adultère d’un homme libre ou marié avec une femme, on sait qu’ils sont toujours réputés légitimes, parce que la loi présume toujours qu’ils appartiennent au mari.

Ce serait sans doute faire beaucoup pour la conservation et pour le bien-être des bâtards que d’étendre le bénéfice de la légitimation à ceux dont je viens de parler, lorsqu’après la mort de sa première femme, leur père épouse la fille qu’il avait rendue mère.

Il était donc intéressant d’examiner si l’on devait en effet supprimer l’exception que la jurisprudence a établie contre eux. J’ai cru voir pour cette innovation de grandes objections et de grands inconvénients.

Ce qui pourrait nous arrêter n’est pas sans doute la raison qu’allèguent les jurisconsultes pour justifier cette restriction défavorable aux bâtards. Le bénéfice de la légitimation accordée aux bâtards ordinaires, disent-ils, est fondé sur une fiction de la loi qui suppose que les auteurs de leurs jours étaient déjà mariés au temps de leur conception, et cette fiction ne peut s’appliquer aux bâtards adultérins, puisque leur père était marié avec une autre femme à cette même époque. Il s’ensuit de là qu’ils ne peuvent prétendre au même avantage.

Mais toutes ces vaines abstractions, toutes ces fictions chimériques, toutes ces formes subtiles de la jurisprudence disparaissent aux yeux de l’administrateur public, devant la loi suprême de l’intérêt général et devant les grands principes de l’ordre politique.

C’est sous d’autres rapports qu’il faut examiner cette question, et une matière aussi délicate exige que l’on balance avec scrupule toutes les raisons qui peuvent contribuer à éclaircir.

Je me figure donc que je l’entende discuter dans le conseil des Rois et il me semble que ceux qui opineraient pour la loi nouvelle parleraient à peu près ainsi :

L’intérêt de l’État s’accorde avec la justice et avec l’humanité pour réclamer en faveur des bâtards adultérins le secours que la loi présente aux autres. Il est vrai que la faute de leur père offre une nuance plus odieuse, mais ils n’en sont pas plus coupables. Il n’est pas moins intéressant pour l’ordre public de pourvoir à leur conservation et d’inviter les auteurs de leur naissance à terminer leurs désordres par une union légitime qui en est la plus salutaire expiation. Dira-t-on que la pureté des mœurs exige qu’ils restent voués à l’abandon, à la misère, à la mort ? Dira-t-on que reconnaître ces enfants c’est donner aux citoyens un scandale public qui leur révèle des crimes cachés et les familiarise avec l’idée d’adultère ? que les légitimer, c’est consacrer l’union coupable dont ils sont les fruits et récompenser les crimes de leurs parents ? Mais ces idées, ajouteront les politiques [30] dont je parle, sont bien plus propres à séduire un rhéteur frivole et un raisonneur superficiel qu’à frapper l’homme d’ État.

Ce qu’on appelle le scandale est une idée relative, qui dépend des circonstances, des temps et des lieux. Ce motif pouvait avoir quelque force dans les siècles reculés où l’on a établi une loi défavorable aux bâtards adultérins ; mais les vues du gouvernement doivent changer avec les temps et suivre le cours des idées et des mœurs publiques . Une idée absolue de perfection, de pureté, ne peut être qu’une source d’erreurs politiques ; et l’administrateur doit imiter la conduite de ce législateur qui donna à sa patrie, non pas les lois les plus parfaites en elles-mêmes, mais les meilleures qu’elle pût supporter [31]. Depuis l’origine de celle dont il s’agit ici, les mœurs nationales ont éprouvé une grande révolution ; les effets du scandale sont aujourd’hui presque nuls pour le public ; et la nécessité d’assurer l’existence des bâtards est devenue beaucoup plus pressante. Dans un temps où, grâce aux progrès de la corruption, l’opinion publique voit l’infidélité des époux avec tant d’indulgence et ne lui laisse pas même le nom de crime, on ne doit pas craindre que la légitimation des bâtards adultérins produise une impression funeste sur l’esprit des citoyens.

Quelques exemples de plus d’un désordre trop commun ne les étonneraient pas. La légitimation des bâtards adultérins leur prouverait la sagesse du gouvernement qui exercerait en faveur d’une race innocente et malheureuse un acte de justice et d humanité que réclame l’intérêt public.

L’idée que cette loi récompenserait l’adultère serait encore plus absurde. Ce n’est pas au père coupable que ce bienfait est accordé, c’est aux enfants malheureux, qui ne partagent point sa faute. Ce n’est pas au commerce illicite que cette faveur est attachée, c’est à l’union légitime qui en répare les suites funestes ; c’est au vœu de l humanité et à l’intérêt public. Des motifs si évidents et si respectables ne pourraient faire naître l’opinion que la loi a voulu récompenser le crime.

S’il en était autrement, il faudrait donc aussi refuser la faveur de la légitimation même aux bâtards ordinaires nés du simple commerce de deux personnes libres, car on pourrait dire, par la même raison, que la loi récompense dans ce cas le libertinage dont ils sont le fruit et cette conduite ne serait pas moins indigne d’elle. En effet, quoique le commerce d’un homme marié avec une fille renferme une circonstance plus odieuse que le simple concubinage, il n’en est pas moins vrai que cette dernière espèce d’union offense les lois et les bonnes mœurs et que par conséquent éblouir par certaines idées de décence, imposantes dans la spéculation, mais qui ne peuvent s’appliquer dans la pratique à l’état actuel des choses ; ce serait courir le risque de sacrifier à de brillantes chimères les avantages solides et véritables de la société. Ainsi parleraient les partisans de la loi nouvelle.

Mais d’un autre côté, je crois entendre un Sully, un Montausier [32], un Necker [33], renverser tout ce beau système par un seul mot : les mœurs.

Non, s’écrieraient-ils. Ne croyons pas que l’empire des idées morales soit tout à fait anéanti même dans ce siècle. Portons nos regards au-delà des cours et des grandes villes, et nous trouverons dans nos provinces, au fond de nos campagnes, des citoyens vertueux pour qui l’adultère est encore un crime [34].

Quoi ! lorsque des citoyens viendront dans le temple se prêter à la face de la religion le serment de la fidélité conjugale, ils viendront en même temps présenter aux pieds des autels les enfants qui attestent les atteintes qu’ils auront portées à la sainteté du mariage ! Ils oseront avouer à la loi même des désordres qu’elle devait peut-être punir, et lui demander qu’elle reconnaisse et qu’elle adopte les fruits du crime qui l’outragent ! Et la loi dégraderait son auguste caractère par cette indécente contradiction ! Non. Sa propre dignité lui interdit cette indulgence dans tous les temps. Elle ne doit s’offrir à l’esprit des peuples qu’avec toute la majesté de la raison. Quand bien même toutes les idées de l’honnête et du vrai seraient effacées dans le cœur des hommes, elle devrait toujours nous retracer leur simulacre. Et si le père de ces bâtards adultérins que l’on voudrait légitimer avait des enfants du précédent mariage, de quel œil verraient-ils la mémoire de leur mère outragée par une adoption qui associerait à leurs droits et à leur fortune les enfants de son injuste rivale ? Quelles fatales semences de haine et de discorde elle va jeter au milieu des familles !

Et ceux qui naîtront du nouveau mariage, quels sentiments s’élèveront dans leurs âmes lorsque, parvenus à l’âge où la raison commence à se développer, ils tourneront leurs regards vers ces frères qui les ont précédés à la vie ? Lorsqu’étonnés de voir leur âge démentir la date du mariage de leurs parents, ils découvriront l’époque et les circonstances de leur naissance ?

Quelle sera la contenance de la mère aux premières questions par lesquelles la curiosité naïve de ses jeunes filles cherchera à pénétrer ce fatal mystère ? De quel front leur parlera-t-elle de la modestie et de la pudeur ? Avec quel succès le père recommandera-t-il à ses fils l’amour des lois et le respect du mariage, lorsqu’ils verront sans cesse sous leurs yeux des preuves vivantes et domestiques de la licence avec laquelle il a profané cette union sacrée ?

Je l’avouerai, Messieurs, cette espèce de preuves me semble appuyée par toute la force du sentiment, et tout le poids des raisons contraires que j’ai proposées ne peut m’engager à franchir cet obstacle.

J’ai cru cependant devoir les développer ; et cette méthode est peut-être la plus propre à répandre la lumière sur les objets qui sont liés à l’intérêt public. C’est à ceux qui tiennent les rênes du gouvernement à décider. Il suffit à un écrivain de leur présenter la question sous tous ses rapports. L’opinion d’un particulier est nulle, mais ses raisons peuvent avoir quelque autorité. Les réflexions d’un homme médiocre suffisent pour mettre l’homme de génie sur la trace des plus importantes vérités et pour le conduire aux institutions les plus salutaires [35].

Au reste, les objections qui ne m’ont pas permis de réclamer pour les bâtards adultérins la faveur de la légitimation par mariage subséquent, ne peuvent s’appliquer à une classe d’enfants naturels auxquels on a cependant contesté cet avantage : ce sont ceux qui naissent de deux personnes non mariées, mais parents ou alliés à un degré qui ne leur permette pas de s’épouser sans avoir obtenu une dispense préalable.

Lorsque, depuis leur naissance, leur père et leur mère s’unissent par le lien conjugal après avoir obtenu la dispense requise, plusieurs jurisconsultes prétendent que ce mariage n’a point la vertu de légitimer leurs enfants naturels, ils nous opposent encore ici leurs fictions de droit ; ils objectent que la loi ne peut présumer qu’ils étaient mariés au temps où ils ont donné le jour à ces enfants parce que cette supposition serait contradictoire avec l’empêchement qui s’opposait alors à leur mariage et qui n’était encore levé par aucune dispense ; d’où ils concluent que la légitimation ne peut avoir lieu, puisqu’elle est fondée sur cette fiction légale qui ne peut trouver ici son application.

Mais on sent trop facilement que de si grands intérêts ne peuvent être abandonnés à la subtilité de cette logique rigoureuse. Un empêchement qui n’est fondé ni sur la loi naturelle, ni sur l’honnêteté publique pouvait être livré par une simple formalité et ne pouvait imprimer à la naissance de ces enfants dont je parle un caractère assez défavorable pour les priver des droits que l’on accorde aux bâtards ordinaires. Il paraît même que la plus saine partie des jurisconsultes a embrassé cette opinion. Mais peut-être la jurisprudence n ’est- elle pas encore fixée d’une manière certaine sur cet objet important [36]. Et en pareil cas, les lois doivent bannir jusqu’à l’apparence de doute, puisque l’incertitude des avantages qu’elles présentent aux citoyens pour les encourager au mariage doit nécessairement diminuer la force de cet appas et les éloigner du but qu’elles se proposent. Il serait donc avantageux de fixer ce point de jurisprudence par une déclaration précise.

Ces réflexions nous conduisent naturellement à l’examen d’un autre usage qui a infiniment d’analogie avec l’objet qui nous occupe.

Une loi de Louis XIII, sage en elle-même puisqu’elle tend à réprimer les mariages clandestins, déclare les enfants qui naîtront des mariages que les parties auront tenu cachés durant leur vie, incapables de toutes successions aussi bien que toute leur postérité [37].

La nature de la tâche que nous tâchons de remplir nous oblige à proposer quelques réflexions sur cette disposition.

Suivant les principes de notre jurisprudence, ces mariages dont elle parle sont valables en eux-mêmes, lorsqu’ils sont d’ailleurs revêtus de toutes les formalités prescrites par les lois et qu’ils n’ont d’autre vice que le secret que les parties ont cherché à leur assurer pendant leur vie. Cet engagement leur donne le titre de mari et d’épouse et les unit par un lien indissoluble ; leurs enfants même ne sont point réputés bâtards, ils ont la qualité d’enfants légitimes. Mais en même temps, elle leur refuse tous les avantages attachés à ce titre ; elle les prive de tous les droits de famille, elle les exclut de toutes successions, tant en directe qu’en collatérale. Elle les traite en effet avec la même rigueur que les bâtards et les abandonne à tous les maux attachés à leur déplorable condition.

Je puis donc les regarder comme appartenant à la classe des malheureux dont je plaide ici la cause. En rendant justice à la sagesse des vues qui ont déterminé le législateur à réprimer la clandestinité des mariages, il est permis d’observer qu’il paraît ici avoir passé le but qu’il se proposait.

Toutes les peines qu’il décernait contre les citoyens qui voudraient dérober leurs engagements à la connaissance du public devaient être personnelles aux auteurs de cette contravention. Il suffisait d’anéantir leurs conventions matrimoniales, de leur ôter tous les avantages civils que leur union pouvait leur procurer. On pouvait leur ôter tous leurs droits à la succession de leurs enfants et même de leurs autres parents, de leur infliger toute autre peine proportionnée à la nature et à l’importance du délit. Mais la justice et le bien public ne permettaient pas d’étendre ces peines sur leurs enfants et de rompre tous les liens qui les attachaient à leur famille et de leur enlever tous les appuis nécessaires à leur faiblesse et de réduire des citoyens innocents à un état de pauvreté et d’abandon aussi contraires aux intérêts de la société.

Quoique les effets de l’usage que je viens d’examiner ne soient peut-être pas infiniment étendus, parce que le cas auquel il s’applique doit arriver assez rarement, cet objet ne nous a pas moins paru digne d’une sérieuse attention. Il n’est point d’avantage, quelque borné qu’il paraisse, qui ne soit intéressant, lorsqu’il s’agit du salut ou du bonheur des hommes. Eh ! si l’on a jugé l’abus dont je parle assez commun pour exciter le gouvernement à le réprimer par des peines sévères, pourquoi ne le serait-il plus assez pour nous engager à assurer l’état des citoyens innocents enveloppés dans la punition des coupables ?

S’il est un cas où il n’est pas permis de dédaigner les plus petits moyens, c’est celui où l’on traite un sujet environné de tant d’écueils et où l’écrivain est toujours réduit à marcher comme dans un défilé étroit entre l’intérêt des mœurs et les droits des bâtards. Les ménagements délicats que lui impose la crainte de favoriser les progrès du libertinage par des mesures outrées ne lui permettent pas d’employer les remèdes les plus efficaces en eux-mêmes, mais les mieux appropriés à toutes ces circonstances. Le véritable objet qu’il doit se proposer est de retrancher en détail les différentes branches d’un abus dont il ne lui est pas permis d’extirper d’un coup les racines.

Il y aurait un moyen aussi simple que naturel de pourvoir à la sûreté des bâtards.

Leur premier malheur est l’abandon cruel où leurs pères ont coutume de les laisser. Contents d’avoir goûté les plaisirs de l’amour, ils disparaissent lâchement dès qu’il s’agit de remplir les devoirs sacrés que la probité et la nature leur imposent ; et la mère, abîmée dans sa honte et dans sa douleur, n’est guère disposée à s’occuper de la conservation d’un enfant malheureux qu’elle regarde comme le triste monument de sa faiblesse et comme le gage certain de son déshonneur.

Ce serait donc un point intéressant de rendre aux bâtards l’appui d’un père en donnant à celui-ci un motif puissant de venir à leur secours.

Mais par quels moyens parviendrons-nous à ce but ? Les lois parleront-elles pour leur ordonner de pourvoir aux besoins de leurs enfants ? Déploieront-elles toute leur sévérité pour les y contraindre ?

Non. La réforme de cet abus est au-dessus de leur pouvoir. L’incertitude qui accompagne toujours la paternité dans le cas dont il s’agit ici les dérobe à leurs poursuites et tous les efforts qu’elles feraient pour franchir cet obstacle porteraient toujours un caractère de violence et d’injustice absolument opposé à cet esprit de modération et d’indulgence qui distingue nos mœurs.

Mais la force de l’opinion, secondée par elles, pourrait peut-être obtenir ici ce que les lois entreprendraient vainement d’arracher [38]. Il s’agit de la diriger vers l’objet que nous nous proposons. Appelons l’honneur à notre secours et nous triompherons de beaucoup d’obstacles.

Quoique l’opinion publique soit bien éloignée de voir d’un œil sévère les faiblesses de l’amour de la part des hommes, elle n’a pas, à beaucoup près, la même indulgence pour cet égoïsme cruel qui porte un père à abandonner sans pitié une fille infortunée qui avait des droits si touchants à sa commisération et à sa reconnaissance, et les enfants malheureux auxquels il doit sa tendresse et sa protection. Regarder une telle conduite comme une lâcheté qui offense et les principes de l’humanité et les lois de l’honneur n’est point un sentiment étranger à nos mœurs et à cet esprit philosophique qui a tant d’influence dans notre siècle.

Ne pourrait-on pas raisonnablement espérer de donner à l’opinion dont je parle une force assez grande pour déterminer puissamment les citoyens à remplir les devoirs de la paternité envers les enfants naturels ? Il me semble que le gouvernement amènera facilement les esprits à ce point s’il veut s’appliquer à développer et à fortifier ici les idées de l’honneur par des moyens à la fois nobles, équitables et modérés [39]. Celui que je vais indiquer me paraît infiniment propre à remplir cet objet ; et s’il n’obtenait aucune confiance, il ne devrait peut-être cette défaveur qu’à son extrême simplicité.

On ordonnerait que tout citoyen qui aurait refusé de pourvoir aux besoins de son enfant naturel – à la réquisition de la mère ou sur la demande de l’enfant lui-même, qui réclamerait les aliments qui lui sont dus – serait condamné à une amende arbitraire proportionnée aux circonstances et à la fortune du père. La loi qui établirait cette peine développerait, avec la noble simplicité qui lui convient, les principes d’humanité, d’honneur, d’ordre public, qui la déterminent à donner cette marque d’indignation aux pères dénaturés qui les ont enfreints. Les jugements des tribunaux chargés de veiller à l’inexécution de ses volontés, nous retraceraient le même esprit et les mêmes principes.

Ainsi, lorsqu’une fille infortunée viendrait réclamer la protection des magistrats contre l’auteur de sa faiblesse et de ses malheurs, ils ajouteraient aux condamnations qu’il est coutume de prononcer en pareil cas, celle de l’amende établie par la loi ; et leur jugement rappellerait au public le motif respectable sur lequel elle serait fondée ; il porterait expressément que pour avoir manqué à la probité et à l’honneur en refusant de reconnaître et de nourrir l’enfant dont il était le père, un tel a été condamné à l’amende [40].

Quiconque aura quelque légère connaissance du cœur humain et des principes qui gouvernent la société, n’aura aucune peine à prévoir les heureux effets d’un pareil usage.

Cette condamnation n’emporterait point infamie : cette peine serait excessive et ne produirait par conséquent aucun avantage ; mais elle laisserait sur celui qui en serait l’objet une espèce de note qui compromettrait sa délicatesse.

Cette mesure publique du magistrat, si conforme aux idées reçues et aux principes de la justice et de l’humanité, ferait nécessairement une vive impression sur l’esprit du peuple, qui aime toujours à retrouver ces maximes sacrées dans la bouche de ceux qui le gouvernent, toutes les fois qu’il reconnaît le langage sincère de la vertu et de l’amour du bien public, et non le faux jargon du charlatanisme ministériel. Elle les accoutumerait à ne plus envisager la cruelle indifférence qui porte un père à abandonner ses enfants que sous l’idée d’une lâcheté méprisable, qui déshonore un homme honnête et généreux. Dès lors, on verrait se former et s’étendre un certain esprit public [41], qui engagerait les citoyens à craindre d’encourir ce reproche odieux. Dès lors, on entendrait moins souvent les tribunaux retentir de ces plaintes intéressantes qui leur révèlent les malheurs de l’amour et l’insensibilité de l’égoïsme. L’honneur, plus puissant que les lois, préviendrait ces tristes réclamations en forçant le père à venir au secours de ses enfants naturels et en mettant cette obligation au rang de ces devoirs sacrés qu’il prescrit avec tant d’empire.

Que serait-ce si, à ces moyens pressants, les souverains voulaient ajouter tout le poids de leur influence personnelle et toute l’autorité de leur exemple ? Que serait-ce s’ils saisissaient quelquefois l’occasion de faire éclater toute l’indignation que leur inspireraient ces vils et cruels procédés dont je parle et de les flétrir de leur mépris à la face de toute leur nation ? Que serait-ce par exemple si ce courtisan superbe et rampant, tout fier d’avoir cent fois outragé l’innocence et profané la beauté trouvait quelquefois dans ces fatales conquêtes dont il se vante, la source d’une disgrâce humiliante et soudaine ? si ce noble courroux du monarque le forçait à s’humilier aux pieds des victimes infortunées dont il bravait le désespoir impuissant et à conserver aux devoirs de la nature, qu’il osait regarder comme indignes de sa grandeur, une partie de cet or funeste qu’il destinait à un faste insolent et à des plaisirs coupables ? Avec quel vif intérêt les peuples n’observeraient-ils pas dans cette conduite de leurs souverains la vivante image des vertus qui font leur bonheur ! Quelle impulsion de tels exemples ne donneraient-ils pas [42] ! Quels obstacles pourraient résister à l’autorité des princes réunie à celle des magistrats et des lois pour faire respecter les droits de la nature et de l’humanité, appuyés d’ailleurs sur les principes de F honneur et sur la force de l’opinion ? Quiconque aura connaissance du cœur humain, pressentira facilement les heureux effets que produirait le concours de tant de causes puissantes et l’idée de ces salutaires institutions excitera nécessairement en lui ou de douces espérances, ou des regrets amers.

Mais ce n’est point assez d’exciter les pères à pourvoir aux besoins de leurs enfants naturels. Je voudrais encore appeler à leur secours la bienfaisance des étrangers et la commisération publique.

Chez les Romains, l’abandon absolu où le gouvernement laissait les bâtards avait forcé la charité des particuliers à s’intéresser à leur destinée, et la seule force de l’humanité avait introduit à cet égard un usage singulier.

Il y avait à Rome, au milieu de la place publique, un monument, appelé la colonne Lactaire, près duquel on réunissait à certaines heures les enfants abandonnés. Les citoyens qu’un sentiment de commisération portait à venir à leur secours, s’assemblaient dans ce même lieu. On laissait aux dames de qualité la liberté de choisir d’abord parmi eux ceux qu’elles voulaient faire nourrir ; et le reste était distribué aux autres particuliers qui voulaient s’en charger [43].

Ce moyen de pourvoir à la conservation des bâtards porte un caractère d’imperfection et présente des inconvénients qui doivent frapper tous les yeux. Ils ne pouvaient convenir qu’à un peuple où le gouvernement négligeait absolument le soin d’assurer l’existence des enfants abandonnés ; et cette circonstance était d’ailleurs, comme je l’ai observé, le véritable principe de ces actes de bienfaisance que je viens de rapporter. Il faudrait donc, parmi nous, chercher des moyens plus raisonnables et plus humains pour intéresser l humanité des citoyens en leur faveur.

Se reposer de ce soin sur les motifs généraux qui peuvent les porter à la bienfaisance, ce serait mettre sa confiance dans un fragile appui et ne pas faire un pas de plus vers le but. Je ne vois donc qu’une seule voie qui puisse nous y conduire : c’est de leur présenter un motif particulier fondé sur le principe même de l’intérêt personnel.

C’est de les unir avec les bâtards, dont ils deviendraient les protecteurs par un lien assez puissant pour les identifier en quelque sorte avec leurs pupilles.

Il est dans le cœur humain un sentiment impérieux qui nous porte à désirer ardemment d’étendre notre existence en donnant l’être à des enfants qui nous fassent revivre dans les générations que nous ne devons point voir. Les yeux qui ne voient naître aucun gage de leur hymen sentent la douceur de leur union empoisonnée par une secrète amertume ; leur douleur inquiète cherche naturellement à adopter un objet auquel ils puissent appliquer les idées et les sentiments de la tendresse paternelle, et s’efforce de suppléer au moins par de douces illusions à la privation des biens les plus précieux que la nature puisse accorder aux hommes.

Tel fut le principe qui porta les Romains à introduire l’adoption, qui donnait à celui qui en était l’objet le titre et les droits qui appartenaient aux enfants véritables et que le peuple considérait en tout comme la fidèle image de la paternité naturelle [44].

C’est cette coutume que je voudrais rétablir parmi nous en faveur des bâtards, non pas telle qu’elle existait chez les Romains, mais modifiée par des différences essentielles. Cette idée paraîtra peut-être bizarre au premier coup d’œil et je sens qu’elle doit faire naître d’abord ce sentiment de surprise qu’excite nécessairement toute idée nouvelle absolument étrangère à nos préjugés et à nos usages [45] ; mais je ne laisserai pas de la développer parce qu’elle me paraît au moins digne d’être examinée. Au reste, je ne dissimulerai pas les objections qu’elle peut essuyer ; j’en présenterai les avantages et je laisserai au public le soin de décider.

L’adoption que je propose différerait de celle qui était admise chez les Romains en ce que chez ce peuple toute personne mariée pouvait se choisir des enfants adoptifs dans toutes les classes des citoyens, au lieu que la nôtre, n’étant introduite que pour contribuer à la conservation des bâtards, ne pourrait tomber que sur ces enfants délaissés. Je croirais devoir cette restriction, non parce que je regarde la coutume dont je parle comme pernicieuse en elle-même, mais parce qu’en matière d’innovations, on doit toujours user de la plus grande réserve, et par conséquent ne pas leur donner plus d’étendue que ne l’exige le motif qui détermine à les introduire.

Les enfants adoptifs auraient les mêmes prérogatives et les mêmes droits que ceux qui tiennent leur état de la nature même ; ils porteraient le nom de leur père, ils participeraient à son rang ; ils seraient les héritiers de ceux qui les auraient adoptés. Leurs droits à ces successions seraient cependant limités par des restrictions importantes. Dans les provinces coutumières, ils ne succéderaient point aux biens patrimoniaux que les lois locales ont substitué en faveur des parents de la ligne ; leurs prétentions seraient bornées aux acquêts et aux biens disponibles. On pourrait même ne leur donner dans cette dernière espèce de biens qu’une portion considérable, telle que la moitié, les deux tiers ou les trois quarts, suivant leur nombre ou d’autres circonstances que le législateur pourrait déterminer. Et ils recueilleraient cette portion sous forme de légitime à titre d’enfants et d’héritiers.

On sens aisément que le motif de toutes ces exceptions serait le principe que j’ai déjà rappelé de ne toucher aux anciens usages qu’autant que le but de la nouvelle institution l’exigeait absolument [46] ? Or, il suffirait à notre objet d’offrir aux parents adoptifs qui n’auraient point d’enfants la perspective de laisser à ceux qu’ils adopteraient leur nom, leur rang, les titres d’enfants et d’héritiers, avec une partie considérable de leur fortune.

Enfin, l’adoption ne serait permise, suivant l’esprit même de cette institution qu’à des personnes actuellement mariées, et ne pourrait avoir lieu que dans le cas où elles n’auraient pas d’enfants.

Telles sont à peu près les principales dispositions qui régleraient le droit nouveau et il me semble qu’avec de pareils tempéraments, cet usage pourrait produire des effets avantageux.

Je prévois toutes les objections qu’on pourra lui opposer et je vais commencer par les prévenir.

Permettre d’adopter des bâtards, dira-t-on, leur accorder un avantage qui sera refusé aux enfants légitimes ! Eh ! Pourquoi non ? Les bâtards sont des hommes, en dépit des préjugés imbéciles qui voudraient les avilir ! Les bâtards sont des citoyens sans reproche ; et ce titre fut porté par les plus illustres de nos héros, par des hommes qui furent en même temps les appuis du trône et les libérateurs de la patrie [47]… On leur accorderait un avantage refusé aux enfants légitimes ? Oui, sans doute. Les enfants légitimes ont une famille, ils ont des pères et des protecteurs. Les bâtards sont privés de ce support ; il faut leur en procurer. Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ménager des appuis aux faibles, des tuteurs aux orphelins, des secours aux malheureux ?

Mais les collatéraux verraient avec chagrin des bâtards leur enlever la succession de leurs collatéraux ; et cet usage relâcherait les liens de la concorde qui doit unir les membres de la même famille !

L’opinion que les collatéraux pourraient adopter sur la qualité des bâtards ne changerait rien à la vérité. L’amitié qui tiendrait à l’espérance d’une succession ressemblerait beaucoup à la cupidité et les chagrins de la cupidité trompée ne sont pas faits pour prévaloir sur les principes de la raison et de l’intérêt public. Je ne doute pas que l’adoption d’un bâtard, comme la naissance d’un enfant, ne pût leur causer quelquefois une douleur très sincère ; il pourrait arriver que souvent ils quitteraient dès ce moment le masque d’une amitié feinte, d’un attachement hypocrite et les dehors d’une complaisance intéressée, et cesseraient d’attendre avec impatience la mort d’un collatéral dont ils convoitaient la dépouille ; mais je ne vois pas que la société en serait beaucoup plus malheureuse.

En un mot, les restrictions que nous avons mises aux droits des bâtards à la succession de leurs parents adoptifs conserveraient à ces héritiers collatéraux des avantages qu’ils ne pouvaient pas même exiger. En effet, la loi naturelle ne leur donne aucun droit au patrimoine de leurs parents collatéraux ; c’est la loi civile qui règle le partage des successions suivant les intérêts de la société. Ils n’auraient donc aucune raison légitime de réclamer contre les dispositions dont il s’agit ici si elles étaient conformes aux principes de l’intérêt public ; et c’est à ce point que se réduit toute la question.

Mais une objection plus sérieuse se présente à ma pensée.

Permettre d’adopter les bâtards, n’est-ce pas inviter les filles à l’oubli de leurs devoirs, par l’espérance de voir leurs enfants parvenir un jour à la fortune ? Ce raisonnement me paraît être du nombre de ceux qui peuvent en imposer jusqu’au moment où ils ont été approfondis. En effet, quand bien même cette institution serait affermie, l’exercice de cette faculté ne serait pas bien fréquent, pour bien des raisons que l’on aperçoit aisément ; et les bâtards qui obtiendraient cette faveur seraient en petit nombre eu égard à la multitude de ceux qui resteraient dans leur premier état. Or, il n’est guère vraisemblable que la perspective d’un avantage si incertain et si éloigné put déterminer une fille à braver les inconvénients terribles de la grossesse et l’opprobre que la naissance d’un enfant illégitime imprime nécessairement à celle qui lui donne le jour. Une telle conduite n’est pas conforme à la nature ni aux principes qui dirigent les actions des hommes.

Ajoutez à cela que l’adoption même de l’enfant ne pourrait procurer aucun avantage à sa mère naturelle ; les prétentions de celle-ci trouveraient mille obstacles, non seulement dans les dispositions de la loi qui rompt toutes relations entre elle et son enfant et ne lui permet pas de prétendre à sa succession, mais surtout dans l’intérêt particulier des parents adoptifs. En effet, comme le premier vœu de ces derniers serait d’établir entre eux et ceux qu’ils auraient adoptés tous les rapports que la nature établit entre le père et la mère de leurs enfants, et de gagner à ce titre toute leur affection et leur respect, leur tendresse jalouse serait nécessairement en garde contre la mère de ces enfants qu’ils regarderaient avec raison comme une rivale trop redoutable, et ils ne manqueraient point de moyens pour la dérober à leur connaissance et pour les empêcher d’entretenir aucun commerce avec elle.

Les effets de la tentation que l’on suppose ici seraient donc ou trop faibles, ou absolument nuls, et l’objection que je viens de combattre serait même destituée de toute espèce de base si l’on ajoutait à la faculté de l’adoption la condition que je vais exposer et qui a l’avantage de dissiper toutes ces vaines difficultés, réunissant encore celui de rendre cet usage plus favorable et plus utile à l’État.

Suivant le système que j’annonce, les enfants adoptés ne pourraient être pris que parmi les bâtards élevés dans les hôpitaux, que le gouvernement aurait établis pour les recueillir. Dans ces hôpitaux, des personnes dignes de présider à leur éducation distingueraient avec soin ceux dont les dispositions heureuses donneraient le plus d’espérance à la patrie, pour les appliquer à des études propres à développer leurs talents [48]. Les sujets qui composeraient cette classe privilégiée seraient seuls destinés à la faveur de l’adoption.

Par là, cet avantage ne serait accordé qu’à des enfants capables d’honorer les familles dont ils deviendraient membres. Il servirait à leur fournir les moyens d’exercer avec éclat des talents utiles à la société, et l’élite des maisons dont je parle pourrait devenir une pépinière de citoyens illustres. Mais comme cette classe serait peu nombreuse et qu’aucune mère ne pourrait compter que son enfant y serait admis, il est évident que cette crainte chimérique d’encourager le désordre par l’établissement de l’adoption ne serait fondée sur aucun prétexte raisonnable.

Au reste, cette dernière condition que je viens de développer ne serait point essentielle à l’institution que je propose [49]. Dans le cas où on la trouverait inutile ou sujette à d’autres inconvénients, aucune raison solide ne pourrait empêcher de permettre indistinctement l’adoption de toute espèce de bâtards.

Enfin, j’observerai que pour rejeter une institution, il ne suffit pas de prouver qu’elle peut entraîner tel ou tel inconvénient, car cette méthode conduirait à anéantir les établissements les plus précieux et les plus nécessaires, puisqu’il n’en est aucun qui ne porte ce caractère de faiblesse attaché à tous les ouvrages des humains.

Ce n’est donc point assez d’arrêter son attention sur les objections que je viens d’exposer : il faut considérer les précieux avantages que l’adoption promet à la société, soit qu’elle satisfasse l’un des plus doux et des plus honnêtes penchants du cœur humain, en consolant les hommes du chagrin de ne point se voir revivre dans leur postérité, soit qu’en offrant à leur sensibilité un objet capable de fixer toute leur tendresse, elle rallume le feu sacré de l’amour conjugal prêt à s’éteindre dans les ennuis de cette triste situation et réveille en même temps l’émulation et l’industrie par le ressort puissant de l’ambition paternelle ; soit enfin qu’elle procure des protecteurs aux faibles, des défenseurs aux malheureux, des soutiens aux familles, un état et des parents à des enfants délaissés qui peuvent devenir les ornements et les bienfaiteurs de la société, dont ils n’auraient été que le fardeau.

Tous les moyens que je viens d’exposer me paraissent dignes d’être adoptés ; leur réunion contribuerait puissamment à la conservation des bâtards. Chacun d’eux considéré séparément produirait des avantages ; et il n’en est aucun que l’on doive négliger dans une matière de cette importance.

Mais il faut faire un pas de plus : il faut adopter une institution qui coûterait au gouvernement beaucoup plus de soins et de dépenses, mais qui aurait aussi des effets beaucoup plus étendus. On sent que je veux parler des hospices destinés à servir d’asile aux enfants abandonnés.

Cette institution existe déjà, je le sais, mais, le dirai-je ? dans un état d’imperfection qui exige toute l’attention du gouvernement, la rend beaucoup plus funeste que favorable à la conservation des bâtards !

Celui qui, le premier, éleva un semblable monument, fit une démarche aussi hardie qu’elle était louable et semble avoir devancé l’esprit de son siècle [50]. La défaveur attachée aux bâtards, le mépris que les préjugés leur imprimaient, l’idée du prétendu scandale attaché à un établissement expressément consacré à leurs besoins, l’opinion où l’on était sans doute qu’une pareille institution pourrait encourager le libertinage, furent autant d’obstacles qui arrêtèrent longtemps le gouvernement. On sentait la violence du mal, on n’osait encore appliquer le remède, et il fallut qu’il fut enfin porté à un excès intolérable pour forcer le gouvernement à cette démarche nécessaire ; il fallut qu’il découvrit et toute l’étendue de la corruption et tous les crimes secrets qu’elle amenait à sa suite, pour franchir enfin les obstacles que tant de préjugés respectables lui présentaient de toutes parts.

S’il est vrai en général que les lois nouvelles supposent toujours un abus qui les a précédées de loin et dont les progrès en ont depuis longtemps fait sentir la nécessité, cela est surtout évident lorsqu’il s’agit d’une institution aussi extraordinaire et qui devait nécessairement trouver tant de résistance dans l’opinion publique et dans la timide circonspection du gouvernement. Cette réflexion, fondée sur la nature même des choses et sur le cours ordinaire des événements humains, est peut-être la meilleure réponse aux objections que certains écrivains ont faites contre cette espèce d’établissements.

Les raisons fondées sur l’intérêt des mœurs, par lesquelles Ils s’efforçaient de les combattre, ont été pesées et senties à l’époque de leur origine bien plus vivement qu’elles ne sauraient l’être aujourd’hui [51]. Elles ont cédé à des considérations supérieures et ce n’est point à nous sans doute qu’il appartient d’être plus délicats et plus scrupuleux que nos ancêtres.

Nous parlons encore de la pureté des mœurs et c’est contre les excès de la corruption qu’il faut nous défendre. Une maladie mortelle exerce ses ravages, la gangrène se déclare par des symptômes funestes, et vous me parlez de la violence des remèdes. Ah ! point de discours frivoles ! Le mal rapide étend ses progrès ; il s’avance à grands pas vers le siège de la vie. Encore un moment et le coup mortel est frappé ! Hâtons-nous, prenons le fer et frappons sans hésiter.

Telle est la conduite du gouvernement dans les besoins extrêmes de l’État.

Des milliers de citoyens périssent ; un monstre, né des excès de la débauche et nourri au milieu des ténèbres, achève de corrompre la génération présente et dévore les races futures ; il étend de jour en jour ses ravages à la faveur des ténèbres qui les enveloppent. Voilà l’ennemi qu’il faut combattre ! Nous sommes perdus si nous sacrifions à des scrupules déplacés les seuls moyens qui nous restent pour les arrêter.

Laissons, laissons la pompe des vaines déclamations, cédons à la voix de l’humanité, au sentiment de nos propres besoins et à la puissance irrésistible de la nécessité [52] .

Mais ce n’est point assez d’avoir senti que ces établissements étaient indispensables. Ce n’est point assez d’avoir ouvert quelques hospices aux enfants abandonnés : il faut prendre les mesures nécessaires pour rendre cette institution propre à remplir l’objet qu’elle se propose. Il faut empêcher surtout qu’elle ne contrarie ouvertement les vues bienfaisantes qui nous ont déterminés à les adopter.

Or, tel est l’état dans lequel elle se trouve aujourd’hui : une simple observation suffit pour mettre cette vérité dans tout son jour.

À peine, dans l’étendue de ce vaste royaume, compte-t-on neuf ou dix hôpitaux destinés aux enfants abandonnés. La capitale même n’en a qu’un seul, bien éloigné de pouvoir suffire aux besoins de cette ville immense, et destiné néanmoins à recevoir ceux qui naissent dans les limites d’un grand nombre de provinces [53] .

Or, il est trop facile de prévoir tous les inconvénients qui résultent d’une pareille constitution.

Des extrémités de vingt contrées éloignées, une multitude d’enfants est transportée chaque jour à cet hospice général. On les entasse sur des espèces de tombereaux. Ces innocentes créatures, dont la fragile existence cause de si vives alarmes à la tendresse maternelle, sont abandonnées à la discrétion d’un rustre chargé de les voiturer dans un espace de cent lieues [54] : est-il besoin de dire quelle est leur destinée ? Presque toutes périssent dans le chemin. À peine quelques victimes, échappées comme par miracle à tant de dangers, arrivent enfin au terme de ces voyages funestes.

Eh ! plût à Dieu que nous puissions conserver quelque doute sur cette effrayante vérité ; mais elle a été soumise à un calcul trop certain ; elle a attiré l’attention du grand homme que j’ai déjà cité, lorsqu’il était à la tête des finances de l’État. Et il nous apprend que dans ce temps-là, on transportait annuellement à Paris, de différents lieux, deux mille enfants abandonnés et qui périssaient sur la route dans la proportion de neuf sur dix. Son âme était faite pour être émue par le spectacle de tant de maux [55]. Il engagea le Roi à défendre ces transports cruels par un arrêt de son Conseil et à ordonner que ces enfants fussent reçus dans les maisons de charité voisines du lieu où ils étaient surpris entre les mains des voituriers.

Mais ces dispositions n’étaient que provisoires ; elles ont cessé d’être exécutées depuis plusieurs années et le mal qu’elles avaient suspendu a repris son cours avec plus de violence [56].

Le nombre des victimes est beaucoup accru depuis cette époque ; et ceux même qui arrivent jusqu’au fatal hospice y trouvent des périls non moins redoutables que ceux auxquels ils ont survécu.

La raison et l’expérience prouvent que les maisons où l’on réunit un trop grand nombre d’enfants ne sont que de vastes tombeaux. La corruption de l’air qui en est la suite inévitable suffirait seule pour y causer les plus funestes ravages. L’impossibilité de donner à ce peuple immense les soins qu’exige sa faiblesse achève de les dépeupler.

Eh ! Comment ceux qui président à leur éducation pourraient-ils pourvoir aux besoins multipliés de tant d’individus entassés dans ces espaces bornés ? Un seul d’entre eux suffirait souvent pour occuper toute la tendresse d’une mère vigilante. Pour exercer de semblables fonctions, il faut être animé par cet instinct de bienveillance et d’intérêt qu’inspire cet âge innocent et faible à celles qui ont coutume de veiller à sa conservation. Mais comment ces gardiens mercenaires pourraient-ils éprouver ici ce sentiment, pour une foule innombrable d’enfants qu’ils peuvent à peine distinguer des autres et dont l’excessive multitude les accable ? Le désespoir de pouvoir remplir cette tâche pénible produit l’insouciance et le découragement ; et une cruelle indifférence vient encore renforcer les inconvénients que produit l’impuissance de porter le poids d’une tutelle aussi étendue.

Ce n’est pas tout. En dépit de tant de causes de destructions, l’hospice des enfants trouvés regorge encore de ces victimes et leur multitude ne laisse point de place à de nouveaux hôtes. On cesse d’en recevoir et cependant de nouveaux essaims continuent d’arriver tous les jours de différents lieux vers cette maison devenue absolument nécessaire aux besoins publics. Au lieu d’un asile, ils trouvent la mort devant les portes fatales qui ne s’ouvrent plus pour eux.

Dans ce cruel abandon, il leur reste cependant une ressource digne de suppléer à celle qui leur est ôtée. Car cet abus incroyable a fait naître un commerce d’un nouveau genre et dont l’objet n’est rien moins que la vie des hommes. Il faut apprendre à ceux qui ne connaîtraient pas le plus curieux de nos usages, qu’aux portes de la capitale, on trouve des hommes qui tiennent des magasins d’enfants abandonnés, qu’ils se chargent, moyennant un salaire convenu, de faire entrer en contrebande dans l’hôpital destiné à les recueillir [57]. C’est à ces mains mercenaires que leur destinée est abandonnée, jusqu’à ce que, par leur adresse ou par les relations qu’ils ont dans l’intérieur de la maison, ils aient trouvé le moyen de leur ouvrir l’entrée de ce gouffre dévorant.

On sent avec quelle attention compatissante, avec quelle tendre sollicitude on doit pourvoir aux besoins d’une multitude d’enfants, dont la conservation est un objet de trafic et dont l’esprit même du commerce exige qu’on se débarrasse au plus vite.

Mais quoi ! Est-ce donc réellement une véritable marchandise dont je parle ? Sont-ce au moins de vils animaux dont j’écris l’histoire ? Non, ce sont des hommes, grand Dieu ! que l’on traite avec barbarie. Oui, oui, ce sont des hommes ; et le mépris qu’on leur témoigne ne m’apprenait-il pas assez que ce ne sont que des hommes ? Des marchandises, de vils animaux obtiendraient plus d’égards. Toutes ces choses valent de l’or à ceux qui les possèdent et l’intérêt est le garant certain des soins qu’on leur donne.

Mais vous, victimes infortunées, quel titre pouvez-vous réclamer en votre faveur ? Vous n’avez que vos malheurs, votre faiblesse, votre innocence, le caractère auguste et les droits sacrés de l’humanité. Vous renfermez en vous le divin flambeau de la raison, le germe des talents et des vertus. Vous pourrez être un jour la gloire de votre pays, le défenseur de l’État, l’appui des malheureux, le fléau des méchants. Voilà tous vos titres. Je ne suis plus surpris de l’abandon où vous gémissez.

Ah ! du moins, si on voulait les mettre sur la même ligne que les animaux utiles : je ne réclamerais pour les établissements destinés à sauver nos concitoyens et nos semblables que la moitié des soins que nous prodiguons à à ceux qui ont pour objet la vigueur et la beauté de nos coursiers [58].

Au reste, cette réforme est devenue absolument indispensable. Si nous voulons du moins être conséquents, les mêmes motifs qui nous ont déterminés à élever des hôpitaux pour les enfants abandonnés doivent nous forcer à étendre et à perfectionner ces établissements, car c’est la même chose de ne leur ouvrir aucun asile ou de ne leur en présenter que de dangereux.

Il eut beaucoup mieux valu, sans doute, se reposer de leur conservation sur les soins de leurs parents. Ils n’auraient pas toujours été dépourvus de tout appui. Mais si vous leur présentez un asile qui n’a aucune proportion avec leur nombre, alors vous assurez la perte de tous ceux qui ne peuvent y trouver place. Vous ne semblez vous en charger que pour les abandonner ; et tandis que les parents, trompés par cet appas, croient les confier à la charité publique, ils ne font que les envoyer à la mort.

Il n’y a point de milieu : il faut fermer absolument ces hospices, ou les multiplier. Le premier de ces deux partis est évidemment impraticable ; il faut donc s’arrêter au second [59].

Un seul hospice ne suffit pas à la capitale : il faudrait donc lui en donner plusieurs. Les besoins des provinces exigent également la multiplication de ces établissements et il est nécessaire d’y fonder de nouvelles maisons spécialement destinées à servir d’asile aux enfants trouvés ou de prendre des précautions pour les faire recevoir dans les hôpitaux consacrés à d’autres usages, en observant une proportion raisonnable entre le nombre de ces nouveaux établissements et les besoins de chaque district pour lequel ils seront élevés. Par là, on prévient tous les inconvénients que j’ai déjà exposés. On ne verra plus une foule innombrable d’enfants périr dans les trajets également longs et pénibles qu’ils étaient obligés de faire pour arriver à un asile très éloigné. Ils ne seront plus exposés à tous les périls qui les moissonnaient dans l’enceinte même de ces maisons où ils étaient entassés en trop grand nombre.

On pourrait prendre une infinité de précautions particulières pour assurer leur conservation, en perfectionnant le régime intérieur des hôpitaux ; mais de pareils détails ne peuvent entrer dans le plan d’un ouvrage de ce genre ; ils sont plutôt du ressort de l’administrateur que du philosophe. Je me contenterais donc d’indiquer ici quelques idées générales.

L’emploi de desservir ces hôpitaux devrait être confié à des femmes, parce qu’elles seules sont susceptibles de cette surveillance active et de ces attentions tendres qu’exige un pareil ministère [60].

Les filles abandonnées devraient rester sous leur tutelle jusqu’à leur sortie de ces maisons, et les garçons jusqu’à l’âge où ils pourraient se passer de ces soins délicats et continuels qu’ils ne pouvaient trouver que chez elles. À cette époque, ils seront remis à des hommes chargés de veiller à leur éducation et de préparer chacun au métier ou à l’état qui lui conviendrait davantage. Il serait facile d’exécuter ce plan en élevant deux édifices destinés à séparer les enfants abandonnés de chaque sexe.

À l’avantage que je viens d’indiquer, cette méthode en réunirait un autre non moins précieux.

Comme la raison exige que les principes de l’éducation physique ou morale soient modifiés suivant la différence des sexes, les personnes auxquelles ils seraient confiés, pouvant réunir presque toute leur attention sur un seul, seraient en état de procurer à leurs élèves des secours plus convenables et plus assortis à leurs besoins [61] ; et on parviendrait plus facilement à suivre et à perfectionner le plan d’éducation qui serait adopté dans les maisons dont je parle.

La méthode de faire nourrir les enfants abandonnés dans les campagnes ne serait pas moins utile, mais il faudrait avoir l’attention de n’en pas confier un trop grand nombre à une seule nourrice. Cet usage ne pourrait que contribuer infiniment à leur donner une santé vigoureuse, et c’est peut-être le seul moyen de prévenir entièrement tous les inconvénients qui résultent de la réunion d’un grand nombre d’enfants dans la même enceinte [62]. On pourrait encore ajouter à ces précautions une attention qui en assurerait de plus en plus les heureux effets.

Comme les enfants dont nous parlons seraient privés dans les campagnes de l’appui que les autres trouvent dans la surveillance de leurs parents, et qu’ils seraient d’ailleurs éloignés des yeux de leurs tuteurs, il serait aussi humain que naturel de leur chercher des protecteurs sur les lieux mêmes. Cet emploi honorable regarderait les curés des villages où ils seraient placés. Ces pasteurs mettraient au rang de leurs premiers devoirs le soin de veiller à la sûreté de ces orphelins ; ils ne dédaigneraient pas de les visiter et même d’entretenir, s’il le fallait, à leur occasion, avec l’administration de l hospice auquel ils appartiendraient, une correspondance qui ne pourrait qu’être intéressante aux yeux de la religion et de l’humanité [63].

On s’efforcerait aussi de procurer aux enfants abandonnés une ressource précieuse dans la bienfaisance des administrateurs de l’hospice destiné à leurs besoins. .

Ces administrateurs seraient toujours choisis parmi les citoyens les plus respectables ; on attacherait à leurs fonctions des distinctions honorables ; le gouvernement traiterait avec eux comme avec les protecteurs naturels des enfants confiés à leur tutelle ; il s’efforcerait de faire naître et d’entretenir parmi eux un certain esprit analogue à la nature de leurs fonctions, qui les porterait à adopter eux-mêmes cette opinion et à mettre une espèce d’honneur à donner à leurs pupilles des marques de leur bienfaisance et de leur affection.

Il me semble qu’il y a une règle bien importante à observer dans le régime des hôpitaux destinés aux enfants trouvés : c’est de prendre toutes les précautions possibles pour distinguer toujours, d’une manière certaine, et pour n’être jamais exposé à confondre un individu avec un autre. Cet abus peut s’introduire aisément dans un hospice nombreux et, pour l’éviter, il faut une attention exacte dont on ne se dispense pas sans ouvrir la porte à beaucoup d’inconvénients.

Premièrement, cette négligence ne peut être que funeste à l’éducation des enfants dont il s’agit ici, puisqu’on ne peut donner à chacun les soins et les secours qui lui conviennent si on le perd de vue et si l’on prend le change sur l’individu qui devait en être l’objet ; alors, les procédés convenables à un élève sont transportés à un autre, dont la situation, le caractère ou la santé exigeaient des procédés contraires ; et ces méprises introduisent la confusion et le désordre dans cette intéressante administration.

L’observation de la règle dont je parle ne serait pas moins importante sous d’autres rapports.

On ne peut pas douter qu’en général, il ne soit plus avantageux à des enfants d’être élevés par leurs parents que par une administration publique, quelque sage et quelque bien réglée qu’on la suppose. L’esprit même de ces institutions exige donc que l’on prenne les mesures convenables pour faciliter le retour des enfants abandonnés entre les mains de ceux qui leur ont donné le jour. Or, le seul moyen de parvenir à ce but est de faire en sorte que l’administration puisse le rendre aux parents lorsqu’ils voudront les réclamer. [C’est ce qu’on ne peut exécuter qu’en [64]. Il est donc très intéressant de faciliter leur retour entre les mains de leurs parents]. Et c’est ce qu’on ne peut faire qu’en prenant des moyens sûrs de le reconnaître et de les discerner constamment depuis leur entrée dans la maison [pour pouvoir les rendre à ceux à qui ils appartiennent lorsqu’il viendront les réclamer]. Cette seule disposition serait la source des plus précieux avantages. Combien de parents, que le changement de leur situation, ou peut-être le remords de la tendresse paternelle avait engagés au mariage, ont été frustrés de cet espoir.

Souvent, le changement des circonstances, ou l’espérance de donner un état à leurs enfants naturels porte les parents à s’unir par des nœuds légitimes, mais lorsqu’ils croient toucher au moment heureux de goûter les douceurs de la tendresse paternelle, ce doux espoir s’évanouit et ils redemandent en vain les objets de leur amour à ces vastes hospices qui les ont reçus. Personne ne peut leur donner aucune lumière sur leur destinée [65]. De pareils inconvénients ôtent à une foule de citoyens l’idée de terminer par un mariage le désordre d’un commerce illicite ; on s’accoutume à regarder les enfants comme perdus au milieu de cette foule d’individus dans laquelle ils sont comme ensevelis ; leur image ne les frappe plus assez vivement pour réveiller en eux les sentiments de la tendresse paternelle ; les pères demeurent livrés au libertinage et les enfants à tous les malheurs de la bâtardise.

Au contraire rétablissez l’ordre que j’indique ; diminuez l’étendue de ces hôpitaux et multipliez-en le nombre, vous rendrez aux citoyens le plus puissant aiguillon qui puisse les exciter au mariage et, aux enfants abandonnés, l’espérance de retrouver un jour un état légitime et des parents.

Au reste, l’administration ne doit pas se croire quitte envers les enfants abandonnés pour leur avoir donné les secours dont ils avaient besoin durant le temps qu’ils devaient passer dans l’hospice. Ses soins doivent embrasser encore le moment où ils sortent ; et c’est alors surtout qu’ils doivent exciter tout son intérêt. La première démarche qu’ils font dans un âge encore tendre et au premier instant où ils sont livrés à eux-mêmes décide souvent de leur destinée ; elle peut rendre inutiles toutes les dépenses qu’ils ont coûtées jusqu’alors à l’État. L’administration doit donc mettre au nombre de ses devoirs le soin de diriger cette démarche.

Il ne faudrait donc pas les renvoyer sans prendre quelques précautions pour s’assurer de ce qu’ils deviendront au sortir de la maison, soit en les plaçant en qualité d’apprentis chez un maître qui aurait la confiance de ceux qui ont présidé à leur éducation, soit en leur procurant quelque autre ressource analogue à l’état auquel ils seront destinés [66].

Je ne pousserai pas plus loin le développement de ces idées. J’ai déjà prévu et combattu toutes les objections que l’on pouvait faire contre l’amélioration du sort des enfants abandonnés. On observera peut-être encore que les établissements que je propose coûteront beaucoup de dépenses au gouvernement. J’en conviens. Aussi, est-ce pour satisfaire à de semblables besoins que sont faites les ressources infinies d’un empire florissant ; et ce n’est jamais sur des dépenses utiles et nécessaires que les peuples gémissent [67].

Les dispositions relatives à la multiplication et au régime des hôpitaux entraîneraient des détails assez étendus. J’entrevois d’ailleurs d’autres moyens qui pourront contribuer à assurer la conservation des enfants naturels. Enfin, pour remplir un pareil sujet, il faudrait aborder encore d’autres questions non moins importantes. J’aperçois encore au-delà de ce terme une vaste carrière où je ne découvre aucune trace d’hommes. Il s’agirait de fixer en général les droits et l’état des bâtards dans la société et dans les familles par les principes d’une législation sage et humaine : mais ce grand ouvrage demande du temps, de l’expérience et du génie.

Et moi qui ai osé présenter ici quelques faibles réflexions sur une matière importante, si je rentre au-dedans de moi-même, je n’y trouve que le sentiment de mon impuissance et la crainte de n’avoir peut-être pas assez respecté le public, en lui présentant le vain babil d’un enfant, dans une matière où il n’aurait dû trouver que les méditations profondes d’un philosophe [68]. Je crois m’apercevoir qu’il ne m’est plus permis de faire entendre plus longtemps ma voix sans inconvénient. Je dois me hâter d’employer le moment qui me reste à réclamer son indulgence pour l’indiscrétion avec laquelle j’ai osé peut-être l’entretenir trop longtemps. Ma seule excuse, je l’avoue, est dans la nature du sujet que j’ai traité et dans le sentiment qui m’a déterminé à le choisir. J’ai parlé à des hommes des maux de l’humanité. Cette circonstance peut faire oublier bien des torts.


[1Sur la copie, le titre du discours est précédé des mentions : Séance du 27 avril 1786 – Maximilien de Robespierre, chancelier de l’Académie, fit l’ouverture de la seconde séance par le discours suivant.

[2Voir l’Esprit des lois de Montesquieu, spécialement le livre 19 : « Des lois dans le rapport qu’elles ont avec les principes qui forment l’esprit général, les mœurs et les manières d’une nation. »

[3Comparer avec ce qu’écrit Montesquieu, Esprit des lois, livre 23, chap. VI : Des bâtards dans les divers gouvernements : « Dans les républiques où il est nécessaire que les mœurs soient pures, les bâtards doivent être encore plus odieux que dans les monarchies. On prit peut-être à Rome des dispositions trop dures contre eux... ».

[4Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, art. Parricide ou Patricide : « Solon, interrogé pourquoi il n’avait point prononcé de peine contre les parricides, dit qu’il n’avait pas cru qu’il pût se trouver quelqu’un capable de commettre un crime si énorme. »

[5« Lent mais sûr progrès de la contraception, telle est la caractéristique générale de la. période 1765-1789 », (J. Dupaquier et M. Lachiver, Sur les débuts de la contraception en France ou les deux malthusianismes, dans Annales E.S.C., 1969, p. 1401). La limitation volontaire des naissances était pratiquée déjà en France en dehors même des grandes villes, les travaux récents de démographie historique l’ont bien montré. Il reste que la netteté avec laquelle Robespierre en parle est remarquable. À ce point de vue, son Mémoire fait contraste avec l’article « Enfant trouvé » de Desbois de Rochefort dans l’Encyclopédie Méthodique qui n’en souffle mot.

[6Plus encore que son ami L. S. Mercier (auteur du Tableau de Paris), Restif de la Bretonne fulminait contre la corruption des grandes villes : ce serait étonnant que Robespierre n’ait lu aucun de ses livres (Le paysan perverti, 1776, les premiers vol. de ses Contemporaines, etc.). De son côté Necker écrit (De l’administration des finances de la France, t. I, p. 216) : « Les célibataires des villes, dût-on les considérer comme entièrement étrangers aux races futures, composent jusqu’à présent une trop petite portion des habitants du Royaume, pour arrêter les progrès de la population : ce qui deviendrait véritablement dangereux, ce serait la corruption des mœurs dans les campagnes, la crainte d’être père, et l’abandon dénaturé des enfants dans ces lieux d’asile où la mort fait tant de ravages : ce sera peut-être un des maux de l’avenir, et l’on aperçoit déjà les indices d’un coupable relâchement.  »

[7« Déjà les funestes secrets inconnus à tout animal autre que l’homme ont pénétré dans les campagnes », écrit Moheau dans ses Recherches et considérations sur la population de la France, ouvrage paru en 1778 : il est possible que Robespierre l’ait eu entre les mains.

[8« Il se répand un bruit, peut-être trop fondé, que les hommes grossiers dans le sein même du mariage ont trouvé l’art de tromper la nature », écrivait déjà en 1756 l’abbé Coyer dans ses Bagatelles morales.

[9L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) — auteur du Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe et de combien d’autres projets envers lequel Robespierre, comme Rousseau, mais à la différence de Voltaire, ne cache pas une certaine sympathie.

[10Necker avait écrit dans son Éloge de J.-Baptiste Colbert (1773) : « Les grands Hommes sont continuellement poursuivis par ceux qui sont avides de s’élever ; ils ne sont défendus que par cette multitude qui ne lutte point contre eux, ou par ces personnes qui, justes par caractère, mettent la vérité avant leur propre gloire ». Directeur général des Finances depuis juin 1777, Jacques Necker fut congédié en mai 1781 après la publication de son Compte-rendu au Roi. Dans l’introduction de son Histoire de l’Assemblée Constituante, Lacretelle reconnaîtra lui-même : « La retraite de Necker fut un deuil public, nul ministre en France n’avait joui d’une telle popularité ».

[11Necker, De l’administration des Finances de la France, t. II, chap. XVI, Recherches relatives aux hôpitaux du Royaume, p. 200.

[12Dans tout ce paragraphe, Robespierre suit fidèlement Necker (op. cit., pp. 199-200) qu’il répète parfois presque mot pour mot : .…. « je ne puis m’empêcher d’inviter les curés de tous les ministres de l’Église à redoubler de zèle pour détourner, par leurs instructions, de ces crimes secrets contre lesquels les lois ont si peu de pouvoir... ».

[13§ Desbois de Rochefort : « La cause la plus générale et la plus exacte de cette progression, c’est la misère qui, pendant de longues années, s’est appesantie sur le petit peuple, et que les efforts bienfaisants du prince qui nous gouverne n’ont pas encore pu soulager » (Art. « Enfant trouvé » de l’Encyclopédie Méthodique).

[14§ Montesquieu, au chap. XVI du livre 12 de son Esprit des lois : « Lorsque la magistrature japonaise a fait exposer dans les places publiques les femmes nues et les a obligées de marcher à la manière des bêtes, elle a fait frémir la pudeur ; mais lorsqu’elle voulut contraindre une mère.., lorsqu’elle a voulu contraindre un fils..., je ne puis achever, elle a fait frémir la nature même. »

[15Robespierre ne semble pas nous avoir livré toute sa pensée concernant les moines. Rappelons que le procès intenté à l’abbaye d’Anchin est toujours en cours au printemps de 1786. À rapprocher ses propos de ceux de son Mémoire pour François Deteuf (imprimé en 1784) : « … Les Religieux en général peuvent même voir d’un œil indifférent la célébrité de cette étrange affaire. Que l’équité du public éclairé les rassure contre la malignité de leurs détracteurs. Les vices d’un particulier, les torts même d’une communauté entière n’effacent point à ses yeux les vertus qui brillent dans tant de monastères » (etc.).

[16Voir J.-J. Rousseau, Émile, livre second : « … je veux élever Émile à la campagne loin de la canaille des valets, les derniers hommes après leurs maîtres, loin des noires mœurs des villes. » - Selon un contemporain, l’abbé Méry (cité par C. Bloch, L’assistance et l’État en France à la veille de la Révolution, p.23), il y avait à Paris plus de 50 000 laquais, tous fils de paysans.

[17Parti en guerre lui aussi, au chap. 14 de son Tableau de Paris (1781), contre « cette armée de domestiques inutiles », L.S. Mercier avait écrit : « Il est bien incroyable que l’on n’ait point encore assujetti à une forte taxe ce nombreux domestique enlevé : l’agriculture. » On saisit la hardiesse de Robespierre qui préconise un impôt payé par les maîtres. Quant au célibat des domestiques, comme réalité habituelle, Mercier ne parle pas.

[18On verra que Boumard, marié il est vrai et père de famille, n’y fait aucune allusion.

[19Montesquieu, dans la préface de l’Esprit des Lois : « On sent les abus anciens, on en voit la correction, mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal si l’on craint le pire ; on laisse le bien si on est en doute du mieux » - À l’époque, les partisans du célibat des « gens de guerre demeuraient nombreux, tel L. de Boussanelle, maître de camp de cavalerie, membre de l’Académie de Béziers, qui, dans ses Réflexions militaires (Paris, 1764), souhaite qu’on interdise le mariage à tous les officiers, sauf aux riches ou à ceux qui le deviennent en se mariant.

[20C’est l’esprit qui anime le grand ouvrage de Bernardi : Essai sur les révolutions du droit français, pour servir d’introduction à l’étude de ce droit.., paru en 1785.

[21Après la Déclaration royale du 25 février 1708 portant que l’Édit serait publié de trois mois en trois mois au prône des messes paroissiales, C. Bloch, op. cit, p. 100, note un arrêt du Parlement du 17 juin 1740. A. Dupuis signale l’application de cette législation à la Martinique par une ordonnance du 8 septembre 1784 (Le Vieux Papier, fasc. 228, oct. 1968, p. 244). La déclaration du 25 février 1708 a été enregistrée par le Conseil d’Artois le 2 octobre suivant. On la trouve reproduite in-extenso - ainsi que l’édit de Henri II - dans le Rituel à l’usage du diocèse d’Arras publié par l’évêque Jean de Bonneguise en 1757 (pp. 619-622). Est-ce à dire que les curés artésiens obéissaient scrupuleusement à ses prescriptions vers la fin de l’Ancien Régime ? Nous n’oserions l’’affirmer.

[22« Quant à la loi qui oblige les filles de révéler, la défense de la pudeur naturelle dans une fille est aussi conforme à la nature que la défense de sa vie ; et l’éducation a augmenté l’idée de la défense de sa pudeur et a diminué l’idée de la crainte de perdre la vie. » (Montesquieu, Réponse aux objections de Grosley, 1750).

[23Non seulement les infractions (recels de grossesse, expositions d’enfants) ont été extrêmement nombreuses, mais les magistrats eux-mêmes ont le plus souvent, et de plus en plus, reculé devant l’application de la peine prévue, la mort ; voir déjà les exemples donnés par C. Bloch, op. cit., p. 100.

[24Au chap. 31 (Des délits difficiles à prouver) de son Traité des délits et des peines, Beccaria écrivait : « L’infanticide est encore l’effet presque inévitable de l’affreuse situation où se trouve une infortunée qui a cédé à sa propre faiblesse ou à la violence ; d’un côté l’infâmie, de l’autre, la destruction d’un être incapable de sentir, voilà le choix que les lois lui laissent à faire : doutera-t-on qu’elle ne préfère le parti qui la dérobe à la honte et à la misère, elle et le triste fruit de ses plaisirs ? »

[25Desbois de Rochefort conclut de même - mais sans aller plus loin - : « Quoi qu’il en soit, l’Édit de Henri II, dont l’objet le plus apparent était d’empêcher les expositions, a peut-être mis les mères mal intentionnées dans le cas d’étouffer promptement le germe ; et son effet principal a peut-être été d’obliger de couvrir ce crime, ou celui de l’exposition, des plus épaisses ténèbres. Si le législateur eût commencé par consulter le cœur d’une mère, il eût probablement établi d’autres moyens, ceux par exemple qui auraient facilité à l’excessive indigence le soin de ses enfants. ». (Art. « Enfant trouvé » de l’Encyclopédie Méthodique)

[26Un point sur lequel Robespierre se sépare de Rousseau, antiféministe affirmé, pour se situer dans la ligne de l’Abbé de Saint-Pierre (Projet pour perfectionner l’éducation des Filles, 1730), de Mme Leprince de Beaumont, Mme de Genlis (Adèle et Théodore, 1782), etc.

[27« Il n’est point de route plus sûre pour aller au bonheur que celle de la vertu », écrivait J.-J. Rousseau (cité par R. Mauzi, L’idée du bonheur au 18 ? siècle, Paris, p. 602). À vrai dire, ce thème - qui se retrouve aussi dans le D. sur les peines infamantes (« La vertu produit le bonheur comme le soleil produit la lumière ») - est fréquent déjà chez Sénèque, notamment dans sa lettre 27 à Lucilius. Mais l’influence de l’école stoïcienne sur Robespierre n’est plus à démontrer.

[28Durand de Maillane, Dictionnaire de droit canonique et de pratique bénéficiale, art. « Légitimation » (3* édit., Lyon, Duplain, 1776, t. III, pp. 459-460) montre en effet comment, en prenant appui sur la décrétale qui filii sunt legitimi, s’est formée la maxime reçue depuis le 12 ? siècle dans l’Église, reconnue ensuite par le droit civil en France « que le mariage subséquent légitime de droit les enfants nés auparavant, de manière à les rendre entièrement semblables à ceux qui sont nés constante matrimonio. »

[29Durand de Maillane, op. cit., p. 459 : « le mariage subséquent ne produit pas ces effets si les enfants sont nés ou s’ils ont été conçus avant le mariage, dans un temps où le père et la mère, ou l’un des deux, n’étaient pas libres, soit qu’ils fussent mariés ou qu’il y eut entr’eux quelqu’autre empêchement qui les empêchât de s’unir alors par le mariage ». Ayant fait siennes ces restrictions du droit canonique, la législation française requérait aussi « que le père et la mère fussent libres de se marier au temps de la conception de l’enfant, au temps de sa naissance et dans le temps intermédiaire » (Art. « Légitimation » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert).

[30Cf. Esprit des lois, livre 19 : Des lois dans le rapport qu elles ont avec les principes qui forment l’esprit général, les mœurs et les manières d’une nation.

[31Cf Esprit des lois, livre 19, chap. XXI : « On demanda à Solon si les lois qu’il avait données aux Athéniens étaient les meilleures. Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu’ils pouvaient souffrir. »

[32L’Éloge de Maximilien de Béthune, duc de Sully, avait été mis au concours par l’Académie Française en 1763, comme elle avait mis, en 1773, celui du « sévère » Montausier. Choisi comme précepteur du Dauphin, ce dernier n’avait eu qu’une pensée selon le lauréat Lacretelle, l’élever « dans les maximes d’une probité inflexible. »

[33Necker, De l’administration des finances de la France, introduction, pp. XIII-CIV : « une vérité importante, c’est que l’administration des finances peut avoir la plus grande influence sur les vertus sociales et sur les mœurs publiques. Celui qui, en occupant cette place, ne la considérera point sous ces nobles rapports, ne s’élèvera jamais à la hauteur des devoirs dont il a pris la charge et n’en découvrira pas l’étendue. »

[34Dans La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques a mis, lui aussi en relief le contraste entre Paris et la province. Dans la capitale « l’adultère n’y révolte point. On n’y trouve rien de contraire à la bienséance (...). On dirait que le mariage n’est pas à Paris de la même nature que partout ailleurs. C’est un sacrement, à ce qu’ils prétendent, et ce sacrement n’a pas la force des moindres contrats civils. » (2e partie, lettre XXI à Julie).

[35Cf. Garnier, L’homme de lettres, Paris, 1764, chap. VI : De l’utilité des gens de lettres : « … Qui peut mieux qu’eux reconnaître ces qualités primordiales que les hommes tiennent de la Nature, sentir la pente qu’ils ont à tel vice en particulier et employer les moyens propres à les ramener à la vertu voisine ? Ces moyens sont les lois, l’éducation, les livres et l’exemple » (p. 155).

[36On s’en rend compte en parcourant les ouvrages que Robespierre a dû consulter lui-même : l’Essai sur les Révolutions du droit français de Bernardi, les Institutes au droit criminel ou principes généraux sur ces matières suivant le droit civil, canonique et la jurisprudence du Royaume de Muyart de Vouglans, aussi bien que les Mélanges de jurisprudence de P.-L. Lacretelle.

[37Il s’agit de la Déclaration royale du 26 novembre 1639 (enregistrée le 19 décembre) sur les formalités du mariage, les qualités requises, le crime de rapt, etc. reproduite dans J.-B. Denisart, Coll. De décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle, $ édit., t. II, Paris, 1766, pp. 150-151.

[38« …la plupart des étrangers, par des motifs différents, ont peine à se faire une juste idée de l’autorité qu’exerce en France l’opinion publique : ils comprennent difficilement ce que c’est qu’une puissance invisible qui, sans trésors, sans garde et sans armée, donne des lois à la ville, à la Cour et jusque dans le palais des Rois » (Necker, De l’administration des finances de la France, t. I, Introduction, pp. LXI-LXII).

[39« Les lois de l’éducation seront donc différentes dans chaque espèce de gouvernement : dans les monarchies, elles auront pour objet l’honneur ; dans les républiques, la vertu ; dans le despotisme, la crainte. » (Esprit des lois, livre 4, chap. I). Robespierre ne met pas en cause le gouvernement monarchique de son pays.

[40Les auteurs demandant que les parents qui ont déposé leur enfant dans un hôpital soient astreints au paiement de sa nourriture ne manquent pas ; par contre l’idée d’une amende infligée au père, à la requête de la mère ou de l’enfant et réglée par une loi, nous paraît propre à Robespierre.

[41L’expression « esprit public », venue d’Angleterre, est courante en France vers la fin de l’Ancien Régime ; on la trouve notamment dans l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes de l’abbé Raynal et dans Mirabeau, Des lettres de cachet et des prisons d’État (cf. F.Brunot, Hist. De la langue française, t. VI, E partie, p. 36).

[42Mirabeau, Des lettres de cachet et des prisons d’État (Hambourg, 1782), 1 ? partie, p. 320 : « Un seul grand exemple, qui apprendrait que le crédit, les richesses et la naissance ne sont point des garants d’impunité, servirait de frein à une noblesse trop avilie par les princes et par leurs ministres, et trop emportée avec ses inférieurs. Le peuple, s’apercevant que les sévérités de la justice ne sont pas pour lui seul, serait moins mécontent de son sort, plus attaché au souverain et aux lois. ».

[43« On appelait autrefois à Rome colonne lactaire une colonne élevée dans le marché aux herbes. C’était là que l’on exposait les enfants abandonnés, afin qu’ils fussent nourris aux dépens du public », écrivent les auteurs du Dict. de Trévoux, (t. III, col. 1247), s’appuyant sur le témoignage du grammairien Festus. En les suivant - avec tendance à renchérir sur eux - Robespierre fait sans doute erreur : il est plus probable que les enfants « étaient amenés là pour boire le lait tout frais arrivé de la campagne » ; cf. Daremberg et Saglio, Dict. des Antiquités grecques et romaines, t. III, 2 partie, p. 886.

[44Sur l’importance de l’adoption à Rome - usage s’expliquant à la fois pour des raisons religieuses (le chef de famille devant assurer le culte des ancêtres), sociales (la conservation des biens dans la lignée), familiales (des personnes très proches par le sang pouvant n’avoir aucun lien de parenté civile) et même politiques, du moins sous l’Empire (les empereurs le pratiquant pour assurer l’hérédité de leur titre), voir A.-E. Giffard, Précis de droit romain, t. I*’, 3° édit., Paris, 1938, p. 253 sq. Personne n’ignore que les Antonins : les Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux, Marc-Aurèle étaient tous fils adoptifs de leur prédécesseur. ;

[45Cf. Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, art. « Adoption » ; « L’adoption ne se pratique pas en France. Seulement il y a quelque chose qui y ressemble et qu’on pourrait appeler une adoption honoraire : c’est l’institution d’un héritier universel, à la charge de porter le nom et les armes de la famille. » On trouvera d’utiles mises au point concernant l’adoption et les bâtards dans F. Olivier-Martin, Histoire du droit français, des origines à la Révolution, Paris, 1948, passim.

[46« … Nous n’avons pas besoin de changer tout le système de notre législation, de chercher le remède d’un mal particulier dans une révolution générale souvent dangereuse », avait-il écrit en 1784 dans son D. sur les peines infamantes.

[47Robespierre pense assurément à Dunois (dit le Bâtard d’Orléans), le fidèle compagnon de Jeanne d’Arc, celui qui contribua le plus avec elle à « bouter les Anglais » hors du royaume, peut-être au duc de Vendôme (fils naturel de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées) « appui du trône » contre la Fronde des Princes et les Espagnols, et certainement au Maréchal de Saxe (fils naturel du roi de Pologne Auguste II), le vainqueur de Fontenoy - Une circonstance locale l’a peut-être aidé à formuler ce jugement favorable : en Artois, à la fin de l’Ancien Régime encore, la noblesse du père profite aux bâtards ; l’article 201 de la Coutume leur accorde le privilège de la noblesse, pourvu qu’ils soient issus d’un père noble habitant la province. Cf. Roussel de Bouret, Coutumes générales de l’Artois, t. I, 1771, p. 7.

[48On songe aux cinq enfants de Jean-Jacques déposés par lui aux Enfants-Trouvés et à ce qu’il en écrit dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire (Neuvième promenade) : « Je savais que l’éducation pour eux la moins périlleuse était celle des Enfants-Trouvés et je les y mis. Je le ferais encore, avec bien moins de doute aussi, si la chose était à faire... ».

[49Cas spécial il est vrai, le fils naturel de Mme de Tencin et du chevalier Destouches, l’illustre d’Alembert, n’est guère demeuré aux Enfants-Trouvés, mais a été élevé par une nourrice, Mme Rousseau, femme d’un vitrier

[50Sans le nommer expressément, Robespierre rend un très bel hommage à Vincent de Paul (1581-1660), l’inlassable défenseur de l’enfance malheureuse, le fondateur à la fois des Dames de la Charité, de l’Institut des Filles de la Charité et de l’œuvre des Enfants-Trouvés.

[51La remarque de Robespierre témoigne de son sens averti de l’histoire : on sait la ténacité que dut déployer Monsieur Vincent pour asseoir son œuvre des Enfants-Trouvés : lancée par lui en 1638, elle ne recevra de consécration officielle qu’après sa mort, avec l’édit royal du 28 juin 1670 qui fonde l’Hôpital des Enfants-Trouvés en le rattachant à l’Hôpital général. Sa correspondance et ses entretiens (publiés par P. Coste) font état d’objections souvent renaissantes dans le groupement même des Dames de la charité. « Lorsqu’on établit l’hôpital des Enfants-Trouvés, la clameur fut générale ; on cria au scandale, à la corruption des mœurs. », écrira Peuchet en 1789 à l’art. « Abandon » de l’Encyclopédie Méthodique, partie Jurisprudence, t. IX, p. 2.

[52Ces accents de vigueur indignée font pressentir ici le futur Conventionnel. Comment ne pas évoquer par exemple le discours de Robespierre (présenté au nom du Comité de Salut Public) du 5 nivôse An II-25 décembre 1793, sur Les principes du gouvernement révolutionnaire : « …Si le gouvernement révolutionnaire doit être plus actif dans sa marche et plus libre dans ses mouvements que le gouvernement ordinaire, en est-il moins juste et moins légitime ? Non, il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple ; sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité... S’il fallait choisir entre un excès de ferveur patriotique et le néant de l’incivisme, ou le marasme du modérantisme, il n’y aurait pas à balancer. Un corps vigoureux, tourmenté par une surabondance de sève, laisse plus de ressources qu’un cadavre. ».

[53« Il résulte du rapport de MM. les intendants qu’il y a, dans le royaume, très peu de fondations pour les enfants-trouvés. Il y a même de très grandes provinces qui n’en ont pas », selon Desbois de Rochefort, art. cit., p. 284. Le chiffre avancé par Robespierre est trop précis pour être exact. Tous les auteurs sont d’accord sur la proportion considérable d’enfants de la province amenés dans l’une ou l’autre des 3 maisons de l’établissement des Enfants-Trouvés de la capitale (La Couche rue Notre-Dame, Bel-Air au faubourg St-Antoine et l’hôpital de Vaugirard créé en 1781 pour les enfants vénériens). Ainsi, selon une déclaration de l’Hôpital Général du 2 mai 1775 - citée par A. Dupoux : Sur les pas de Monsieur Vincent. Trois cents ans d’histoire parisienne de l’enfance abandonnée, Paris, 1958, p. 83 - sur 56.800 enfants admis à la couche de 1764 à 1772, 16.200, soit près du tiers, étaient étrangers à Paris.

[54Desbois de Rochefort, art. cit., p. 283 : « Il en vient des provinces les plus éloignées, des pays même qui ne sont pas sous la domination du roi de France. Ainsi dans les dix premiers mois de l’année 1772, il en était arrivé de Rouen 156, de Dijon 167, d’Artois et Cambrésis 178, de Flandre et Hainaut 105, Metz, Toul et Verdun 344, de Liège 65, etc. ». A. Dupoux, op. cit. p. 82, a relevé dans les dossiers d’abandon de 1746 des enfants apportés de Cambrai, Valenciennes, Boulogne-sur-Mer, Arras, Saint-Omer et Mons même (pour ne citer que des noms du Nord).

[55Ce qu’avançait Necker dans son Compte rendu au Roi de 1781 est repris par lui, plus détaillé, dans son Traité De l’administration des finances. (p. 197-198). Desbois est d’accord avec lui : des enfants amenés à Paris « près des neuf-dixièmes périssent avant l’âge de trois mois. » (art. cit. p. 283).

[56L’arrêt du Conseil royal du 10 janvier 1779, suggéré par Necker alors Directeur général des finances, prévoyait 1 000 livres d’amende infligées aux voituriers qui y contreviendraient. Desbois signale : « L’effet de cette loi a été jusqu’ici de diminuer de près de moitié le nombre des enfants qu’on apportait des provinces ; mais les transports commencent à augmenter et redeviendront peut-être dans peu les mêmes, si on n’oppose une barrière plus forte ; car le défaut de l’arrêt de 1779, respectable par les motifs qui l’on dicté, c’est d’avoir arrêté le transport sans avoir suffisamment pourvu aux lieux où l’on recevait les enfants. »

[57Ni Necker dans son Traité, ni Peuchet (aux art. « Abandon », « Bâtard », « Enfant Trouvé » de l’Encyclopédie Méthodique) ne disent mot de ces « magasins d’enfants abandonnés » placés aux portes de Paris. Desbois de Rochefort laisserait à peine deviner leur existence quand il écrit (art. cit., p. 283) : « Le prix pour ces voituriers est égal, soit que l’enfant parvienne au dépôt, soit qu’il meure en chemin. On n’a pas moins oublié les horribles forfaits de quelques femmes qui se chargeaient de ces enfants à transporter.….). Nous aimerions voir le témoignage de Robespierre corroboré par d’autres, mais nous ne voyons aucune raison de lui dénier valeur et admettons volontiers au contraire qu’il ait fait la découverte personnelle du « plus curieux de nos usages », aux octrois de la Villette ou à la Barrière St-Martin par exemple.

[58Cf. Necker, Éloge de Jean-Baptiste Colbert, p. 154 : « Le luxe le plus contraire aux principes de l’économie politique est celui qui contrarie la population. Tel est celui des parcs, des chemins fastueux et des chevaux... ». On a tout lieu de penser que Robespierre a lu encore ce Discours de Necker que l’Académie française couronna en 1773 et qui eut au moins deux éditions.

[592 Cf. Necker, De l’administration des finances de la France, t. III, p. 199 : « La nécessité où l’on s’est trouvé d’ouvrir de nouveaux asiles aux enfants abandonnés en augmente le nombre : je l’avais prévu ; mais entre différents maux, on ne pouvait balancer à éloigner avant tout le sacrifice annuel de tant d’innocentes victimes. »

[60Dans l’établissement modèle fondé en 1776, par Necker et sa femme, aidé du curé de Saint-Sulpice - établissement qui porte le nom d’Hôpital Necker depuis 1820 - le soin des 120 malades qu’il comprenait était quotidiennement assuré par quatorze Sœurs de la Charité, deux infirmiers et trois infirmières.

[61Robespierre, féministe aux vues d’avenir, tel qu’il se découvre ici déjà : sa Réponse au discours de réception de Mlle de Kéralio, à la séance académique du 18 avril 1787, en témoignera plus encore.

[62 ! Cf. Necker, De l’administration des finances de la France, t. III, p. 199 : « Je ne saurais trop recommander, à cette occasion, de suivre de plus en plus un usage reconnu généralement aujourd’hui pour le meilleur, c’est de faire nourrir ces enfants dans les campagnes : les lieux où on les réunit en trop grand nombre deviennent de véritables tombeaux, et par l’insuffisance d’une tutelle trop étendue, et par les dangereux effets de la corruption de l’air. »

[63Dans une circulaire à ses curés, du 10 décembre 1845, l’évêque d’Arras, Mer de la Tour d’Auvergne - qui a connu l’Ancien Régime - rappellera encore : « Je n’ai pas besoin de vous dire que dans tous les âges de la Monarchie française, on ne concevait point de devoir plus naturel et plus conforme à la piété chrétienne que d’avoir soin des pauvres enfants abandonnés (...) les curés étaient chargés de veiller sur l’éducation chrétienne de ces enfants, d’y pourvoir et d’avertir les préposés de l’administration des hospices des abus et négligences qu’ils remarqueraient chez les nourrices ou pères nourriciers. »

[64Cette phrase est restée inachevée. Visiblement le transcripteur s’est perdu, a recopié à tort des membres de phrase que Robespierre avait peut-être omis de raturer, mais qu’il n’a pas lus. Nous pensons que les passages entre crochets sont à supprimer.

[65Que l’on se rappelle l’anecdote rapportée par Jean-Jacques dans ses Confessions (partie II, livre XI) ; c’est en vain qu’en 1761 la maréchale de Luxembourg avait recherché l’aîné de ses cinq enfants déposé aux Enfants-Trouvés ; elle était pourtant munie du double du chiffre que le père avait eu la précaution de faire mettre dans les langes.

[66Depuis une délibération du Bureau de l’Hospice général en date du 7 janvier 1761, un progrès avait été réalisé : en même temps qu’on ne laissait revenir à Paris – des enfants placés à la campagne en provenance de l’Hôpital des Enfants-Trouvés - que le contingent nécessaire au service des maisons de la Pitié et de la Salpêtrière, à partir de l’âge de 16 ans les garçons pouvaient être employés comme journaliers payés par leurs employeurs, les filles placées comme domestiques. Un arrêt du Conseil en cette année même de 1786 autorisera la délivrance sans frais des brevets d’apprentissage pour les enfants de l’Hôpital. Cf. C. Bloch, op. cit., pp. 112-13.

[67Cette idée se retrouve fréquemment dans Necker, De l’administration des finances de la France, en particulier aux chap. 2 et 14 du t. 1° et au chap. 12 dut. II.

[68Cf. Lacretelle, De l’éloquence judiciaire. Conseils à un jeune avocat (1779) : « Les bons esprits gémissent encore, au barreau, d’un abus qui dégrade également le jurisconsulte et l’orateur. On y a vu des hommes nés souvent avec un grand sens, mais malheureusement asservis par l’habitude, s’interdire comme une profanation le droit de raisonner, ne penser que d’après leurs livres, ne discuter qu’avec des citations et couvrir ainsi une pauvreté volontaire d’un faste d’emprunt. Voulez-vous véritablement éclairer et subjuguer les esprits ? Puisez dans votre propre méditation, pénétrez-vous de vos preuves et énoncez-les ensuite comme vous les avez conçues et non comme vous les avez trouvées dans les livres.