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Sieyès : Un abbé défenseur de la nation et du Tiers-État

Choix de texte de Bernard vandeplas

mercredi 15 avril 2020

L’abbé Sieyès

Biographie ( source Académie Française )

Né à Fréjus, le 3 mai 1748.
Métaphysicien politique, il eut beaucoup d’idées nouvelles, écrivit de nombreuses brochures politiques et trouva quantité de mots heureux faisant image, qui le rendirent très populaire. Député de Paris aux États généraux, il fut le rédacteur du serment du Jeu de Paume, proposa la fusion des trois ordres et la constitution des États généraux en Assemblée constituante ; il eut l’idée de la division de la France en départements ; membre de la Convention, il vota la mort de Louis XVI sans sursis ni appel au peuple ; il présida la Convention, et, plus tard, il fit partie du Conseil des Cinq-Cents. Sieyès fut membre et président du Directoire, puis consul ; il prépara le 18 brumaire et sous l’Empire, il fut créé comte et sénateur ; il devint président du Sénat. Il avait été ambassadeur à Berlin en 1798.

Sieyès fut membre de l’Institut en 1795, dans la classe des Sciences morales et politiques ; à l’organisation de 1803, il fit partie de la deuxième classe dont il fut président et où il occupa le fauteuil de Jean-Sylvain Bailly ; exclu par l’ordonnance de 1816, il fut exilé en Hollande et ne rentra en France qu’en 1830 ; il fit partie de l’Académie des Sciences morales et politiques de 1832. Mort le 20 juin 1836.

Une nation une et indivisible, Sieyès, archives parlementaires, 1790.

« La France ne doit point être un assemblage de petites nations, qui se gouverneraient séparément en démocraties ; elle n’est point une collection d’Etats ; elles est un tout unique, composé de parties intégrantes ; ces parties n’en doivent point avoir séparément une existence complète, parce qu’elles ne sont point des touts simplement unis, mais des parties ne formant qu’un seul tout. Cette différence est grande… Tout est perdu, si nous nous permettons de considérer les municipalités qui s’établissent, ou les districts, ou les provinces, comme autant de républiques unies sous les rapports de force ou de protection commune. Au lieu d’une administration générale…, nous n’aurons plus, dans l’intérieur du royaume, hérissé de barrières de toutes espèces, qu’un chaos de coutumes, de règlements, de prohibitions particulières à chaque localité. »

Choix de l’extrait : Bernard Vandeplas.

Sieyès, un abbé défenseur du Tiers-État

1748-1836. De Sieyès, la mémoire collective n’a pas retenu grand-chose. Pourtant la Révolution doit beaucoup à cet abbé parce que son pamphlet, Qu’est-ce que le tiers-état ? s’il n’est pas le déclencheur de la Révolution, en est la clé. Mais Sieyès sera également celui qui clôturera la Révolution, finissant comte d’empire. Un comble pour un ecclésiastique exécrant les privilèges et les privilégiés et qui, en tant que député du tiers-état aux États généraux de 1789, a rendu à son ordre d’adoption sa place dans la société et toute sa force pour abattre l’Ancien Régime. Retour sur un pamphlet .
Emmanuel Sieyès est né à Fréjus le 3 mai 1748 dans une famille nombreuse de la petite bourgeoisie qui ne croule pas sous la fortune. Il veut être militaire. Mais comme il est chétif, ses parents, qui ne sont pas particulièrement dévots, le poussent vers la prêtrise. Ils y voient aussi une carrière tranquille et des revenus assurés. Emmanuel Sieyès est ordonné prêtre en 1772 à vingt-quatre ans. Il avait été exclu du petit séminaire de Saint-Sulpice, réservé aux milieux modestes, au contraire du grand séminaire réservé à la noblesse, pour son caractère jugé « sournois » et ses lectures orientées vers les philosophes des Lumières : Locke, Rousseau, Voltaire...
Sieyès s’insurge contre cette société d’ordres, que de rares écrits dénoncent, faite de privilèges réservés, à ses yeux, à la seule noblesse. Lui qui n’est pas bien né comprend qu’il sera toujours exclu des hautes fonctions ecclésiastiques réservées aux seuls nobles. Sa haine à l’égard des privilégiés s’affirme véritablement au moment où, devenu un ecclésiastique administrateur en qualité de secrétaire de l’évêque de Tréguier, il est désigné comme représentant du clergé à l’assemblée des états de Bretagne. Il y voit alors les inégalités d’une assemblée d’Ancien Régime, où la noblesse règne en maître. En 1780, alors qu’il suit l’évêque de Tréguier nommé à Chartres, il obtient une promotion en devenant vicaire général puis grand vicaire. Il est alors nommé représentant du clergé à l’assemblée provinciale de l’Orléanais convoquée par le roi en 1787. Aux côtés du savant Lavoisier, qui le trouve brillant mais trop véhément, il travaille à un projet sur l’esquisse d’ateliers de charité et de caisses qui verseraient des secours aux vieillards et aux veuves pour les protéger de l’indigence. C’est, semble-t-il, à ce moment que Sieyès aurait pris fait et cause pour le peuple. Il juge d’ailleurs que le moment est venu d’actions nouvelles, sans doute violentes. À l’été 1788, il s’exile donc à la campagne, loin de Paris où il passe la plus grande part de son temps. Il rédige ses Vues sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789. À l’automne, il écrit son Essai sur les privilèges et en novembre, décembre Qu’est-ce que le tiers-état ? Les deux premiers sont publiés fin 1788 et celui sur le tiers-état paraît en janvier 1789 : le succès de ce dernier est immédiat. La diffusion est favorisée par les clubs, les salons et les sociétés politiques, notamment celle des Enragés. Les deux premières brochures sont rééditées deux fois dans l’année 1789. Mais celle sur le tiers-état conquiert l’opinion, avec plus de 30 000 exemplaires vendus en quelques semaines. Lors de la quatrième réédition, Sieyès y indiquera son nom. Il s’agit réellement d’un best-seller. Au café, dans les rues, on s’aborde : « Avez-vous lu le Tiers ? » Des orateurs le lisent à haute voix dans les cafés, sur les places publiques. En quelques semaines, Sieyès est devenu célèbre.
Mais qui y a-t-il d’écrit de si remarquable dans cette brochure de 127 pages pour susciter autant d’enthousiasme ? Il annonce la Révolution à venir et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. On y trouve de nombreuses formules brutales destinées à frapper l’opinion. Très vite cette brochure s’avère une arme décisive dans la lutte révolutionnaire. Elle est rédigée pendant que se réunissait l’assemblée des notables convoquée par Necker pour organiser la réunion des États généraux prévue le 1er mai 1789. Sieyès tient à sa façon à préparer lui aussi ces États généraux en pesant sur les événements. Le plan de la première partie est celui qui est resté le plus célèbre :
1. « Qu’est-ce que le tiers-état ? Tout.
2. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien.
3. Que demande-t-il ? À être quelque chose ».
La seconde partie, pourtant moins connue, est certainement la plus importante car elle précisait les objectifs à atteindre et la stratégie à suivre :
« Ainsi nous dirons :
4. Ce que les ministres ont tenté et ce que les privilégiés eux-mêmes proposent en sa faveur.
5. Ce qu’on aurait dû faire.
6. Enfin ce qui reste à faire au tiers pour prendre la place qui lui est due. »
Pour Sieyès, tous les travaux, des plus ingrats aux plus estimés, sont supportés par le tiers alors que celui-ci est tout et, sans l’ordre privilégié qu’est la noblesse, « un tout libre et florissant ». Le tiers état est aussi à ses yeux le seul ordre qui incarne la nation car la noblesse lui est étrangère puisque sa mission ne vient pas du peuple et parce que celle-ci défend son intérêt particulier et non l’intérêt commun. Pas un mot, par contre ou si peu et si timide, sur le clergé. Il prétexte alors que le clergé, lui, n’est pas seulement un ordre, mais aussi une profession et que, de ce fait, il appartient aussi à l’ordre social comme le tiers-état. Et puis, rappelons-le, il est aussi une personnalité éminente du clergé de Chartes...
Sieyès ensuite, sans mal, démontre que le tiers-état jusqu’à présent n’a jamais rien : rien dans les états généraux et rien dans l’histoire aux mains de la noblesse, son éternelle cible. Les droits politiques du tiers-état sont inexistants. Il demande à devenir quelque chose. Plus précisément, il demande de vrais représentants aux états généraux, c’est-à-dire des députés tirés de son ordre qui soient les interprètes et les défenseurs de leurs intérêts : il demande que les votes aux États généraux « soient pris par tête et non par ordre », et pas seulement pour le vote de l’impôt mais pour tous les sujets. Pour Sieyès, l’objectif recherché est clair : le tiers-état doit ainsi pouvoir avoir une influence égale à celle des privilégiés. Il n’exige pas plus alors même que le tiers-état compte 25 à 26 millions d’individus face à 200 000, à peine, membres du clergé et de la noblesse.
Dans la seconde partie de son pamphlet, il dénonce ce qui a été tenté par les gouvernements récents. Il attaque les notables qui en 1787 ont défendu leurs intérêts, leurs privilèges contre la nation. Mais la grande « audace », pour reprendre le terme de Jean-Denis Bredin, de Sieyès est davantage contenue dans les deux derniers chapitres de son ouvrage, même s’ils ne l’ont pas rendu célèbre :
5. « Ce qu’on aurait dû faire » : « Si nous manquons de constitution, il faut en faire une : la nation seule en a le droit. Les états généraux, fussent-ils assemblés, ils sont incompétents à rien décider sur la constitution. Ce droit n’appartient qu’à la nation seule. »
6. « Ce qui reste à faire ? » : se dissocier du clergé et de la noblesse : « Le tiers-état seul, dira-t-on, ne peut pas former les États généraux. Eh bien tant mieux ! Il composera une assemblée nationale. » Pour Sieyès le vote par tête n’est même plus suffisant : il faut aller plus loin et délibérer seul.
Évidemment à la cour et au Parlement de Paris, ce pamphlet et le ton employé font scandale. On menace de faire brûler cette brochure sur la place de Grève. Mais l’ouvrage, au-delà des polémiques du moment, marque une césure entre les instruments de l’Ancien Régime et les concepts politiques modernes, rappelle encore Jean-Denis Bredin : l’abolition des ordres, l’unité nationale, la souveraineté de la nation, la limitation de cette souveraineté par la seule liberté individuelle, distinction du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, la théorie de la représentation. Mais cet ouvrage, si intolérant vis-à-vis de la noblesse, demeure pourtant si tolérant, on l’a dit, avec le clergé et aphone à l’égard du roi qui, précisons-le, à ce moment-là n’est pas remis en cause, sa fonction en tout cas.
Beaucoup ont vu dans cette brochure une œuvre politique majeure, à commencer par Benjamin Constant ou Carré de Malberg. Alors pourquoi ce long et lourd silence des historiens de la Révolution sur ce personnage ? Oui, bien sûr, Sieyès était, pour reprendre les termes de l’historien Georges Lefebvre, « l’incarnation de la bourgeoisie ». Mais la Révolution française n’est-elle pas en tout point une révolution bourgeoise ? Serait-ce alors parce que, mise à part la rédaction de ce pamphlet, Sieyès n’a pris aucun autre risque, le courage n’étant pas sa grande qualité, et qu’il a disparu sous la Terreur, se justifiant laconiquement par ces mots : « J’ai vécu » ? Parce qu’il s’est comporté comme un opportuniste, en siégeant au centre à la Convention, mais votant tout de même la mort du roi (cela lui sera reproché sous la Restauration durant laquelle il devra s’exiler), refusant de s’allier à un parti et, de fait, continuellement détesté par la Montagne et Robespierre le qualifiant de « taupe de la Révolution » ? Ou parce que, par opportunisme encore, refusant plus tard de siéger au Directoire et rejetant la Constitution de l’An III, il présidera tout de même les Cinq-Cents, et donnera le coup d’épée final à la Révolution en préparant le 18 Brumaire aux côtés de Napoléon Bonaparte ? Celui-ci fera de lui, pour mieux s’en débarrasser, un comte d’empire aux larges privilèges qu’il condamnait tant vingt ans plus tôt.
Pourtant, en y regardant de plus près on pourrait voir dans ce Qu’est-ce que le tiers-état ? un appel à la lutte des classes à travers son rejet des privilégiés et sa farouche volonté de voir triompher le tiers-état. Comparaison osée ? Gageons alors qu’elle fasse débat et qu’elle redonne à Sieyès une place bien méritée dans l’histoire de France et de la Révolution française.

Frédéric Seaux