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Peut-on lire, sans recul critique, la revue « L’Histoire" ?

Un article de Bruno Decriem

mercredi 18 septembre 2019

« Depuis plus de 40 ans, la revue « L’Histoire » se veut être une référence pour tous les amateurs d’histoire. Loin d’être « objective », elle est le reflet de l’idéologie dominante. L’image de Robespierre en est un parfait exemple. Elle s’est déclinée durant des décennies uniquement autour du même article hostile de l’historien Patrice Gueniffey, élève de François Furet. »

PEUT-ON LIRE SANS RECUL CRITIQUE LA REVUE « L’HISTOIRE » ?
Une étude approfondie de Bruno Decriem sur la manière dont Robespierre est traité dans la revue

Une histoire partiale de Robespierre.

J’ai longtemps hésité à donner comme titre à cet article : « Faut-il brûler « L’Histoire » ? », mais « Brûler n’est pas répondre » et de toute façon, comme on le verra, il est extrêmement difficile de répondre au rouleau compresseur de « L’Histoire ».

Pourtant « L’Histoire » ce n’est pas rien ! C’est cette revue qui s’adresse prioritairement à tous les férus d’histoire, amateurs et professionnels, professeurs et étudiants, depuis plus de quarante ans.

Cette responsabilité devait engager le pluralisme historique ! Hélas, il n’en fut rien ! L’étude de la Révolution française en est un triste exemple, celle de Robespierre encore davantage !

Pour ce dernier affublé d’entrée du mot de « Tyran » en couverture, un même article, chose étonnante, fut publié trois fois sans contradiction sur vingt ans ! De même une même interview de François Furet fut reprise dix ans après sa première parution !

Collant à l’idéologie libérale anticommuniste durant les bicentenaires ( 1988-1994), « L’Histoire » fut au mieux opportuniste et suiviste, au pire idéologiquement marquée réactionnaire sans réellement l’assumer !

Un quart de siècle plus tard, une évolution progressiste notable se dessine. Est-elle sincère ou n’est-ce pas à nouveau un « comportement de girouette », le début du XXIe siècle donnant une image plus nuancée et contextualisée de Robespierre ?

« L’Histoire », une revue sérieuse, objective ?

Lorsque l’on recherche une revue d’histoire dans un kiosque à journaux ou chez le buraliste-presse, « L’Histoire » occupe une place particulière parmi des titres de plus en plus nombreux et de plus en plus divers. En effet, c’est cette revue qui est souvent citée par les professeurs d’histoire-géographie du second degré comme étant la plus « fiable », avec des articles de fond rédigés par des universitaires. Fondée en 1978, notamment par l’historien Michel Winock, elle a donc la réputation d’être bien renseignée, attractive, s’adressant à tout lecteur s’intéressant de loin ou de près à l’histoire, loin des caricatures déformées d’autres revues anciennes ou récentes davantage tournée vers un lectorat de la « petite histoire ».
Une revue sérieuse ?
D’ailleurs, de nombreux articles de « L’Histoire » sont cités en sources dans des bibliographies, notamment celles proposées par les programmes d’histoire des collèges et des lycées.
Objectivité ?

Pour un peu, on considérerait « L’Histoire » comme la revue la plus objective de l’histoire, cette discipline essentielle des sciences humaines. C’est en tous les cas cette image de sagesse, d’objectivité et d’érudition que la revue a réussi à véhiculer chez tous les intéressés de l’histoire.

La présentation, il est vrai, est soignée. De multiples documents, souvent en couleur, les notes des articles, les bibliographies complètent les articles. Depuis plus de quarante ans, « L’Histoire » est devenue une institution même si sa tendance actuelle de « coller » de plus en plus à l’actualité immédiate est agaçante et fâcheuse.
Je n’en demandais pas tant. On dissertera d’ailleurs longtemps sur « Qu’est-ce que l’objectivité en histoire ? » mais on pouvait du moins attendre le pluralisme des historiens écrivant dans cette « vénérable revue ».
Évidemment parmi les innombrables sujets historiques traités (de l’Antiquité à nos jours), la Révolution française ne pouvait manquer d’être au centre d’études, voire de dossiers et de numéros spéciaux.
Robespierre lui-même, après avoir été longtemps ignoré et occulté lors des numéros du bicentenaire, entre 1988 et 1989, deviendra pourtant finalement un personnage longuement étudié à partir de 1994.

1988-1989 : Un Bicentenaire dans « l’air du temps ».

En juillet-août 1988, le numéro 113 de « L’Histoire » publie en 131 pages un « Spécial 1789-1989 » : Deux cents ans de révolution française. On peut observer en couverture un détail du tableau de Jean-Joseph Weerts « L’assassinat de Marat » ( 1886-Musée de Roubaix). Dirigé par Michel Winock ( qui n’est pas un spécialiste de la Révolution française), la revue ne donne pas la parole à Michel Vovelle ni à Claude Mazauric ( les historiens « jacobins » ou marxistes, si l’on veut). Parmi les noms des historiens des articles proposés par ce numéro spécial je relève à peine deux noms intéressants : Alice Gérard et Claude Petitfrère.
Certes, soyons juste !
En éditorial, on lit un texte intéressant de Maurice Agulhon : « Pourquoi célébrer 1789 » avec ce constat un peu désabusé : « Il n’est donc pas facile de célébrer 89. Il le faut bien, pourtant ».
Pas facile en effet, surtout lorsqu’on exclut de fait tout article de Michel Vovelle, « l’homme du Bicentenaire » , qui n’écrira donc pas dans « L’Histoire », et pour cause la revue va prendre fait et cause pour François Furet.
Au plus fort du Bicentenaire, entre 1788 et 1994, Robespierre est ignoré. Aucun article de fond ne l’évoque dans « L’Histoire ». L’idéologie dominante n’est pas à la réflexion sur son action. La revue semble être en phase avec cette occultation.
C’était sans doute pour préparer un fracassant dossier particulièrement « gratiné » pour 1994, bicentenaire de sa mort !

1994 : Patrice Gueniffey et « le Tyran ».

En mai 1994, dans son numéro 177 un long dossier de vingt pages est consacré à Robespierre, avec, ce qui interpelle le lecteur, et finalement résume son contenu, en couverture un énorme titre sans équivoque : « Robespierre portrait d’un Tyran ».
Sous la plume de Patrice Gueniffey, le portrait deviendra itinéraire, toujours de ce même « tyran ».
Le dossier est hallucinant et semble tout droit sorti des calomnies thermidoriennes. Dans l’avant-propos Robespierre est exclusivement assimilé à la terreur, la dictature et la tyrannie. « Il instaure une dictature qui fera des milliers de victimes, avant d’être, à son tour, broyé par la mécanique de la Terreur ». Tout est dit !

Pourtant, le pire est à venir ! C’est donc Patrice Gueniffey, de la « mouvance furétiste » qui ouvre le bal avec son article « Itinéraire d’un Tyran ».
L’auteur n’est pas un inconnu. Il a écrit l’article biographique « Robespierre » dans la réédition de 1992 du Dictionnaire critique de la Révolution Française dirigé par François Furet et Mona Ozouf. A la fin de cet article, on peut lire cette conclusion : « Robespierre victorieux dans l’épreuve du 9 thermidor, quelques charrettes supplémentaires auraient pris le chemin de l’échafaud ». Curieuse manière de résumer l’œuvre de Robespierre à la seule terreur !
Et donc, dans son article de « L’Histoire » de 1994, le même Gueniffey précise sa pensée : « La mort de Robespierre frappait la Terreur dans son principe même. » « C’est non seulement un système de pouvoir, la Terreur, qui disparut avec lui, mais également le discours même de la Révolution sur le pouvoir ».
Cet article est important car sur une période de vingt ans, il sera inséré dans la revue à trois reprises ( 1994, 2004, 2013), à peine « revu et mis à jour ».
Il inaugure également une technique parfaitement au point qui consiste en un « chapeau introductif » violemment anti-robespierriste, parfaitement identifiable par le lecteur, puis à « édulcorer » un peu le propos dans l’article afin de laisser sur le lecteur une impression de nuance et donc d’équilibre et d’objectivité !
Ainsi l’article aurait l’intention de répondre à la question « Comment expliquer la fulgurante ascension de Robespierre vers le pouvoir suprême ? » , étant bien entendu que ses idées politiques étaient sans originalité et ses talents d’orateurs contestés. C’est donc uniquement parce qu’il eut une simple « intuition », celle « de la puissance irrésistible du courant révolutionnaire ».
L’article de Gueniffey formait le cœur du dossier, il n’était pas le seul, d’autres articles complétaient le tableau !
Voici Jacques André, psychanalyste qui met Robespierre sur le divan. Il est vrai que l’Incorruptible s’est souvent allongé sur le divan, particulièrement sous la plume de Max Gallo à celle plus acérée et perfide de Jean Artarit.
Avec l’article de Jacques André on monte encore d’un cran dans le « délire thermidorien » : Fou ou monstre ? Le « chapeau » de l’article place la barre :
« Robespierre était-il, comme l’affirmèrent ses ennemis politiques, un monstre ou un fou ? Fallait-il être doté d’une psychologie particulière pour envoyer à la guillotine des milliers de personnes ? »
Et l’auteur de se présenter en spécialiste de la Terreur : « Ce qui caractérise la Terreur, c’est le règne du soupçon, de la délation et de la pensée persécutive. Et l’époque s’est dotée d’un meneur à sa mesure dans la personne de Robespierre ». Il reprend à son compte, bien sûr, le Robespierre-pontife, organisateur du culte de sa personnalité : « La complicité entre le personnage de Robespierre et les représentations inconscientes de la Terreur me semble se situer surtout du côté du narcissisme. […] Il semble bien n’avoir aimé les autres que pour autant qu’ils lui portaient un culte. » L’être Suprême est ce « moment délirant » !

Il manquait ainsi après le tyran, le fou délirant, et le monstre une comparaison avec le XXe siècle, et ses « totalitarismes ». C’est François Furet lui-même qui clôture ce dossier dans une longue interview. C’est dire l’idéologie assumée de « L’Histoire ». Et le titre ronflant de l’interview est sans aucune ambiguïté, totalement hors de propos pour tout historien honnête : « Après Robespierre, Staline... »
Voilà une comparaison présentée visant à dé-crédibiliser totalement Robespierre, déstalinisation et disparition de l’Union Soviétique obliges ! Le « chapeau » en dit long sur la volonté de « L’Histoire » d’unir dans une même réprobation les deux révolutions et les deux personnages : « Robespierre a-t-il inventé la Terreur ? A-t-il créé un modèle de gouvernement qui devait trouver son ultime accomplissement dans les totalitarismes du XXe siècle ? En un mot, la Révolution française annonçait-elle la Révolution russe ? »
Comme indiqué précédemment, les réponses de Furet apparaissent modérées et même nuancées sur la question. Qu’importe finalement, le mal est fait : Après « le tyran » Robespierre, Staline !
D’ailleurs, perfidement, Furet rattache l’an II au « totalitarisme » : « Il y a, c’est vrai, dans le discours révolutionnaire de la période 1793-1794 une tonalité « totalitaire », au sens où la politique révolutionnaire veut créer un homme nouveau, régénéré, grâce à l’action de l’État ». Et de conclure, définitif : « Robespierre a incarné la Terreur. »
Dans ce dossier ahurissant qui balaie totalement deux cents ans de recherches, on peut également lire une courte interview de l’historien contre-révolutionnaire Pierre Chaunu, pourfendeur inlassable des idéaux de la Révolution française, assimilant Robespierre à un monstre : « Ce n’était pas un monstre, et pourtant il l’est devenu ».
De manière perfide, le dossier ajoute deux extraits de discours de Robespierre, soigneusement « coupés » et surtout situés hors de tout contexte : « Louis doit mourir ! » ( 3 décembre 1792) et « La Terreur et la Vertu » ( 17 pluviôse-5 février 1794). Des extraits « choisis » de la célèbre conférence d’Albert Mathiez du 14 janvier 1920 sont cités et visent, à l’évidence, à discréditer les robespierristes « coupables d’idolâtrie », par un titre inexact : « Nous aimons Robespierre ». Rappelons que le titre de la conférence de Mathiez était « Pourquoi nous sommes robespierristes », et qu’il était loin d’être un idolâtre béat, lui qui disait : « Nous ne faisons brûler de cierges en l’honneur d’aucune idole, morte ou vivante. Nous ne sommes pas tous robespierristes, et, en tout cas, nous ne sommes pas tous disposés à donner toujours raison en tout et partout à Robespierre ».
Ce dossier « thermidorien » de « L’Histoire » ne pouvait rester sans réponse de notre part ! L’ ARBR était en pleine commémoration du bicentenaire de la mort de Robespierre et son action inlassable depuis 1987 avait contribué à changer l’image de Robespierre de l’opinion publique.
Très impliqué dans l’association — je deviendrai secrétaire lors de l’Assemblée Générale d’Arras le 16 octobre 1994 — Christian Lescureux devenant vice-président) et très en colère contre ce ramassis de calomnies, je me décidai à écrire une lettre de protestation à la revue.
« S’indigner publiquement contre votre dossier sur Robespierre ».
Rapidement, la revue a reçu immédiatement de très nombreux courriers de protestation contre le « portrait d’un Tyran ». Dès le numéro suivant ( le 178) de juin 1994, le courrier des lecteurs devait en convenir : « Robespierre et la Révolution : Polémiques. De nombreux lecteurs ont réagi au dossier que nous avons consacré à Robespierre ».
Les 4 lettres insérées ( et à l’évidence « choisies ») étaient pourtant loin d’être polémiques, et souvent, confortaient malheureusement l’anti-robespierrisme du dossier.
1 : La première était ouvertement et honteusement anti-communiste : « Après la fin du communisme et l’effondrement de l’imposture totalitaire, la vision marxiste de l’histoire ne s’exprime plus avec autant d’arrogance ».
2 : La seconde réduisait Robespierre à un personnage secondaire : « Robespierre, un personnage trop maigre pour son mythe trop large ».
3 : La troisième, à l’évidence la plus intéressante, est la seule à contester le terme de tyran et affirme qu’elle n’est pas dupe du « révisionnisme » de la revue : « Je connais en effet vos tendances révisionnistes, comme on disait à la Sorbonne au temps de M. Vovelle, et peut-être encore aujourd’hui. […] Peut-on appeler « Tyran » un homme qui est soumis à une majorité parlementaire, celle de la Convention, laquelle se portant contre lui l’a précisément abattu ? »
4 : La quatrième lettre, à l’inverse, validait la démarche du dossier : « Le dossier que vous avez consacré à Robespierre, équilibré, extrêmement intéressant. »
J’envoyais ma lettre de protestation contre le dossier Gueniffey-Furet le 14 juin 1994.

Véronique Sales rédactrice en chef adjointe me répondit par courrier le 11 juillet. Elle assumait la ligne furétiste : « Nous avons voulu, dans notre dossier Robespierre, donner la parole aux courants historiographiques les plus actuels et les plus novateurs. Faut-il, parce qu’ils n’épousaient pas la cause « robespierriste », nous taxer de partialité ? »
Cependant, et là était l’essentiel, la décision était prise de publier des extraits de ma lettre dans un prochain courrier des lecteurs.
Le numéro 180 de septembre 1994 dont le dossier principal concernait « sexe et plaisir en Occident » allait ouvrir à nouveau le courrier des lecteurs au « cas Robespierre ».
En préambule, « L’Histoire » devait le reconnaître : « Robespierre : La polémique continue. Notre dossier consacré à Robespierre ( n°177) continue de susciter de nombreuses réactions ».
Deux lettres étaient ensuite insérées totalement en opposition avec Furet-Gueniffey. La première bien argumentée était de Luc Colpart, qui avait étudié la Révolution avec Michel Vovelle. Le décor était ainsi planté. L’argumentation était judicieuse et se déclinait de cette manière :
Le premier mérite de Robespierre fut de placer les principes des Lumières dans le débat politique. Il défendit le suffrage universel et s’opposa au cens. Il défendit le droit des Juifs, l’abolition de l’esclavage et le droit de vote des femmes !!
Il fut fidèle à ses idées jusqu’à la mort et refusa tout arrivisme politique. Il eut certes une influence primordiale au sein du Comité de salut public qui fut cependant collégial. Il soutint l’alliance entre la bourgeoisie et les sans-culottes en 1793 malgré des antagonismes sociaux que l’auteur juge inconciliables. La Terreur fut essentiellement dictée par les circonstances dramatiques de l’époque. Robespierre chercha à la modérer et à la cadrer légalement.

La seconde lettre publiée était la mienne, du moins des extraits significatifs qui n’en dénaturaient pas le sens général !
Je rappelais mon appartenance à l’ARBR ( Amis de Robespierre pour le Bicentenaire de la Révolution), association du Pas-de-Calais créée en 1987. J’évoquais mon indignation lors de la lecture du dossier exclusivement à charge contre Robespierre. Puis vint ma dénonciation du courant historiographique de « L’Histoire », la calomnie thermidorienne permanente aux élucubrations de « l’école Chaunu. » Je dénonçais tout simplement la manque d’impartialité de la revue et son absence de pluralisme historique.
Je rappelai ensuite les mérites de Robespierre : personnage-clef de la Révolution et seul affublé du beau surnom d’Incorruptible. Il fut défenseur des Noirs, des citoyens « passifs », des Juifs. Il défendit inlassablement les libertés et fut l’un des « seuls pacifistes » en 1791-1792, s’opposant à la guerre. En 1793-1794, Robespierre fut l’un des sauveurs de la France menacée et envahie par la coalition royaliste européenne.
Je terminai en exigeant le pluralisme historiographique. D’autres articles présentant d’autres points de vue auraient du être proposés aux lecteurs de la revue et je citais plusieurs autres historiens : Soboul, Mathiez, Lefebvre, Bouloiseau, Vovelle. (non repris dans le courrier des lecteurs) Cette dénonciation visait à démasquer la partialité de la revue et à suggérer qu’il existait d’autres historiens reconnus ne partageant pas du tout les orientations anti-robespierristes du dossier.

« L’Histoire » aurait pu en rester là ! Quelle ne fut pas ma surprise en constatant qu’un droit de réponse était donné dans ce même courrier des lecteurs à Patrice Gueniffey, comme s’il fallait absolument qu’il obtienne le dernier mot !

Et quel ton ! Quelle arrogance et quel mépris ! Droit dans ses bottes, le ton est donné d’emblée : « les lettres que publie « L’Histoire » ont les accents de la foi blessée. Si mon article a pu choquer leurs auteurs, je ne m’en excuse pas. Au reste, leurs « arguments » n’appellent aucune réponse ».
Pas dignes donc, ces contradicteurs, d’obtenir une réponse argumentée de l’historien Gueniffey ! Nous sommes mis dans le grand sac des hagiographes à la suite d’Ernest Hamel et d’Albert Mathiez ! Reconnaissons qu’il y a bien pire comme compagnie. Sans difficulté aucune j’assume celle-là !
L’objectif est de nous caricaturer pour nous faire passer pour des « inconditionnels aveugles » qui célèbrent un véritable culte de la personnalité : « Ils exigent en quelque sorte que l’on ne touche pas à l’idole, qu’on la célèbre, qu’on la décrive sous les traits du défenseur des principes ou du pur agneau sacrifié par la méchanceté des hommes et, accessoirement, par les « antagonismes sociaux » ».
Nous n’étions pas d’accord avec lui, on devenait ses censeurs !
Incroyable, alors que c’était seulement lui qui avait les honneurs de « L’Histoire ». À quel moment a-t-on pu y lire un article d’Albert Soboul ou de Michel Vovelle ? Jamais !
Gueniffey terminait sa diatribe par une attaque aussi malveillante qu’injuste : « On pourra se consoler en se disant qu’il en va du culte des grands hommes comme de celui des dieux : l’un comme l’autre a ses prophètes, et ses bigots ».
Je me souviens parfaitement avoir fait lire ce courrier des lecteurs à Christian Lescureux qui fut scandalisé par la « réponse » de Gueniffey, lui souvent si pondéré !
Christian décida alors de relater dans le bulletin de l’ARBR cette bataille de « L’Histoire ». Il rédigea donc lui-même, comme très souvent à l’époque, cet article publié dans le bulletin numéro 20 d’octobre 1994 :
« Réponses à la Revue « L’Histoire ».
Courriers et coups de fil multiples ont convergé vers l’ARBR dans les jours qui ont suivi la sortie du numéro de la Revue « L’Histoire » portant en gros titre « Robespierre Portrait d’un Tyran » en couverture.
Chacun exprimait son indignation et souhaitait que nous protestions. La revue elle-même a cité des extraits de deux des lettres qu’elle a reçues à propos de ce dossier, dont celle de notre ami Bruno Decriem. Voici quelques-une des passages de ce courrier :
« J’appartiens à une association départementale ( Les Amis de Robespierre pour le Bicentenaire de la Révolution). Je tiens à m’indigner publiquement contre votre dossier sur Robespierre.
Je ne peux que déplorer le manque d’impartialité avec lequel vous avez traité ce personnage-clef de la Révolution... ( défenseur des Noirs, des citoyens passifs, des Juifs, des libertés individuelles, seul pacifiste en 1791-1792, …)
Bien sûr Robespierre ne laisse personne indifférent et son rôle dans la Terreur peut être discuté. ( Il a cependant été, en 1793-1794, l’un des sauveurs de la France envahie par la coalition royaliste européenne.) Mais il aurait fallu, pour être impartial, intégrer à côté de vos articles anti-robespierristes d’autres articles présentant un autre point de vue. »

Dans une réponse acerbe Patrice Gueniffey fait mine de n’avoir pas compris l’appel des correspondants à l’impartialité ( et à la publication de points de vue contradictoires). Il parle hagiographie et d’adorateurs d’idoles et perd la mesure jusqu’à traiter ses censeurs de « bigots ». »

2004 : Dix ans après, la récidive de « L’Histoire ».

En 2004, dix ans exactement après le dossier de 1994, un numéro spécial de la revue paraissait : Les collections de « L’Histoire » numéro 25, octobre-novembre 2004 sous le titre programmatique « La Révolution française La liberté et la Terreur. » L’avant-propos éditorial « Grandeur et misère » mettait en avant curieusement les thèses de l’historien Jacques Godechot. Il visait à minimiser l’importance de la Révolution en la « replaçant » dans une période beaucoup plus large de révolutions, révoltes et troubles de la fin du XVIIIe siècle.
« La Révolution française est toujours d’actualité. Toute réflexion en profondeur sur la politique nous y ramène. Sans doute n’est-elle pas unique. Les historiens, aujourd’hui, la situent dans le contexte du grand bouleversement que Jacques Godechot, il y a quarante ans, appelait « les révolutions occidentales ». »
Il y eut cependant une très légère inflexion dans la revue consacrée à la Révolution. Trois pages complètes de bibliographie (Pour en savoir plus) orientent le lecteur.
Si Furet garde la prépondérance, les bibliographies citent les ouvrages de Michel Vovelle, Georges Lefebvre, Michel Biard et même le dictionnaire Albert Soboul ! « Un dictionnaire précieux venu de l’école marxiste ».
La bibliographie consacrée à Robespierre comporte treize ouvrages dont les « œuvres complètes », l’excellent Que sais-je ? de Marc Bouloiseau et le non moins excellent « Thermidor, la chute de Robespierre » de Françoise Brunel, présenté ainsi « Une mise au point nuancée. »
Plusieurs auteurs d’articles sont intéressants : Roger Dupuy, Jean-Paul Bertaud et Antoine de Baecque.
Pour Robespierre, hélas, rien ne change,ou presque ! D’ailleurs l’article le concernant n’est que « la version revue et mise à jour » de « Itinéraire d’un Tyran » de Patrice Gueniffey.
Le titre a évolué. Le Tyran a disparu ! Ou presque ! Il est remplacé par le fanatique ! « Robespierre : Itinéraire d’un fanatique. »
L’article reste du même acabit. Robespierre est « L’inquisiteur de la Révolution. » « Il y a du fanatique en Robespierre ; il y a également du chef de secte ». On reprend ici les calomnies lancées contre Robespierre par ses ennemis dès la Révolution, particulièrement celles des Girondins. L’accusation de dictature revient ici évidemment : « Une dictature de plus en plus personnelle ». « Robespierre avait atteint le sommet de la puissance mais celle-ci ne reposait que sur la crainte qu’il inspirait ».
Gueniffey terminait en présentant un Robespierre usé en thermidor : « Le 9 thermidor : la chute d’un vieillard de trente-six ans ».
Ce portrait peu flatteur était suivi par la reprise de l’interview de François Furet de 1994 ( mais avec seulement des extraits choisis) pourtant la problématique avait changé ! Exit Staline ! Désormais, c’était Lénine que « L’Histoire » voulait condamner ! Tiens donc ! Le titre de l’interview avait donc été changé : « Après Robespierre, Lénine... » Un chapeau présentait l’interview ainsi : « Il est banal de comparer Robespierre à Lénine, la Révolution française à la Révolution russe... que vaut le parallèle ? Il y a dix ans, François Furet répondait à nos questions ». Le questionnement était donc autre mais les propos de Furet identiques ! Et pour cause, il était mort depuis 1997.
« L’Histoire » avait ajouté une photographie de Lénine sur la place rouge en 1919. La revue assumait son « furétisme » avec cette phrase : « François Furet a profondément renouvelé la lecture de la Révolution française ».
Une nouvelle fois, l’anti-robespierrisme s’étalait dans la revue via ces deux articles datés de 1994 et recyclés dix ans après.
Le 12 novembre 2004, j’envoyais donc à nouveau une lettre de protestation au rédacteur en chef de « L’Histoire » dont voici le texte en intégralité :
« Je tiens par ce courrier à manifester ma désapprobation concernant l’article de Patrice Guennifey paru dans « Les Collections de « L’Histoire » numéro 25 » « Robespierre, itinéraire d’un fanatique ».
En effet, j’appartiens à une association arrageoise fondée en 1987, l’ARBR (Amis de Robespierre pour le Bicentenaire de la Révolution), association destinée à rétablir la vérité sur Robespierre et à faire connaître ses mérites.
Je déplore que vous ne donniez la parole qu’à un seul courant historiographique dans votre revue, celui des calomnies thermidoriennes, réactionnaires et néo-libérales de Furet. Pour souci d’impartialité et d’objectivité, il aurait fallu publier une autre article d’historiens d’autres courants, spécialistes confirmés de Robespierre comme Françoise Brunel, Michel Vovelle ou Claude Mazauric. Robespierre a été un grand homme d’État, représentant du peuple et défenseur de ses droits démocratiques que tant d’autres cherchaient à abolir.
Rappelons notamment ses prises de positions pour le vote au suffrage universel ou contre l’esclavage colonial. Il a été l’homme du gouvernement révolutionnaire dans un contexte, rappelons-le, où la République française était menacée par l’Europe royaliste coalisée et les rébellions intérieures. Il s’est opposé fermement aux excès des proconsuls terroristes qui l’abattront le 9 thermidor, comme le montrent les travaux des grands historiens Mathiez, Lefebvre et Soboul.
Ce « grand procès jugé mais non plaidé » ( Cambacérès) ne peut se contenter d’une « vulgate furetiste » rabâchée puisant ses sources dans les ragots thermidoriens.
L’article de Gueniffey ( paru une première fois en 1994 puis de nouveau en … 2004) obéit à cette idéologie dépassée et y ajoute un style spécifique, celui de la médiocrité.
En vous remerciant par avance de l’intégration de ma lettre dans votre prochain courrier des lecteurs, veuillez recevoir, Monsieur le Rédacteur en chef, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Bruno Decriem Professeur d’histoire-géographie. »

Plus ferme encore que ma lettre précédente de 1994, celle-ci se heurta au silence absolu. « L’Histoire » ne répondit pas et naturellement mon courrier resta « lettre morte » et évidemment non retenu pour le courrier des lecteurs.
Pourtant, comme l’écrira plus tard Michel Vovelle (en 2017 dans « La Bataille du Bicentenaire de la Révolution Française ») « Vingt-cinq ans après, le furetisme n’est plus qu’une ombre ». Il égratigne au passage Patrice Gueniffey ! « Que François Furet n’ait pas fait école ou que les élèves n’aient pas la carrure du maître ( Patrice Gueniffey ou Ran Halevi) est un jugement personnel, mais assez partagé ».

L’époque change, le Bicentenaire est derrière et les enjeux historiographiques évoluent, souvent avec le contexte politique, notamment avec le XXIe siècle, ce que résume parfaitement Vovelle en une formule humoristique en 2010 : « Soboul est mort, Furet est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien ».

2013 : Dix ans plus tard, doit-on, enfin, réhabiliter Robespierre ?

En 2013, « L’Histoire » publie un nouveau numéro spécial sur la Révolution : les Collections de « L’Histoire » numéro 60, de juillet 2013 intitulé : « La Révolution française Dix années qui ont changé le monde. »
Pour la seconde fois, Robespierre est en couverture la partageant avec un détail du tableau de Weerts « L’assassinat de Marat. »
Dans son avant-propos Michel Winock fait surtout le point des enjeux historiographiques du Bicentenaire, un quart de siècle plus tard ! « Ce moment-là [ le Bicentenaire] fut pourtant l’occasion d’une nouvelle querelle entre ceux qui discernaient dans la Révolution la matrice des totalitarismes et les disciples de Mathiez et de Soboul, perpétuant l’apologie de 1793 ».
Il devait pourtant le reconnaître : « La Révolution est un épisode majeur de l’histoire mondiale ». Elle restait donc un « objet chaud » à étudier comme le disait souvent Vovelle. « Et puis surtout la Révolution n’échappe pas aux tempêtes d’une histoire mondialisée ». La Terreur elle-même était finalement réinterrogée : « La Terreur demeure un objet de répulsion, de fascination et, en tous cas, d’interrogation ».
On trouve notamment dans ce numéro spécial de 2013 des articles des historiens Pierre Serna, Guillaume Mazeau et Antoine de Baecque.
Dans la bibliographie finale ( en page 98) apparaissent les ouvrages d’Albert Soboul, Michel Vovelle, Marcel Dorigny, Sophie Wahnich, Dominique Godineau et Marc Belissa.
Sur Robespierre en particulier, quatre ouvrages récents ( 2012-2013) sont proposés :
1 : Michel Biard et Philippe Bourdin, Robespierre portraits croisés.
2 : Peter McPhee : Robespierre.
3 : Cécile Obligi : Robespierre, la probité révoltante.
4 : Annales Historiques de la Révolution Française numéro 371 : Robespierre.

Sont également cités en références, l’Institut historique de la Révolution française ( I.H.R.F.) et les Annales Historiques de la Révolution Française ( AHRF) ainsi que le livre réédité de Jean-Philippe Domecq, Robespierre, derniers temps et le beau film de Jean Renoir de 1938 « La Marseillaise » auquel a contribué la CGT. Les deux grands musées de la Révolution ( Carnavalet et Vizille) sont également cités.
Dans le lexique, la définition de la Terreur est intéressante et montre une inflexion de la revue : « Le mythe d’un système de dictature centralisée et dirigée par Robespierre a été inventé par ceux qui prennent le pouvoir après sa chute, en Thermidor. »

On retrouve néanmoins cependant et pour la troisième fois en vingt ans, l’article de Patrice Gueniffey « Itinéraire d’un Tyran » remis à jour à nouveau.

Le titre et le chapeau ont pourtant nettement évolué. « Doit-on réhabiliter Robespierre ? » Ils semblent reprendre l’interrogation célèbre de Marc Bloch : « Maître d’œuvre de la Terreur et premier tyran moderne pour les uns, héros maltraité par une légende noire pour les autres, l’Incorruptible continue de diviser. Qui fut vraiment Robespierre ? »
Les sous-titres nouveaux de l’article sont dans ce sens : À l’écoute du peuple, un « Dictateur à l’eau de rose », Qui dirige le Comité ?, Étrange chute.
L’intégrité personnelle et politique de Robespierre est reconnue : « A la différence de tant d’autres, il ne jouait pas à la révolution mais s’est investi totalement et sans retour dans la politique. »
Un débat entre deux historiens complétait l’article. Sa problématique demeurait simpliste : « Robespierre fut-il le maître d’œuvre de la Terreur ? »
Guillaume Mazeau développe l’idée d’une « responsabilité partagée. » Pour lui, la dictature de l’époque était réelle mais collective et surtout légale car s’appuyant sur les décisions de la Convention nationale. « Entre 1793 et 1794, parcouru de divisions, le Comité de salut public ne tombe jamais aux mains d’un homme : il demeure une institution collégiale, soumise au contrôle de l’Assemblée. » L’accusation de dictature personnelle est donc rejetée : « Il n’exerce jamais le pouvoir omnipotent qu’on lui prête trop souvent ».
Bizarrement, l’inévitable Patrice Gueniffey partage assez cette position : « Robespierre n’était au départ que l’un des membres de cette dictature collégiale ». « Jamais sa domination ne fut entière ».
« Il ne pouvait imaginer la dictature sous une autre forme que romaine ; il ne pouvait non plus imaginer que cette dictature cessât d’être collégiale ».
Robespierre fut donc, et de plus en plus, une « autorité » au printemps 1794, mais sans l’envie de la dictature, ni d’ailleurs les compétences ! « Au fond, il ne possédait pas les « qualités » ou les défauts, comme on voudra, qui lui eussent permis de devenir un dictateur ». Cette vision un peu nouvelle d’un Robespierre peu compatible avec le pouvoir suprême sera reprise en 2016 dans la biographie de Jean-Clément Martin « Robespierre La fabrication d’un monstre. »
Quant à Gueniffey, il s’interroge sur la vision et les objectifs de Robespierre à l’été 1794 et conclut à la suite de nombreux biographes par une absence de réponse : « Nous ne saurons jamais quels étaient ses projets ».
Ainsi se terminait la réflexion de Patrice Gueniffey sur Robespierre après vingt ans d’un même article dans « L’Histoire » , par une sorte d’impuissance à savoir réellement les motivations et projets de l’Incorruptible.

En juin 2019, bien plus ouvert, le journal « L’Humanité » invitera Patrice Gueniffey à un face-à-face avec Pierre Serna sur « Deux lectures historiques de la Révolution française » dans un hors-série consacré aux 230 ans de la Révolution : [1] Journal engagé créé par Jaurès « L’Humanité » montrait l’exemple du pluralisme historique.
Dans les Collections de « L’Histoire » numéro 60, on trouvait un article de Virginie Martin consacré à la guerre : « La République a-t-elle voulu la guerre ? » cette article permettait l’organisation d’un nouveau débat contradictoire, entre Brissot et Robespierre. Des extraits de son discours au club des Jacobins du 2 janvier 1792 étaient cités, avec en titre, sa formule restée fameuse : « Personne n’aime les missionnaires armés ».

2017 : Une nouvelle orientation de « L’Histoire » ?

En mars 2017, près d’un quart de siècle après son premier dossier, « L’Histoire » présentait un second nouveau dossier sur Robespierre, en se concentrant sur Thermidor : « 9 thermidor an II La chute de Robespierre. » ( numéro 433) Robespierre faisait pour la troisième fois les honneurs de la couverture de la revue. Le dossier était composé de plus de vingt pages particulièrement denses et enrichies d’une riche iconographie et autres documents souvent judicieux.
L’éditorial du numéro restait pourtant dans la même veine anti-robespierriste. Certes la notion de « Coup d’état » était mise en avant et la lecture trafiquée thermidorienne de la chute de Robespierre était enfin contestée : « Est-ce aussi simple ? » mais il y avait encore et toujours cette présentation de l’identification de Robespierre et de la Terreur : « Même si Robespierre n’en était pas le seul responsable, il fallait qu’il meure pour que la Terreur prenne fin ». Terrible phrase qui vise à montrer qu’intrinsèquement l’idéologie de la revue n’avait semble-t-il pas changé.
Le dossier est pourtant d’une autre qualité. Les tous derniers historiens spécialistes de Robespierre sont au menu, et livrent les résultats de leurs travaux de recherches. En réfléchissant, je ne peux que déplorer que « L’Histoire » n’ait pas voulu donner la parole (et la plume !) à la génération précédente d’historiens, celle de Soboul, Mazauric, Vovelle, qui s’opposaient, il est vrai, aux thèses de Furet.

Le magazine constate que la légende noire de l’Incorruptible a persisté depuis plus de deux cents ans et permet aux historiens de tenter de répondre aux raisons de cette persistance : « Une chose est certaine : la légende noire qui se met en place dès Thermidor va perdurer jusqu’à nos jours avec une étonnante stabilité ».
C’est Jean-Clément Martin, spécialiste de l’utilisation politique de la mémoire vendéenne qui plante le décor « 9 thermidor chronique d’un coup d’état » et entreprend de présenter une chronologie du 9 thermidor heure par heure !
Derrière cet objectif il y a l’ambition de réfléchir aux derniers moments de Robespierre abattu par une coalition hétéroclite de circonstance qui formera la « réaction thermidorienne » : « La chute de l’ancienne idole de la Révolution a fait couler beaucoup d’encre. Que sait-on exactement des derniers jours de l’Incorruptible ? »

On ne peut que suivre Martin lorsqu’il explique comment les conjurés vont faire de Robespierre « un bouc-émissaire » afin de décharger sur sa mémoire leurs propres excès et turpitudes. « Une crise de gouvernement, un coup d’État préventif, exécuté dans une grande improvisation par d’anciens collègues de Robespierre qui, par un tout de passe-passe, ont fait oublier leurs propres responsabilités ».

Thibaut Poirot rappelle ensuite dans un court article le rôle des victoires militaires françaises dans la critique du régime de salut public : « Fleurus, la victoire de trop ? » « Les critiques de Robespierre sur la conduite de la guerre ont participé à sa chute après la victoire de Fleurus le 26 juin 1794 ».
Très originale et novatrice se trouve la démarche d’Hervé Leuwers qui s’interroge sur la solidité de la popularité de Robespierre entre avril et juillet 1794 : « Avait-il vraiment perdu la confiance du peuple ? » comme on le dit souvent hâtivement !
L’adverbe « vraiment » permet de remettre en cause cette thèse ressassée. D’ailleurs, dès le tout début de la révolution, déjà, Robespierre excite les antagonismes, entre détestation et admiration : « Le Conventionnel est cependant loin d’avoir perdu toute estime publique. Les deux images contraires de Robespierre, celle de l’Incorruptible et celle du monstre, coexistent à l’été 1794, comme elles ont coexisté en 1792, et même dès 1790, rappelons-le ! » En ce sens « Le 9 thermidor n’invente pas la légende noire, il la consolide ». A côté de cette image négative, Robespierre avait et a conservé des soutiens populaires très prononcés : « Ni en 1794, ni dans les premières années du XIXe siècle, Robespierre n’a perdu la confiance de tous. » Il conservera donc des admirateurs durant son existence puis lors de sa postérité : « [Les attaques] sont loin d’avoir fait disparaître la fascination de certains contemporains pour le personnage ».
Hervé Leuwers revient également sur le « duel Danton-Robespierre » et explique qu’il a surtout été créé au XIXe siècle pour des raisons politiques. Leur rivalité n’a en fait concerné que les quelques mois de la première moitié de 1794. « Ce n’est qu’après la mort de Danton, le 5 avril 1794, que les deux Conventionnels se sont figés en deux figures inconciliables, et leurs relations, en un duel mythique ».
S’appuyant sur leur excellent ouvrage « Robespierre La fabrication d’un mythe », Marc Belissa et Yannick Bosc reviennent sur la « légende dorée, légende noire XIXe-XXIe siècles. » Ces deux légendes cohabitent depuis la mort de Robespierre : « Légende noire et légende dorée cohabitent depuis sa mort en 1794. Et, aujourd’hui encore, Robespierre divise, au delà du clivage gauche-droite ». Les deux historiens rattachent Robespierre aux soubresauts de la République : « Toujours ancrée dans notre imaginaire politique, la figure de Robespierre resurgit dans les moments de crise, lorsque s’installe le doute quant à l’effectivité de la promesse républicaine ».
Finalement, par sa destinée posthume faite de polémiques incessantes et de jugements tranchés, Robespierre demeure un personnage historique essentiel et vivant ! « Robespierre appartient ainsi au cercle étroit des personnages qui restent vivants au travers des polémiques, leur fortune historique étant souvent la mesure de nos infortunes politiques ».
Marc Belissa et Yannick Bosc distinguent quatre principaux « moments Robespierre » depuis plus de deux siècles.
1 : Le premier se situe auteur de la Révolution de 1830 alors que les derniers protagonistes vivants de la Révolution française témoignent, dans un contexte politique d’échec et de fin de la Restauration.
2 : Le second moment se situe au début du XXe siècle jusqu’à la victoire du Front Populaire. (1900-1936) C’est le combat universitaire d’Albert Mathiez doublé de celui, social et socialiste, de Jean Jaurès. Robespierre devient la grande figure révolutionnaire revendiquée par la gauche socialiste et communiste.
3 : Le troisième moment date de mai 68. le personnage sulfureux se « normalise ». Il devient un homme politique historique important et reconnu.
4 : le quatrième et dernier moment est récent : depuis 2011. « Au secours, il revient ! » L’actualité politique le sert en cette période de dénonciation de la corruption de certains hommes politiques. La découverte puis la mise aux enchères de ses précieux manuscrits le médiatisent fortement. La mobilisation générale d’hommes et d’associations robespierristes ( dont la nôtre) pour sauver ce patrimoine montre l’importance historique et actuelle de Robespierre. L’affaire de la « reconstitution faciale » a également agité les commentateurs.
Guillaume Mazeau dans « La figure du mal » constate que l’utilisation de Robespierre dans les fictions ( cinéma, théâtre, romans, …) a renforcé bien souvent la légende noire. « Ce sont les supports fictionnels qui ont fait de lui la figure sombre et totémique de la période révolutionnaire ».
Un historien britannique, Colin Jones, présente Robespierre « vu d’Angleterre ». Robespierre intéresse les britanniques : « Aucun historien anglophone ne se qualifierait aujourd’hui de « robespierriste ». Pourtant, Robespierre continue de susciter la curiosité, qui n’est pas toujours teintée d’antipathie ». En raison de l’histoire antagoniste entre la France et l’Angleterre durant le XVIIIe siècle, il existe des « rapports passionnés des Anglais avec l’Incorruptible depuis le 9 thermidor ». Ce qui domine pourtant c’est la perplexité autour du personnage, ainsi que les polémiques qu’il suscite encore et toujours : « Il est peu probable d’arriver un jour à un consensus autour de Robespierre ».
Le dossier est complété par de nombreux documents et extraits de textes : « Une belle âme » par Albert Laponneraye, « Pourquoi tant de haine ? » extrait du blog d’Alexis Corbière.
Une très solide bibliographie oriente les lectures :
Cinq biographies de l’Incorruptible, celles de Michel Biard et Philippe Bourdin, Hervé Leuwers, Jean-Clément Martin, Peter McPhee, Cécile Obligi.
Six ouvrages sont consacrés au 9 thermidor dont ceux de Bronislaw Baczko, Michel Biard et Françoise Brunel.
A nouveau six ouvrages pour la légende posthume de Robespierre dont ceux de Marc Belissa et Yannick Bosc, Olivier Bétourné et Aglia I. Hartig, et Alice Gérard.
Les œuvres complètes de Robespierre en 11 volumes permettent de « lire Robespierre. »
On voit que ce dernier dossier de « L’Histoire » est enfin devenu sérieux, documenté, équilibré et assez complet.

COMMENT CONCLURE ?

D’abord par un constat très intéressant, celui de la reconnaissance de l’ARBR par la revue ! En effet dans les repères chronologiques consacrés à « la fabrication du mythe », en 13 dates, de 1795 à 2013, entre 1933 et l’installation du buste de Robespierre dans l’Hôtel de ville d’Arras et 2011, les manuscrits de Robespierre mis en vente chez Sotheby’s et préemptés finalement par l’État, on trouve la date de 1987 ! « 1987 : Création de l’association des Amis de Robespierre pour le bicentenaire de la Révolution. (ARBR) ».
Ensuite par quelques remarques. L’évolution de « L’Histoire » s’est finalement avérée nécessaire. La revue a du tenir compte des récents et nombreux travaux novateurs consacrés à la Révolution par toute une nouvelle génération d’historiens. Ce n’est pas la Révolution qui est terminée, mais c’est la vulgate furétiste ! La vieille rengaine Robespierre-tyran-guillotine s’est usée et ne peut plus être suffisamment audible par des amateurs d’histoire exigeants et critiques.
L’anti-robespierrisme a dû, lui aussi, se renouveler sauf à se caricaturer lui-même. Le développement des réseaux sociaux et nouvelles technologies a pu également jouer, souvent pour le pire, mais aussi parfois, dans le désordre, pour une réflexion décapante nouvelle de certains articles. Dans ces conditions, la revue « a adapté » ses articles afin de conserver son lectorat.
Ce qui manque pourtant, ce sont les analyses qui montrent l’extrême modernité des idées de Robespierre.
Le peuple réel est absent ! Or, que ce soit à la Constituante ou plus tard à la Convention, Robespierre s’est toujours élevé en faveur des humbles, ces couches populaires, paysans pauvres, soldats modestes, journaliers des champs, sans-culottes prolétaires des villes et a défendu leurs droits, tous leurs droits, y compris le droit à l’insurrection et les droits sociaux « oubliés » !
Évidemment dans cette ligne éditoriale furétiste, cet aspect fondamental de Robespierre a été totalement ignoré par la revue.
Terminons enfin, par un petit article très étonnant.

À côté d’une photographie de la cour de récréation du lycée Robespierre d’Arras, où l’on voit distinctement le buste de Robespierre – celui inauguré en mai 1990 par Claude Mazauric à l’initiative de la municipalité et de l’ARBR – l’article reprend un extrait du discours de Maurice Thorez prononcé à Arras le 4 mars 1939 : « Le plus glorieux fils d’Arras. » Rapprochement anachronique s’il en est : l’actuel lycée n’existait pas en 1939 ! Rappelons aussi que ce meeting du dirigeant communiste à Arras, rendant hommage à Robespierre fit l’objet d’une communication de Christian Lescureux « Maurice Thorez à Arras pour le 150e anniversaire de 1789 », lors du colloque d’Arras d’octobre 1992 « Mouvement ouvrier et République » organisé par l’ARBR Avouons qu’il parâit incroyable de voir « L’Histoire » se faire désormais le thuriféraire non seulement de Robespierre mais aussi de Maurice Thorez !

Bruno DECRIEM (ARBR) (Juin 2019)

Sauf indications contraires, les citations sont issues des numéros de « L’Histoire » :

113- Juillet-Août 1988 : « 1789-1989 Deux cents ans de Révolution française. »
177- Mai 1994 : « Dossier Robespierre Portrait d’un Tyran. »
180- Septembre 1994 : « Dossier Le sexe et le plaisir en Occident. »
25- Les Collections de « L’Histoire »- Octobre-Décembre 2004 : « La Révolution française La liberté et la Terreur. »
60- Les Collections de « L’Histoire »- Juillet 2013 : « La Révolution française Dix années qui ont changé le monde. »
433- Mars 2017 : « Dossier 9 thermidor an II La chute de Robespierre. »


[1« 1789-2019 L’égalité, une passion française. » À commander auprès du journal l’Humanité