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La révolution française et les origines de la laïcité

Un article de Michel Vovelle

mercredi 30 décembre 2015

LA RÉVOLUTION 
FRANÇAISE
ET LES ORIGINES DE LA LAÏCITÉ [1]

Michel Vovelle [2]

Au-delà de la commémoration de la séparation de l’Eglise et de l’État, le thème de la laïcité prend une intensité et une actualité toutes particulières, avec des discours forts différents. Ils nous amènent à nous interroger sur sa représentation. Est-ce une des formes de ce que l’on appelle l’exception française ? Une exception française vue comme une sorte de curiosité, qui attire parfois de la sympathie ou, le plus souvent, beaucoup d’incompréhension.
C’est à partir de ces interrogations que je développerai ma réflexion sur les origines de cet héritage et la spécificité du partage laïque dans notre tradition française. En dépit de quelques réserves, la Révolution française apparaît comme un événement fondateur dans notre histoire nationale (politique, économique, sociale, culturelle, culture religieuse et nos mœurs), mais aussi dans l’histoire de l’humanité, dans l’histoire universelle. Inévitablement il nous faut commencer par le début et rappeler ce qui apparaît alors comme un repoussoir : la monarchie française d’institution divine. Cette monarchie de 1789 où le roi, sacré à Reims, est l’oint du Seigneur. La fonction et la présence du roi sont indissociables de l’exercice et de la présence de la religion. Celle-ci fait partie intégrante de l’appareil d’État et plus largement, de l’institution de cet ancien régime où le roi, personnage sacré, et la religion, en l’occurrence la religion catholique, détiennent, c’est peu dire, le monopole. Même si la loi est quelque peu assouplie en 1787 avec l’octroi de l’Édit de tolérance envers les protestants et les israélites, le monopole de l’Église catholique ne tolère pas ou à peine les dissidences religieuses.

Ce statut de non-séparation de l’Église et de l’État permet au clergé catholique de jouer un rôle essentiel qui, sans être directement lié à l’exercice du pouvoir politique, englobe des domaines extrêmement larges : la police des mœurs et la réglementation du comportement de tous les sujets, l’enseignement, l’assistance, la charité... Ainsi dans cette société d’ordre, hiérarchisée, l’Église et le clergé sont les premiers, devant la noblesse, dans l’ordre des honneurs. C’est cette situation, qui d’une certaine façon peut apparaître comme le point de départ initial, n’est pas à ignorer. Pourtant je ne reprendrai pas l’image traditionnellement évoquée d’une France « toute chrétienne » en 1789. Certes, un aspect est indiscutable : la pratique religieuse est encore tout à fait élevée et, par certains aspects, inattaquée. Je prends en compte ce que disent les sociologues de la religion à propos des gestes saisonniers (le baptême, le mariage, la sépulture), lesquels sont encore pratiqués à 95% sous l’égide ou le contrôle d’une Église dont les registres paroissiaux représentent l’état civil traditionnel.

La vie demeure rythmée par les moments de l’année liturgique et les observances, même si certaines d’entre elles (la pratique pascale par exemple) fléchissent dans des villes ou des campagnes. Ce très bref rappel pour souligner que ce système est un système contesté. Contesté au niveau des élites et en particulier des parlements et de la classe dirigeante qui, de tradition gallicane, ont soutenu l’action des souverains. Ils s’opposent aux prétentions et aux marques de déférence dues au souverain pontife et à l’Église de Rome. Ils revendiquent également une autonomie de la direction du clergé et de la gestion des affaires religieuses. Contesté par certains courants religieux : c’est le courant janséniste qui, du XVIIe siècle des spirituels au temps d’Arnaud et de Pascal jusqu’au jansénisme du XVIIIe siècle, subit une mutation, que je qualifierai pour simplifier de diffusion, de démocratisation, en tout cas de pénétration dans certaines couches de la population et dans une partie du bas clergé. Ce courant, réprimé à la fois par la royauté et par le courant dit ultramontain sous influence romaine, a été en même temps un élément de pré-politisation. On fait de la religion en politique ou de la politique en religion et certains, dans une tradition catholique, ont vu dans ces héritages de luttes et d’affrontements du jansénisme auxvni6 siècle une des racines de la déchristianisation dans certaines régions. Ce sont là des thèses avancées sur lesquelles je ne m’attarderai pas.

CHANGEMENT DES ATTITUDES COLLECTIVES

À côté de ces contestations à l’intérieur de l’État ou de l’Église, ne passons pas sous silence l’importance qui, à la veille de la Révolution, peut être accordée à la diffusion des Lumières. Là encore, voilà une porte que je me contenterai d’entrouvrir brièvement, car elle mériterait plus qu’un rappel. Souvenons-nous de l’œuvre de Victor Hugo, dans laquelle le petit Gavroche en 1831 est au pied des barricades. Il ramasse des cartouches et y laissera la vie, mais qu’est-ce qu’il chante ce petit Gavroche ? « Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau ». C’est un des grands discours dominants de l’apologétique cléricale et conservatrice que Gavroche répète avec ironie : la faute à Voltaire, la faute à Rousseau. La diffusion de ces « Lumières » sous leurs différentes formulations, rousseauiste, ou celle du dieu horloger de Voltaire, déiste chez Voltaire, matérialiste chez Diderot, demande également à être prise en compte.

Mais à un autre niveau, nous pouvons apprécier dans la France du XVIIIe siècle, notamment à travers les gestes religieux, un changement des attitudes collectives. J’ai analysé et dépouillé, il y a quelques années, 20 000 testaments provençaux pour tenter de comprendre les attitudes devant la mort et ce qu’elles nous révèlent dans leur préambule spirituel. Ce travail m’a permis de constater un certain recul des attitudes et des comportements de piété ou de dévotion au cours de ce xviiie siècle et plus encore après 1770. Là où un négociant marseillais ne pouvait quitter ce bas monde sans demander cinq mille, dix mille, vingt mille messes pour le repos de son âme, s’opère à cette époque un fléchissement très net de ces gestes de dévotion dans l’élite bourgeoise. Des changements de comportement sur lesquels nous ne pouvons que nous interroger. Parlerons-nous de sécularisation, de désacralisation, d’évolution séculaire ou de déchristianisation commencée ? Cette question reste ouverte, mais on peut tenter de l’illustrer par le fléchissement du nombre des ordinations, la désertification de nombreux couvents et des ordres religieux, la crise des confréries, ces confréries de pénitents que mon ami Maurice Agulhon a étudiées. Cette mutation de la forme de sociabilité dévote conduit une partie des élites méridionales à se tourner vers d’autres supports de sociabilité, en particulier vers les loges maçonniques. Même si souvent l’individu reste à la fois pénitent et franc-maçon, il n’en demeure pas moins que la mutation est générale parmi ces élites et parmi certaines catégories populaires des villes comme des milieux ruraux.

10 août 1792 : Les Parisiens coiffent Louis XVI du bonnet rouge.

Cette chrétienté, d’autant plus sûre d’elle-même qu’elle est indissociablement liée à la monarchie, est confrontée à une série de ruptures fondamentales qu’amène la Révolution française au fil de ces années. Les voies, que la Révolution française emprunte conduisent à une relecture du rapport de la religion et de l’État, du rapport de la religion et de la société. Pourquoi l’histoire religieuse dans la Révolution a-t-elle été amenée à prendre une place aussi importante ?

Cette apparente lune de miel entre l’Église et le nouveau régime, où rien ne laisse présager la crise à venir, a donné lieu à diverses interprétations que je qualifierai de non productives : c’est la théorie du complot. Elle apparaît très tôt, puis sera reformulée en 1795 par le polémiste abbé Barruel. Cette théorie est celle du complot des philosophes, des illuminés de Bavière, des francs-maçons contre la monarchie, contre l’Église, la religion et les valeurs religieuses. Plus personne aujourd’hui, à part peut-être quelques-uns dans les milieux intégristes, ne croit à cette théorie puisque l’histoire montre que le soutien de la maçonnerie s’est réparti dans les deux camps. C’est avec une dynamique beaucoup plus profonde que Révolution se déploie et se développe.

Cette théorie écartée, reste une autre série d’explications qui ont la vie dure : la théorie de la bavure. Elle voudrait alimenter l’idée que les constituants, les révolutionnaires, aient fait fausse route, empruntant une voie pernicieuse vers l’abîme. En l’occurrence, il s’agit de cette nationalisation des biens du clergé, proposée très tôt par Talleyrand, dont le but est de répondre à ce trait de moralité - appelons-la bourgeoise - des constituants, à assumer les énormes dettes de la monarchie, provenant des dépenses pour les fastes royaux et la guerre d’Amérique. Comme l’a dit M. Lecouteux, un banquier : que fait-on dans les familles pour rembourser les dettes ? Eh bien on vend le patrimoine, et ce patrimoine, ce sont les biens du clergé qui représentent une richesse considérable, 5 à 6 % de terroir français. Ce geste, qui apparaît comme une avalanche de mesures : nationalisation des biens du clergé, (malgré les protestations) entraînant la nécessité de prendre en charge la subsistance, le traitement et l’exercice même des desservants du culte catholique, a eu d’importantes répercussions sur l’ensemble de l’équilibre social de la Révolution française.

Cette fonctionnarisation, ou salarisation du clergé, conduit à l’obligation de prêter serment de fidélité à la nation, à la loi et au roi. Les prêtres sont alors confrontés à un choix déchirant concernant leur statut : obéissance ou déférence, autorité pontificale ou autonomie. Ce choix est d’autant plus difficile que les prêtres sont amenés à se déterminer sans connaître la décision du pape Pie VI (approbation ou refus ?) qui ne sera connue qu’au mois de mars 1791. C’est à partir de cette réalité cruciale que se construit le schisme entre prêtres constitutionnels qui prêtent le serment de fidélité et prêtres réfractaires qui le refusent. En fait, cette théorie de la bavure se révèle fausse. Les constituants ne sont pas naïfs et n’agissent pas à la légère. Ces gens qui s’appellent Thouret, Merlin de Douai et autres, sont des juristes, des canonistes ; ils ont une grande expérience et ne se sont pas lancés dans cette opération sans réfléchir aux conséquences de leurs décisions. D’ailleurs, la réaction et l’attitude de la papauté nous donne d’une certaine façon, la clé du problème.

Ce bref Quod aliquantum du 10 mars 1791, suivi le 13 avril du bref Caritas, placés sous le signe d’anathèmes sans nuances, révèlent, sur le fond, l’attitude de la papauté à l’égard des mesures certainement agressives (mais éventuellement négociables) de la Révolution française. Le Quod aliquantum dénonce la spoliation matérielle, la nationalisation des biens, l’atteinte à l’autorité de Rome. Ce texte laisse transparaître les ressentiments provoqués par l’annexion d’Avignon et du Comtat. Mais au-delà du refus de remettre en cause les prérogatives et privilèges de l’Église, c’est toute la philosophie de la Révolution française et, plus largement, des Lumières qui est rejetée par Rome. Ce qui est en question, c’est la Déclaration des droits de l’homme, « c’est cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée ». Ces droits, considérés comme monstrueux par le pape, apparaissent, pour l’Assemblée, résulter de l’égalité et de la liberté naturelle de tous les hommes. C’est le cœur du problème. Au-delà de la politique concrète, matérielle de la Révolution française, c’est l’ensemble - son esprit et sa philosophie - que repoussent le pape et l’aristocratie. La Révolution française, dès 1789, nous apporte la désacralisation et la désinstitutionalisation.

La désacralisation : à la monarchie de droit divin, la Déclaration des droits de l’homme a substitué une proclamation faite en présence et sous les auspices de l’Être suprême. À la différence (voir les déclarations américaines) que la loi devient le produit de la volonté générale et non pas de la volonté divine. La liberté, l’égalité sont désormais l’expression des droits naturels opérant ainsi une désacralisation radicale : le passage du roi de France par la grâce de Dieu, au roi des Français par la volonté générale. Il s’agit d’une césure dont on ne saurait sous-estimer l’importance. La liberté religieuse constitue une des formes de la liberté d’opinion, de croyance et d’expression. Et si vous lisez ou relisez cette Déclaration des droits de l’homme, vous ne pouvez manquer d’être attiré par cette formule, qui peut nous paraître étrange : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». Il faudrait se plonger dans les procès-verbaux de l’Assemblée pour mieux comprendre l’âpreté de l’enjeu et les affrontements très vifs auxquels le débat sur cet article a donné lieu. J’aime à rappeler les propos de Rabaut Saint-Etienne, ce pasteur nîmois, qui demande que la tolérance, « cette notion indigne », soit proscrite. Ce qu’il réclame, c’est la justice, l’égalité, la liberté, ce sont des droits et non pas des tolérances. La Révolution française apparaît, dès ses débuts, comme la fondatrice de la liberté du culte et le passage de l’esprit de tolérance à l’égalité des droits et de liberté. Et ce passage à l’acte se fait rapidement. Les protestants sont vite mis sur un pied d’égalité avec les catholiques, les juifs le seront plus progressivement entre 1790 et 1991. Pour autant ne sous-estimons pas les limites rencontrées dans cette démarche de conquête des droits ; les problèmes liés à l’esclavage ou à l’émancipation féminine en sont des exemples.

La désinstitutionalisation : j’entends par désinstitutionalisation l’ensemble des mesures prises dans le domaine de l’état civil, la mise en place de l’institution du divorce, bref, tout ce qui concerne les gestes de la vie. Toutes ces mesures fondent déjà les bases d’une laïcisation de l’État. Nous savons qu’il y eut bataille. Elle s’est affirmée à partir de la fin de 1790 et plus encore en 1791 avec des affrontements très vifs autour du serment constitutionnel. À travers ce serment accepté ou refusé par les prêtres (curés et desservants) et la comptabilité locale des résultats, il s’agit, certes, du drame intérieurement vécu par ces desservants où la difficulté du choix religieux vis-à-vis du pape et de la monarchie prend toute son importance. Mais bien plus encore, ce sont les attitudes politiques : pour ou contre la révolution, que révèle ce serment constitutionnel. Ce que l’historien Timoty Tackett a appelé un référendum.

C’est là une expression des choix collectifs, reflétant la réalité des régions dans le domaine religieux comme dans le domaine politique. Et cette carte de France qui se dessine à travers les résultats du serment constitutionnel persiste encore aujourd’hui. Certes elle s’est modifiée, elle a connu des mutations, des réajustements significatifs, mais ce grand ouest, le nord-est ou le revers sud-est du Massif Central ne sont-ils pas toujours la France du refus ? Les enquêtes de la pastorale religieuse menée depuis lors en témoignent. Une carte qui, transposée aux attitudes collectives et politiques, nous donne une représentation des comportements électoraux depuis 1849, même si, depuis les années 1965, des modifications significatives apparaissent.

La Révolution a-t-elle cassé la France ? Ce serait prendre un sérieux raccourci que de le dire ! Certains indices, comme les études menées sur la diffusion de la littérature religieuse avant la Révolution française, font déjà apparaître, en filigrane, cette dichotomie de deux France et nuancent le cliché reçu d’une France toute chrétienne en 1789. Mais la Révolution n’est pas seulement héritière de ce paysage, elle va être aussi un événement structurant, selon l’expression de Timoty Tackett, ou un élément traumatisme pour d’autres. Un événement qu’il faut associer à cette seconde rupture majeure : la déchristianisation de l’an IL Cette déchristianisation de l’an II qui intervient entre l’hiver 1793 et le printemps 1794, après la rupture du schisme constitutionnel, est un test fondamental. C’est la tentative volontaire d’éradiquer la religion, les religions, par une avant-garde ou en tout cas par un courant qui se recrute dans le militantisme révolutionnaire. Ce mouvement reçoit un accueil mitigé, allant parfois jusqu’à de l’hostilité. Les paysans, qui les premiers se manifestent dans ce mouvement déchristianisateur, ne sont pas parisiens. Ils viennent de ce qu’on appelle à l’époque la campagne, Ris (Ris-Orangis), Mennecy... Et ce sont eux qui amènent à la Convention les débris de leur culte auquel ils ont décidé de renoncer : le ciboire, les ornements sacrés. Ce mouvement de déchristianisation sera suivi dans d’autres régions, notamment le centre de la France, du Nivernais au Limousin. La déchristianisation sera souvent rejetée ou parfois acceptée par soumission. Sur les vingt mille prêtres (25 % de la totalité) qui ont abdiqué de leur fonction et de leur statut de prêtrise, on peut considérer qu’environ un dixième l’ait véritablement fait avec enthousiasme. Malgré tout, la carte de la déchristianisation, reflet de la carte du serment constitutionnel, dessine clairement un courant d’anticléricalisme populaire, qui se manifeste au début de la Révolution (1791-1792). Ce courant, où se rejoint une partie des élites et des soutiens populaires, marquera longtemps les mentalités collectives. Dans ce contexte scandé par ces événements fondamentaux, je voudrais souligner, sans entrer dans le détail, les quatre options que la Révolution française a expérimentées dans les relations entre l’État et la religion.

La première option, celle du clergé national : on ne parle pas ici de séparation mais de la constitution civile du clergé, puisque les prêtres sont salariés, fonctionnaires et élus. Cette voie n’est pas condamnée d’avance - ily apeu de rétractations - malgré l’anathème pontifical, malgré le poids de la tradition et de la réprobation. Ces prêtres salariés représentent une petite majorité (51 % environ), cela confirme clairement le partage en deux du clergé. C’est la raison qui a permis à l’église constitutionnelle de s’implanter dans une grande partie du pays malgré quelques zones rebelles et réfractaires. Elle réussit à vivre, somme toute, jusqu’en 1793, où la continuité de la vie religieuse et des cérémonies liturgiques est assurée. Mais le 10 août 1793 s’opère un tournant. Il s’agit de la fête de la réception du texte constitutionnel de l’an I, célébrée sur les ruines de la Bastille, sur lesquelles on voit apparaître cette gigantesque statue de la Nature qui presse ses seins desquels coule l’eau où s’abreuvent les députés de la Convention venus des différents départements. C’est la première manifestation officielle qui marque la désacralisation du cérémonial civique. Cette Église constitutionnelle ne survit pas à l’épisode déchristianisateur dans la mesure où, contrairement aux prêtres réfractaires cachés ou émigrés, le clergé constitutionnel subit les effets de son abandon par le corps politique, thermidoriens ou directoriaux. Une expérience qui nous laisse ces grandes figures, comme celle de l’abbé Grégoire, exemple de fidélité dans la foi, qui n’a jamais cessé de porter son habit ecclésiastique, mais qui en même temps a conservé une attitude stricte de défense d’une Église gérée suivant des idéaux démocratiques. Il dira des rois qu’ils sont des monstres dans l’espèce humaine. Cette expérience d’un clergé national n’a pas débouché.

La seconde option, celle de l’éradication complète : elle nous paraît illusoire, mais je songe à certains historiens, notamment à mon prédécesseur à la chaire d’histoire de la Révolution à la Sorbonne, Alphonse Aulard, qui a écrit quelque part que si la déchristianisation avait duré un peu plus longtemps, peut-être aurait-elle pu extirper un christianisme qui avait parfois, je cite : « des racines courtes ». Je lui laisse la responsabilité de cette extrapolation. Les exercices de simulation ne sont pas le propre de l’historien, en tout cas, prudent. Cette éradication complète a été tentée dans le cadre de la Révolution française, et rêvée par toute une partie du mouvement le plus engagé, notamment les hébertistes et d’autres leaders d’opinion. Je songe en particulier à ce journaliste, Salaville, qui dénonce, Chaumette, ce haut dignitaire de la Commune de Paris, qui organise des funérailles avec un nouveau rituel : un officier municipal porteur d’une écharpe tricolore et de cette épitaphe : « l’homme juste ne meurt jamais, il vit dans la mémoire de ses concitoyens ». « Mais attention, dit Salaville, c’est une autre religion qu’on nous ramène là, on veut à nouveau nous fanatiser ». Si ce rêve d’éradication complète a certes existé, il est à nuancer. Ainsi le représentant Lequinio, d’origine bretonne, qui déclare dans la cathédrale de La Rochelle (appelée temple de la Raison) : « non citoyens ! Il n’est pas de vie future, non, de toutes ces histoires des houris des mahométans, les saintes et les saints, il ne restera de nous quand nous serons morts, il ne restera de nous que la mémoire de nos actions et le souvenir de notre vie passée ». Pourtant, peu de temps après, à la Convention, Lequinio fait sa palinodie et adopte un profil bas. Pourquoi ce revirement ? Parce que la question des cultes civiques se trouve posée dans la Révolution française et se focalise dans un duel entre la Raison et l’Être suprême.

La troisième option, la Raison ou l’Être suprême ? Le culte de la Raison, promu par la vague déchristianisation, est désavoué très tôt par la Convention, par Danton, Robespierre, par la Montagne. Il se propage avec ce que l’on en connaît de plus superficiel et sans doute de plus suggestif : les déesses Raison. Ces déesses Raison, que l’on rencontre à Paris mais aussi en Provence, sont les filles de la Nature, la valeur suprême d’une humanité émancipée de toute présence divine. Dans une étude présentée chez Georges Labica, je m’interrogeais : qu’est-ce que la Raison ? Que représente-t-elle ? De qui est-elle la fille, de la nature ou du panthéon révolutionnaire ? Et je me suis aperçu que souvent, derrière la Raison, c’est l’Être suprême qui se profile, celui que Robespierre et le courant robespierriste imposent avec force sur un terrain apte à l’accueillir parce qu’en manque de sacré. Pour Robespierre, je simplifie abusivement, l’Être suprême est une nécessité, une nécessité de son cœur, dira-t-il, une illusion peut-être, mais qui lui est chère : « les bons et les méchants disparaissent de ce monde, mais ils ne disparaissent pas de la même façon ». Il faut une juste rémunération, suivant leur mérite, dira Robespierre, même s’il n’est pas partisan du dieu vengeur des chrétiens. Selon lui, si cela répond à un besoin fondamental, ce qu’il faut alors, c’est proclamer l’immortalité de l’âme, préfigurée par l’existence de l’Être suprême. La célébration du culte de l’Être suprême sera éphémère, mais l’accueil dans toute la France de la cérémonie du 20 prairial an II demeurera dans les mémoires. Au-delà cette alternative, Raison ou Être suprême, le culte civique continue à se manifester à travers le culte décadaire, que les directoriaux essaient de promouvoir sous le nom de théophilantropie ou religion civique. Là encore, cela peut paraître dérisoire, pourtant c’est au travers de ces expériences qu’est vécu ce que j’appelle un transfert de sacralité qui s’exprime par la symbolique : le panthéon féminin de la Révolution française, le panthéon des valeurs nouvelles (Liberté, Égalité, Nature, Raison...) ,puis dans ces rituels civiques - que les abbés appelaient les impures orgies des saturnales du paganisme - qui disparaissent.

Il y a des succès, il y a aussi des échecs dans la désacralisation. La Révolution française a réussi cette entreprise prométhéenne de faire exploser l’espace, dans les départements, dans le système métrique, et réussi des conquêtes fantastiques, mais elle échoue, parce que l’imprégnation anthropologique, socio-économique et religieuse est beaucoup trop forte : la modification du calendrier républicain demeurera un des très grands rêves de la période.

La quatrième option, la séparation Église-État : nous sommes sous la réaction thermidorienne, disposant de moins de moyens financiers, l’Assemblée décide que la République n’entretient et ne salarie plus aucun culte et, de ce fait, supprime le budget du culte. C’est là une première expérience de la séparation de l’Église et de l’État. Elle connaît de nombreux aménagements, avec le retour de tolérances (réoccupation des églises non aliénées, retour des sonneries des cloches...), retour aussi des religieux et de la fréquentation religieuse. Mais je ne développe pas puisque l’objet de ma conférence est de tenter de comprendre comment la Révolution et la post-Révolution ont appris à imaginer la séparation de l’Église et de l’État.

Quand Bonaparte en 1801 signe les articles du concordat avec le pape, nous voyons apparaître une cinquième référence qui durera quatre-vingts ans. Cet acte concordataire est l’objet d’un compromis étudié. Au premier consul revient la nomination des évêques, le pape leur confère l’institution canonique, leur délègue la charge de nommer les curés, met à leur disposition les églises non vendues. Des concessions mutuelles sont faites, mais pour autant le concordat ne revient pas sur la vente des biens nationaux. Il ne reconstitue pas non plus l’ordre du clergé. Apprécions cela comme des victoires, des acquis totalement irréversibles. A l’inverse, retour à l’ordre ancien, plus question d’élire les desservants. Pourtant la fonctionnarisation demeure. Celle des évêques et des curés salariés de l’État, astreints à un serment de fidélité qui seront, autant que faire se peut, instrumentalisés par le premier consul puis l’empereur au profit de son régime.

On apprécie généralement ce compromis à l’avantage de Bonaparte, qui consolide son pouvoir dans un domaine hautement sensible. La papauté tire bien son épingle du jeu, le catholicisme, hier moribond, est réinstallé. Cet accord signifie la mort du gallicanisme traditionnel ou rénové par la Révolution.

L’HÉRITAGE POLITIQUE

Alors, quel bilan peut-on tirer de la décennie révolutionnaire aux origines du modèle français de séparation de l’Église et de l’État ?

On peut avoir le sentiment d’une succession d’expérimentations contradictoires. La monarchie constitutionnelle apporte la rupture fondamentale : un nouveau système de valeurs qui implique la séparation de la croyance religieuse, renvoyée à la sphère privée, et de la citoyenneté. En même temps, cette monarchie constitutionnelle conserve aux Églises un statut intégré dans l’appareil d’État. L’escalade des années suivantes sera marquée par cette crise majeure du politique et du religieux où s’accentue la désacralisation, qui s’attaque à l’Église comme institution et support de croyance à extirper, en les remplaçant éventuellement par une religion civique. Mais, au lendemain de Thermidor, si la séparation de l’Église et de l’État peut apparaître comme une mesure conjoncturelle, elle n’est pourtant pas l’expédient d’un régime instable. Finalement, même si le concordat de 1801 peut donner l’apparence d’une restauration de la religion, il s’inscrit, pour citer mon ami Agulhon, au rang des « restaurations bien reçues » pour une majorité des Français, sincèrement heureux du retour de la religion à une place éminente, ou simplement fatigués du grand chambardement des années précédentes. Mais ce qu’il faut porter au compte de la Révolution française dans sa globalité, c’est le partage laïque, l’institution de l’état civil, le nouveau statut de la famille avec ses avancées, mais aussi ses butoirs comme par exemple les mésaventures du divorce restreint, mutilé et supprimé. C’est la nouvelle lecture de l’espace et du temps avec un bilan mitigé là aussi. C’est plus largement la désacralisation des mentalités collectives, la mort du roi et non plus la mort de Dieu, l’exercice d’une citoyenneté qui s’apprend, au prix d’une longue souffrance, de pratique politique au sein de la République.

Au fur et à mesure, le modèle français s’est enrichi d’expériences qui marqueront toute une culture politique dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Et c’est dommage que finalement cette expérience fût interrompue par l’arrivée de la Restauration. L’offensive des missions de 1820, ce retour de la cléricalisation où se manifeste une tradition d’opposition et des options politiques fondamentales marquées par cette mémoire. Regardons également cette séquence de 1848 où semble s’opérer la réconciliation du clergé, qui plante les arbres de la Liberté, et d’un peuple qui découvre la République. C’est un rêve fugitif, car dès 1850, c’est la loi Falloux avec le retour des élites conservatrices qui associent religion et éducation. C’est l’époque où Victor Hugo revendique « l’Église chez elle et l’État chez lui ». Dans un discours à la tribune de l’Assemblée, le 15 janvier 1850, il précise : « L’honorable monsieur Guizot l’a dit avant moi, en matière d’enseignement, l’État n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque. Je veux, dis-je, la liberté de l’enseignement sous la surveillance del’État, et je n’admets pour personnifier l’État dans cette surveillance si délicate et si difficile, qui exige le concours de toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans doute aux carrières les plus graves, mais n’ayant aucun intérêt, soit de conscience, soit de politique, distinct de l’unité nationale ( Très bien ! à gauche de l’hémicycle). C’est vous dire que je n’introduis, soit dans le conseil supérieur de surveillance, soit dans les conseils secondaires, ni évêques, ni délégués d’évêques. J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. Je viens de vous dire ce que je voudrais. Maintenant, voici ce que je ne veux pas. Je ne veux pas de la loi qu’on nous apporte. Pourquoi ? Messieurs, cette loi est une arme. Une arme n’est rien par elle-même ; elle n’existe que par la main qui la saisit. Or quelle est la main qui se saisira de cette loi ? Là est toute la question (Mouvements dans l’hémicycle). Messieurs, c’est la main du parti clérical. »

Les camps, bien sûr, sont désormais établis, mais les étapes qui conduiront à la séparation de l’Église et de l’État seront marquées, là encore, d’expériences cruciales et d’événements traumatiques, au même titre que le schisme constitutionnel de la déchristianisation. Après toutes ces lois promulguées dans les années 1880, dont celle de Jules Ferry, vient cette sorte d’embellie, un climat d’apaisement s’instaure du fait d’une meilleure compréhension par l’Église. Or ce climat d’apaisement va très vite exploser avec l’affaire Dreyfus. L’affaire Dreyfus, c’est l’expérimentation de la haine que propagent la religion et ses institutions avec l’aide du journal La Croix et des assomptionnistes. C’est également une expérimentation pour les libres penseurs, les républicains, les francs-maçons, et tous ces fondateurs de la IIIe République pour qui cette intrusion devient insupportable. La loi de 1905, consacrant la séparation de l’Église et de l’État, naîtra dans ce contexte-là.

Galerie


[1Nous publions ici le texte de la conférence de Michel Vovelle prononcé en janvier 2006 dans le cadre du séminaire « Mouvements des religions, mouvements des rapports sociaux » organisé par La Pensée et la fondation Gabriel Péri.la pensée 383 , pages 27 à 33

[2Historien.